CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. FRANCESCO CAPOTORTI,

PRÉSENTÉES LE 8 MAI 1980 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

I. 

La Cour a déjà eu l'occasion cette année, au cours des quelques mois écoulés, de se consacrer à plusieurs reprises à l'examen de questions liées au remboursement de sommes indûment perçues, ou versées, par les autorités des États membres, dans le cadre de la politique agricole commune. Voici deux jours, nous présentions nos conclusions dans l'affaire 130/79, Express Dairy Foods, dans laquelle il était question de la restitution de montants compensatoires monétaires, réclamés par une société qui avait été contrainte de les acquitter sur la base de règlements de la Commission qu'il y a lieu de considérer comme invalides. Le litige qui nous préoccupe aujourd'hui se caractérise par le fait qu'une administration nationale cherche présentement à récupérer les sommes versées durant un certain nombre d'années à deux entreprises, à titre de primes de dénaturation pour le blé tendre, après qu'il eut été constaté que lesdites entreprises ne respectaient pas les conditions requises pour bénéficier des primes. Le précédent le plus proche en la matière est constitué par votre arrêt du 5 mars rendu dans l'affaire 265/78, Ferwerda: dans cette espèce-là également, le problème concret tournait autour de la récupération de sommes indûment versées à une entreprise (à titre de restitution à l'exportation) par un organisme national compétent en matière de politique agricole. Quant au problème de principe, il s'agit toujours, en substance, de savoir s'il échet au droit communautaire, ou au contraire au droit national, de régler les modalités de répétition de l'indu; à cet égard, le point le plus délicat concerne les délais de prescription.

Résumons les faits: le Bundesanstalt für landwirtschaftliche Marktordnung (BALM), Office federal chargé de gérer la politique agricole commune en république fédérale d'Allemagne, a, par décisions des 30 juillet 1976 et 20 janvier 1977, demandé à deux sociétés coopératives, la Lippische Hauptgenossenschaft et la Westfälische Central-Genossenschaft, de restituer les montants encaissés par ces dernières à titre de primes de dénaturation pour des opérations effectuées respectivement au cours de périodes allant de novembre 1968 à février 1974 et de novembre 1968 à juillet 1970. En effet, des vérifications avaient permis d'établir que les deux entreprises n'avaient pas respecté les normes communautaires en ce qui concerne les pourcentages de colorants à employer dans la dénaturation du blé. Il convient également de rappeler à cet égard que l'article 8, paragraphe 1, du règlement, (CEE) no 729/70 du Conseil, du 21 avril 1970, oblige les États membres à prendre «conformément aux dispositions législatives, réglementaires et administratives nationales», les mesures nécessaires pour «prévenir et poursuivre les irrégularités», ainsi que pour «récupérer les sommes perçues à la suite d'irrégularités», à savoir les sommes indûment versées aux entreprises du fait de l'inobservation des règles applicables dans le cadre de la politique agricole commune.

Contre ces ordres de payer, les deux coopératives précitées ont formé un recours devant le Verwaltungsgericht de Francfort-sur-le-Main, en excipant entre autres de l'expiration des délais de prescription quinquennale, qu'elles estiment pouvoir inférer du système du traité. Les intéressées partent de l'idée que, puisque le versement des primes de dénaturation s'opère sur la base des dispositions du droit communautaire, c'est sur la base de ce même droit communautaire que doivent être résolus les problèmes relatifs à l'extinction et à la déchéance du droit à la restitution de primes indûment versées. En l'absence d'une norme communautaire expresse réglant la prescription, les requérantes considèrent qu'on doit pouvoir procéder par analogie et renvoient à l'article 43 du protocole sur le statut de la Cour de justice (CEE), aux termes duquel les actions relatives à la responsabilité non contractuelle de la Communauté se prescrivent par cinq ans à compter de la survenarice du fait qui y donne lieu. Cette règle s'appliquant aux actions des particuliers contre la Communauté, les requérantes en déduisent qu'inversement les actions de la Communauté contre les particuliers se prescrivent dans le même délai. Le Bundesanstalt für landwirtschaftliche Marktordnung a soutenu au contraire que les questions de prescription relèvent des ordres juridiques nationaux et non de l'ordre juridique communautaire.

Par deux ordonnances du 12 juillet 1979, le Verwaltungsgericht de Francfort-sur-le-Main a soumis à la Cour trois questions préjudicielles tendant respectivement à savoir:

a)

si la question du délai pendant lequel il est possible de demander le remboursement des primes de dénaturation doit être appréciée conformément au droit communautaire,

b)

dans l'affirmative, si le droit de répétition est soumis à prescription et, le cas échéant, quel serait le délai de prescription,

c)

s'il existe en droit communautaire un principe selon lequel, après l'expiration du délai de conversation prévu en droit interne pour les relevés relatifs aux dénaturations, le demandeur n'aurait plus la possibilité de se fonder sur des relevés ou autres documents encore disponibles aux fins de prouver l'irrégularité des dénaturations et de demander la restitution des primes versées.

