CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL,
PRÉSENTÉES LE 17 JANVIER 1980 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
La procédure que nous examinons aujourd'hui a pour objet un recours formé par M. Pool, un éleveur anglais de veaux, et qui tend à établir que le taux de conversion de la livre anglaise, dans la mesure où il revêt de l'importance pour le droit agricole commun, a été fixé d'une manière incorrecte et que le requérant a subi de ce fait un préjudice lors de la vente de ses produits.
Aux fins de la compréhension du recours, nous exposons brièvement les remarques préliminaires suivantes:
Les activités de M. Pool relèvent du domaine de l'organisation commune des marchés dans le secteur de la viande bovine (règlement CEE no 805/68 du Conseil du 27 juin 1968, JO no L 148 du 28 juin 1968, p. 24). Aux termes de l'article 3 de ce règlement, un prix d'orientation est fixé pour chaque campagne pour les veaux et les gros bovins. Il revêt de l'importance — nous pouvons négliger les détails — pour les mesures d'intervention communautaires (aides au stockage privé, achats par les organismes d'intervention, octroi de primes). Par ailleurs, il joue un rôle lors du calcul des prélèvements perçus sur les importations des pays tiers (voir le règlement. no 425/77, JO no L 61 du 5 mars 1977, p. 1). En conséquence, on peut dire que le prix du marché en vigueur à l'intérieur de la Communauté est influencé par le prix d'orientation.
Le prix d'orientation est fixé en unités de compte qui, étant donné qu'elles ne constituent pas un moyen de paiement, doivent être converties en monnaie nationale. A cet égard — et nous pouvons ici également passer sur les détails parce que les problèmes monétaires du marché commun agricole sont familiers à la Cour du fait de nombreuses autres procédures —, le règlement no 129/62 du Conseil «relatif à la valeur de l'unité de compte et aux taux de change à appliquer dans le cadre de la politique agricole commune» (JO 1962, p. 2553), qui a été modifié à plusieurs reprises, notamment par les règlements no 653/68 (JO no L 123 du 31 mai 1968, p. 4) et no 2543/73 (JO no L 263 du 19 septembre 1973, p. 1), revêt une importance fondamentale. L'article 1 de ce règlement définit la valeur de l'unité de compte qui joue un rôle dans les dispositions relatives à la politique agricole commune et détermine quand et comment la valeur de l'unité de compte peut être modifiée. L'article 2 régit les modalités de la conversion d'une monnaie dans une autre, des sommes qui revêtent de l'importance dans les dispositions relatives à la politique agricole commune. Cela doit en principe s'effectuer sur la base des parités déclarées auprès du Fonds monétaire international; mais lorsque le taux de change effectif varie par rapport au taux correspondant à la parité déclarée auprès du Fonds monétaire international et que l'application des dispositions de la politique agricole se trouve ainsi menacée, cette disposition prévoit également la possibilité d'utiliser temporairement les taux de change constatés sur le ou les marchés de change les plus représentatifs. L'article 3 du règlement no 129 prévoit, en outre, dans la version que lui a donnée le règlement no 2543/73 que, lorsque des «pratiques monétaires de caractère exceptionnel sont de nature à mettre en danger l'application des actes ou dispositions visées à l'article premier», le Conseil, statuant sur proposition de la Commission à la majorité qualifiée, ou la Commission, dans le cadre des pouvoirs dont elle dispose en vertu de ces actes ou dispositions, peuvent, après consultation du comité monétaire — consultation qui, en cas d'urgence, peut être effectuée a posteriori —, prendre des mesures dérogatoires à ce règlement. Quelques exemples de «pratiques monétaires de caractère exceptionnel» sont cités, en particulier celui dans lequel un État membre du Fonds monétaire international permet à l'intérieur du pays des variations de la valeur de sa monnaie dans les limites plus larges que celles prévues en vertu des règles de cette institution, ou l'hypothèse dans laquelle un pays a recours à des techniques de change anormales telles que les taux fluctuants ou les taux de change multiples.