Dans les motifs de l'ordonnance de renvoi, le juge a quo a émis des doutes sur l'applicabilité des dispositions nationales en matière de prescription, eu égard en particulier au fait que la diversité des règles en vigueur dans les différents États membres entraînerait une inégalité de traitement entre les citoyens de la Communauté. En outre, pour éclairer l'objet de la troisième question, la juridiction de renvoi a souligné le fait que la réglementation allemande portant exécution des règlements communautaires relatifs aux primes de dénaturation impose aux entreprises de conserver les documents concernant les opérations de dénaturation pendant une période de sept ans. C'est pourquoi il s'est demandé s'il n'y avait pas lieu à tout le moins d'établir un parallélisme entre le délai précité et celui au cours duquel la restitution des primes indûment versées peut être demandée et il a rappelé à cet égard le principe de protection de la confiance légitime et le principe de proportionnalité reconnus en droit communautaire.

2. 

La réponse à la première question est facilitée par l'arrêt précité rendu par la Cour le 5 mars 1980 dans l'affaire 265/78, Ferwerda. Dans cet arrêt, la Cour a rappelé que le principe général d'égalité joue un rôle dominant dans le système général des dispositions financières du traité (système dont procèdent également les règles «relatives aux conditions auxquelles sont subordonnés l'octroi et la liquidation d'avantages financiers aux opérateurs économiques à charge du budget communautaire»). En conséquence, il ne devrait pas y avoir de discrimination dans les conditions de fond ou de procédure en fonction desquelles, entre autres, les administrations des États membres, agissant pour compte de la Communauté, peuvent faire valoir le droit de répétition pour tout avantage financier irrégulièrement octroyé aux entreprises: ce faisant, l'arrêt Ferwerda a consacré une exigence qui est un corollaire du principe d'égalité. Or, ce même arrêt a dû constater que cette exigence n'a commencé que très récemment à être reconnue par la réglementation communautaire (l'arrêt cite à cet égard les règlements du Conseil ner1430/79 du 2 juillet 1979 et 1697/79 du 24 juillet 1979, devant entrer en vigueur le 1er juillet prochain, applicables respectivement au remboursement des droits à l'importation ou à l'exportation et au recouvrement a posteriori de ces droits, chaque fois que ces derniers n'auraient pas été versé à temps par les entreprises redevables). Ces règlements ne constituent qu'un premier pas vers l'objectif de non-discrimination de traitement dans le domaine présentement en cause; d'autre part, cependant, du fait du caractère nécessairement technique et détaillé de ce type de réglementation, il n'est possible de remédier que partiellement par voie d'interprétation jurisprudentielle à l'absence de dispositions législatives, ce que la Cour a d'ailleurs expressément reconnu. Il s'ensuit que les litiges concernant l'exercice du droit de répétition de sommes versées ou perçues par une administration nationale pour compte des Communautés relèvent de la compétence des juridictions nationales et doivent être tranchées par celles-ci «en application du droit national, dans la mesure où le droit communautaire n'a pas disposé en la matière».

Il y a lieu, selon nous, de confirmer pleinement en l'espèce l'importante prise de position que la Cour vient de manifester dans l'arrêt Ferwerda. Il importe en outre d'avoir présent à l'esprit que ce même arrêt Ferwerda contient une référence à l'article 8 précité du règlement du Conseil ner 729/70 qui, comme il a déjà été remarqué, impose aux Etats membres d'agir aux fins de récupérer les sommes versées au titre des aides communautaires, dès lors qu'ils auraient constaté l'irrégularité du versement. La Cour a considéré que cette règle était d'autant plus significative que l'action en recouvrement s'opère «conformément aux dispositions législatives, réglementaires et administratives nationales». Ce petit membre de phrase implique en effet que les actions en recouvrement de l'indu soient soumises au droit national non seulement en ce qui concerne la procédure mais également en ce qui concerne les modalités ayant un caractère de fond; partant, il est hors de doute que la prescription doit, elle aussi, être régie par les droits des Etats membres. Il n'est d'ailleurs pas surprenant que le droit national se voit reconnaître une telle portée, même si le versement des aides d'incitation dont il s'agit est réglé par l'ordre juridique communautaire: on sait qu'à d'autres occassions également, la Cour a admis dans sa jurisprudence que les normes internes jouent un rôle subsidiaire pour autant que la réglementation communautaire demeure lacunaire (voir par exemple, l'arrêt rendu le 11 juillet 1973 dans l'affaire 3/73, Hessische Mehlindustrie, Recueil 1973, p. 745).

Dans l'arrêt Ferwerda précité, tout comme dans d'autres arrêts récemment rendus en matière de restitution — entre autres, l'arrêt du 27 février 1980 dans l'affaire 68/79, Hans Just, la Cour a en outre précisé que l'application de la législation nationale doit se faire de façon non discriminatoire par rapport aux procédures visant à trancher des litiges du même type, mais purement nationaux, et que les modalités de procédure ne peuvent en tout état de cause aboutir à rendre pratiquement impossible l'exercice des droits conférés par le droit communautaire.