En conséquence, la conversion en monnaies nationales a été effectuée, à l'origine, sur la base des parités déclarées auprès du Fonds monétaire international. Les perturbations bien connues qui ont affecté le secteur monétaire, notamment à partir de 1971, lorsque le système de Bretton Woods a été abandonné, ont ensuite nécessité l'introduction des montants compensatoires monétaires par le règlement no 974/71 (JO no L 106 du 12 mai 1971, p. 1) qui a été modifié à plusieurs reprises, surtout par les règlements no 2746/72 (JO no L 148 du 28 décembre 1972, p. 148), no 509/73 (JO no L 50 du 23 février 1973, p. 1) et no 1112/73 (JO no L 114 du 30 avril 1973, p. 4). En 1973, lors de l'adhésion des trois nouveaux États membres, parce que l'on voulait, à cet égard, éviter d'ajouter des montants compensatoires monétaires aux montants compensatoires adhésion, on an, pour la première fois, fixé par dérogation à l'article 2 du règlement no 129 des taux de conversion spécifiques qui correspondaient dans le cas de l'Irlande et du Royaume-Uni aux taux représentatifs des monnaies de ces deux Etats membres (règlement no 222/73, JO no L 27 du 1er février 1973, p. 4). Si, dans un premier temps, ces taux de conversion ont été uniformes pour le Royaume-Uni et l'Irlande, cette correspondance a cependant été abandonnée avec effet au 7 octobre 1974 par le règlement no 2498/74 (JO no L 268 du 3 octobre 1974, p. 6) et, par la suite également, on en est resté là, de façon variable.
En ce qui concerne les États membres originaires, on a commencé, en 1973, par fixer des taux de conversion particuliers pour le florin et la lire (règlements no 2544/73, JO no L 263 du 19 septembre 1973, p. 2, et no 2958/73, JO no L 303 du 1er novembre 1973, p. 1). Par la suite, cette réglementation a été généralisée et depuis le règlement no 475/75 (JO no L 52 du 28 février 1975, p. 28) des taux représentatifs s'appliquent comme taux de conversion pour tous les États membres.
M. Pool, le requérant dans la présente procédure, estime que le Conseil aurait fixé ces taux de conversion d'une manière incorrecte. Il critique surtout le fait qu'en dépit de l'espace monétaire uniforme existant jusqu'au début de 1979 pour le Royaume-Uni et l'Irlande, on ait fixé des taux représentatifs de niveaux différents, et ce en partant d'une dévaluation plus forte en ce qui concerne la livre irlandaise. Il en résulterait que les producteurs au Royaume-Uni réalisent, en monnaie nationale, des bénéfices inférieurs à ceux qu'obtiennent les producteurs dans les autres États membres, et en particulier également en Irlande. Cela serait incompatible avec les principes de base du marché commun et, en particulier, avec l'interdiction de discrimination de l'article 40. C'est la raison pour laquelle le requérant a engagé contre le Conseil une action en réparation du préjudice qui lui a été causé de ce fait. A cet égard, il calcule le préjudice en partant, également pour le marché anglais et pour les ventes qu'il y a effectuées et parce qu'il considère le taux représentatif de la livre irlandaise comme plus proche de la réalité, de ce taux de conversion plus avantageux pour les producteurs. Négligeant la période du 7 octobre 1974 au 10 octobre 1976, au cours de laquelle l'écart entre les taux de conversion était inférieur à 10 %, il aboutit ainsi pour la période du 11 octobre 1976 au mois de février 1979 à un préjudice de 9504 livres. Il conclut à ce que le Conseil soit condamné, en application des articles 178 et 215, paragraphe 2, du traité CEE, au paiement de cette somme.
Le Conseil conclut, au contraire, au rejet du recours.