Tout cela démontre clairement que, dans l'état actuel du droit communautaire, les règles relatives à la prescription du droit pour l'administration nationale d'exiger la restitution des primes de dénaturation indûment versées sont tirées du droit national applicable.

La preoccupation exprimée par le Verwaltungsgericht d'éviter des différences de traitement entre citoyens de la Communauté se justifie pleinement. Cependant, la nécessité d'assurer l'égalité de traitement, même reconnue, ne permet pas de suppléer au défaut d'adoption, par le législateur communautaire, d'une règle uniforme en matière de prescription. Cette même juridiction nationale cite, parmi les motifs de son ordonnance de renvoi, l'arrêt rendu par la Cour le 15 juillet 1970 dans l'affaire 41/69 ACF Chemiefarma (Recueil 1970, p. 661). Or, il convient de se rappeler que, pour rejeter l'exception de prescription invoquée par la requérante à propos d'une infraction relevée à son encontre par la Commission, cet arrêt constatait que les textes en vigueur ne prévoyaient aucune prescription dans le domaine spécifique considéré et que, pour remplir sa fonction d'assurer la sécurité juridique, un délai de prescription aurait dû être fixé à l'avance par le législateur communautaire. On en déduit clairement que la Cour ne saurait elle-même fixer un délai de prescription, en l'absence dans le système communautaire, d'une règle générale à cet égard.

3. 

Une fois établi que la prescription du droit, pour les administrations nationales, d'exiger la restitution des primes de dénaturation est réglée par le droit national, la deuxième question devient sans objet.

Quant à la réponse à donner à la troisième question, elle dérive logiquement des considérations développées jusqu'ici. Étant donné que la matière de la répétition des sommes indûment versées par les administrations des Etats membres relève du droit interne tant au regard de la procédure que de la réglementation sur le fond, il appartient à ce même ordre interne de constater l'existence éventuelle d'un principe selon lequel le droit de répétition des primes de dénaturation serait limité, voire exclu, dès lors qu'il serait exercé après l'expiration du délai de conservation prévu pour les relevés relatifs aux opérations de dénaturation et de vérifier si un tel principe est applicable dans des situations telles qu'en l'espèce.

Il y a lieu, d'autre part, de souligner que le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que les demandes de remboursement faites par l'administration soient soumises, dans le droit interne applicable en l'espèce, à des limitations résultant de principes généraux, tels que le respect du principe de bonne foi et la protection de la confiance légitime. Des limitations en ce sens pourraient revêtir de l'importance dans une situation telle que celle exposée en l'espèce par la société Lippische Handelsgenossenschaft, situation qui paraît caractérisée, outre l'expiration du délai imposé pour la conservation des documents relatifs aux opérations de dénaturation, par le fait que ces opérations avaient été contôlées en permanence par un organisme habilité à cet effet (l'Office d'importation et de stockage des céréales et des fourrages) et que ce dernier n'avait jamais soulevé d'objection au sujet des pourcentages de colorants employés. Il s'agit là cependant d'un point sur lequel le juge a quo est seul appelé à se prononcer, de même qu'il revient au juge national d'apprécier le fait invoqué par la société précitée, selon lequel les fourrages dont s'agit auraient effectivement été employés en l'espèce pour l'alimentation animale, en pleine conformité donc avec le but recherché par la prime de dénaturation. Si, dans le droit interne, des éléments de cette nature devaient justifier, à la lumière des principes généraux précités, des limitations au droit pour l'administration de recouvrer les sommes versées en cas d'irrégularités, le droit communautaire, dans son état actuel, ne ferait pas obstacle à l'application de ces limitations: même l'obligation imposée aux États membres à l'article 8 précité du règlement (CEE) ner 729/70 ne pourrait être invoquée comme argument en sens contraire, étant donné que les mesures tendant à la récupération de ces sommes doivent être prises conformément au droit national.

En conclusion, nous proposons donc qu'en réponse aux questions préjudicielles qui lui ont été déférées le 12 juillet 1979 par deux ordonnances du Verwaltungsgericht de Francfort-sur-le-Main, la Cour dise pour droit:

1.

Aussi longtemps que le législateur communautaire s'abstient de fixer un délai de prescription pour la récupération des sommes indûment versées aux entreprises par les administrations des États membres, dans le cadre de l'application de la politique agricole commune, ledit délai demeure régi par les droits nationaux.

2.

Le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que, dans les cadre de litiges pendant devant elles et visant à la récupération de sommes indûment versées à des personnes privées par des administrations nationales dans le cadre de la politique agricole commune, les juridictions nationales appliquent certaines limitations résultant de principes généraux, tels que le respect de la bonne foi ou la protection de la confiance légitime, sous réserve que l'administration concernée ne soit pas soumise, dans l'exercice de son activité pour le compte de la Communauté, à des limitations plus sévères que celles qui lui sont applicables dans l'exercice de son activité normale de droit interne.


( 1 ) Traduit de l'italien.