A notre avis, ce litige appelle les réflexions suivantes:
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Les erreurs invoquées par le requérant — fixation incorrecte de ce qu'il est convenu d'appeler la livre verte pour le Royaume-Uni — seraient inhérentes à des actes contenus dans une série de règlements qu'il n'est pas nécessaire d'énumérer ici en détail. Il s'agit, à cet égard, indubitablement de véritables mesures normatives parce qu'elles ont revêtu chaque fois de l'importance pour un nombre indéterminé d'opérations et d'intéressés. Ainsi qu'on nous l'a exposé, les fixations contestées ont été effectuées sur la base de l'article 3 du règlement no 129 précité. Selon cette disposition, la condition déterminante est que des pratiques monétaires de caractère exceptionnel soient de nature à mettre en danger l'application d'actes au sens de l'article 1 du règlement no 129, c'est-à-dire d'actes concernant la politique agricole commune. Les mesures éventuelles ne sont pas précisées dans la disposition précitée mais seulement définies par la formule générale «mesures dérogatoires». Au regard du contexte de ces dispositions, il est cependant clair qu'elles doivent avoir pour but de s'opposer au danger constaté, c'est-à-dire d'agir dans le sens d'une réalisation satisfaisante de la politique agricole commune. Cela suppose un pouvoir d'appréciation très large tel que l'exigent en règle générale les actes concernant la mise en oeuvre de la politique agricole commune. Lorsqu'une action en responsabilité administrative est engagée dans une telle situation de fait — actes normatifs ayant une incidence sur le plan de la politique économique, arrêtés sur la base d'un large pouvoir d'appréciation —, la simple illégalité n'est à cet égard en aucun cas suffisante comme condition fondamentale mais, ainsi qu'une jurisprudence constante l'a clairement montré entretemps, il est nécessaire de démontrer l'existence «d'une violation suffisamment caractérisée d'une règle supérieure de droit protégeant les particuliers» (voir, par exemple, l'arrêt rendu le 2 décembre 1971 dans l'affaire 5/71 Aktien-Zuckerfabrik Schöppenstedt/Conseil Recueil 1971, p. 985). En outre, cette formule a été progressivement précisée. En principe, il a été souligné qu'une responsabilité fondée sur des dispositions ayant une incidence sur le plan de la politique économique, n'entre en ligne de compte qu'à titre exceptionnel et dans des circonstances particulières. Il est nécessaire — cela a été mis en évidence dans l'arrêt rendu récemment dans les affaires 83 et 94/76 (arrêt rendu le 25 mai 1978, Bayerische HNL Vermehrungsbetriebe GmbH & Co.KG et autres/Conseil et Commission, Recueil 1978, p. 1209) — que, dans le cas d'un large pouvoir discrétionnaire, les limites qui s'imposent à ce pouvoir aient été méconnues d'une manière manifeste et grave. A cet égard, la constatation d'une charge manifestement inégale au sens d'une violation de l'interdiction de discrimination ne suffit pas non plus, comme l'a clairement montré l'arrêt rendu récemment dans les affaires 116, 124 et 143/77 (arrêt du 5 décembre 1979, G. R. Amylum N. V. et autres Conseil et Commission). A la suite des conclusions que nous avons présentées dans ces affaires — elles soulignaient qu'il y avait lieu de tenir compte de toutes les circonstances d'un cas et pas seulement d'un aspect tel que celui de la discrimination, et qu'il était nécessaire de constater un exercice abusif du pouvoir discrétionnaire qui confine à l'arbitraire, c'est-à-dire l'absence totale de considérations objectives —, la Cour a également exigé dans l'arrêt précité que soient établies des erreurs d'une gravité telle que l'acte attaqué confine à l'arbitraire, et elle a exclu cette hypothèse dans le cas précité, notamment au regard de considérations caractéristiques de politique agricole. Il y a donc lieu de partir également de tels principes aux fins de l'appréciation de l'espèce présente. |
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A l'appui de son action, le requérant a invoqué une série de violations du droit que le Conseil aurait commises.
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3. |
En conséquence, si nous concentrons l'analyse sur le grief de la discrimination dont auraient été victimes les producteurs britanniques par rapport aux producteurs irlandais du fait de la fixation différenciée du taux de conversion de la livre verte, il faut d'abord rappeler que le requérant soutient à l'appui de ce grief que, d'une part, les deux pays auraient constitué, au cours de la période en cause, un espace monétaire uniforme et, d'autre part, les producteurs agricoles qui exerçaient leur profession dans ces pays se seraient trouvés dans une situation exactement identique au regard de l'augmentation des coûts causée par la dévaluation de la livre. Le calcul différencié du taux de conversion pour la livre verte, qui a une incidence directe sur le niveau des revenus et aboutit à des distorsions de concurrence, ne saurait donc en aucun cas être justifié. Le Conseil estime, au contraire, qu'une différenciation était justifiée par des raisons objectives qui excluent à tout le moins le grief selon lequel il aurait arrêté des mesures arbitraires. Étant donné qu'il s'agit d'actes adoptés dans le cadre de la politique agricole commune, il y aurait eu lieu de tenir compte des objectifs visés à l'article 39. Cela pourrait se faire à des degrés divers, c'est-à-dire qu'il serait possible — comme la jurisprudence l'a déjà souligné à plusieurs reprises — d'accorder provisoirement la priorité à l'un ou l'autre objectif, la situation économique générale devant à cet égard également être prise en considération. Mais étant donné que l'agriculture et, en particulier, la production de viande bovine joueraient un rôle très différent au Royaume-Uni et en Irlande, il y aurait lieu de considérer comme admissible que, lors de la fixation des taux de conversion, on ait davantage tenu compte, en ce qui concerne l'Irlande, d'une formation satisfaisante du revenu du producteur agricole et, au Royaume-Uni, d'une formation appropriée des prix à la consommation. Le requérant, en revanche, rétorque à ce sujet que le nécessaire équilibre des intérêts évoqué — revenu du producteur, d'une part, et prix à la consommation, d'autre part — ne saurait être recherché que lors de la fixation des prix communs en unités de compte; par contre, il ne serait pas permis de tenir compte, en outre, de particularités territoriales lors de leur conversion en monnaies nationales. Autrement, c'est-à-dire si l'on tenait effectivement compte de la situation économique d'un pays et, partant, de sa politique économique nationale, on permettrait des distorsions et on aboutirait à des résultats incompatibles avec les principes de l'article 40 — une politique des prix fondée sur des critères communs et sur des méthodes de calcul uniformes. Mais à supposer que l'on considère le raisonnement suivi par le Conseil comme n'étant pas inadmissible a priori, il y aurait lieu de tenir compte dans l'espèce présente, d'une part, de ce que les circonstances évoquées ont existé depuis toujours, alors que des taux de conversion divergents ne sont apparus qu'à partir d'une certaine date et à des degrés très divers, ce qui a eu pour conséquence que les prix agricoles au Royaume-Uni et en Irlande ont présenté au cours de la campagne 1976-1977 une différence de 15 %, au cours de l'année suivante une différence de 18 % et même une différence de 20 % au cours de la campagne 1978-1979. D'autre part, il faudrait à tout le moins exiger et établir que les écarts éventuels correspondent exactement à ce qui devrait être considéré comme indispensable au regard des facteurs à prendre en considération (par exemple, le volume de production différent).
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4. |
Nos conclusions peuvent être résumées comme suit: bien qu'on ne puisse pas dissimuler un sentiment de malaise et que certaines réserves soient justifiées, qu'on ne saurait, de ce fait, ni trop approuver les efforts déployés par la Commission pour parvenir à des solutions plus appropriées au marché commun ni, dans le même esprit, trop exhorter le Conseil à ne pas ignorer de telles incitations dans l'intérêt de la sauvegarde d'un véritable marché commun, force est néanmoins de conclure dans l'espèce présente que les conditions particulièrement strictes auxquelles la jurisprudence subordonne l'ouverture d'une action en responsabilité du fait d'actes normatifs illégaux, ne sont pas remplies. Étant donné qu'il résulte de ce qui précède qu'une violation suffisamment caractérisée d'une règle supérieure de droit protégeant les particuliers fait défaut, il n'y a pas lieu de consacrer d'autres observations à l'étendue du prétendu préjudice et aux problèmes du ien de causalité. |
5. |
En conséquence, nous proposons de rejeter le recours comme non fondé. Quant aux dépens, il nous semble toutefois opportun de tenir compte du fait qu'il s'agit d'une matière particulièrement complexe qui pouvait à juste titre susciter des doutes; il conviendrait donc de compenser les dépens en application de l'article 69, paragraphe 3, alinéa 1, du règlement de procédure. |
( 1 ) Traduit de l'allemand.