CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. HENRI MAYRAS,

PRÉSENTÉES LE 13 DÉCEMBRE 1979

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

I —

Pour respecter les engagements auxquels elle a souscrit dans le cadre du GATT, la Communauté ouvré, vers la fin de chaque année, un contingent communautaire de viande bovine congelée au droit de 20 %.

Depuis l'année 1975, le volume global de ce contingent en viande désossée est de 38500 tonnes; il est subdivisé en deux parties, l'une de 22000 tonnes, l'autre de 16500 tonnes. Historiquement, ces 16500 tonnes correspondent à un contingent tarifaire supplémentaire ouvert de manière autonome par la Communauté à l'Argentine depuis 1971.

Le maintien de cette scission du contingent vise à permettre l'application à la deuxième fraction du régime de montants compensatoires institué en relation avec les fluctuations des cours de change, car il n'est pas possible d'appliquer ce régime aux 22000 tonnes qui ont fait l'objet d'un droit consolidé dans le cadre du GATT.

Comme il existe dans la Communauté d'importantes quantités de viande bovine congelée inutilisée, il importe cependant que la Commission ainsi que les autorités nationales appliquent un contrôle rigoureux des importations afin d'éviter des perturbations du marché communautaire de la viande bovine et de n'autoriser que les importations justifiées par des besoins immédiats. Un aspect important ne doit pas non plus être négligé: l'ouverture de ce contingent doit permettre de lutter contre la hausse des prix par un accroissement de l'offre.

Pour l'année 1978, le règlement no 2861/77 du 19 décembre 1977 du Conseil a réparti la totalité du volume de ce contingent entre les États membres.

C'est ainsi que l'article 2 de ce règlement a attribué à l'Italie un contingent global de 11050 tonnes.

Il était prévu (article 6) que, pour le cas où les quantités attribuées à chaque État membre n'auraient pas été épuisées au 1er octobre 1978, le Conseil procéderait, le cas échéant, à une nouvelle répartition, mais celui-ci n'a pas eu à adopter pareille mesure.

II —

C'est du mode de gestion de ce contingent par l'Italie qu'il s'agit dans la présente affaire, en particulier du système de «prérépartition» mis sur pied par les autorités de ce pays.

En application de l'article 3 du règlement no 2861/77, le ministère italien du commerce extérieur a, par décret du 20 mai 1978, fixé les règles de «gestion» de ce contingent en s'inspirant ouvertement de deux considérations: éviter un émiettement excessif et rendre fonctionnel l'accès à ce contingent.

Aux termes de ce décret,

le ministère de la défense se voyait attribuer 10 % du volume total (soit 1105 tonnes), sur la base des certificats d'importation délivrés au titre du contingent GATT de l'année 1977,

les organismes communaux de consommation, 10 % également, sur la même base,

les 80 % restants (8840 tonnes) étant attribués aux entreprises commerciales et industrielles du secteur.

Ces 80 % étaient eux-mêmes répartis de la manière suivante:

10 %, sur un pied d'égalité, à toutes les entreprises admises à la répartition,

30 %, sur la base de la taxe sur la valeur ajoutée acquittée en 1977 sur les importations en provenance de pays tiers,

60 %, enfin, sur la base des quantités importées des pays tiers en 1977, une majoration de 10 % étant accordée aux entreprises industrielles.

A la suite d'interventions catégorielles, le ministère du commerce extérieur a, par décret du 22 juin 1978, estimé opportun de procéder à une nouvelle répartition du contingent en. tenant compte de «certaines demandes formulées par les personnes se livrant à la vente au détail de viandes bovines congelées».

Tout en maintenant les parts attribuées au ministère de la défense et aux organismes communaux de consommation, ce texte a attribué les 80 % restants (8840 tonnes) aux entreprises commerciales et industrielles ainsi qu'aux opérateurs pratiquant la vente au détail. Ces 80 % étaient subdivisés de la manière suivante:

30 %, sur un pied d'égalité, à toutes les catégories admises à la répartition,

10 %, sur la base de la taxe sur la valeur ajoutée acquittée à l'occasion d'importations de viande bovine congelée en provenance de pays tiers en 1977,

50 %, sur la base des quantités de viande bovine congelée importée des pays tiers en 1977, que ce fût ou non dans le cadre du régime contingentaire GATT,

10 %, enfin, sur la base des achats de viande bovine congelée effectués auprès de l'AIMA (office d'intervention italien) au titre du règlement no 2453/76 du 5 octobre 1976 du Conseil, relatif au transfert à cet organisme de viande bovine congelée d'intervention détenue dans d'autres États membres.

Certaines entreprises commerciales et industrielles, dont la firme Grosoli, ont alors attaqué devant le tribunal administratif régional du Latium le décret de juin 1978 et c'est ainsi que cette juridiction vous a saisis, en substance, du problème de savoir si le régime institué en Italie respecte le principe de la liberté d'accès au contingent.

Rappelons, s'il en était besoin, que vous n'êtes pas saisis d'une procédure de manquement et qu'il ne vous appartient donc pas d'apprécier la légalité du décret ministériel italien: il s'agit simplement d'interpréter la réglementation communautaire.

III —

En l'absence de toute indication du Conseil, auteur de l'acte à interpréter, les points suivants nous paraissent établis:

1)

A l'instar des règlements antérieurs et postérieurs similaires, un considérant du texte qui vous est soumis indique qu'il s'agit d'un contingent tarifaire d'un volume relativement peu élevé et qu'il «paraît possible, sans déroger pour autant à sa nature communautaire, de prévoir, en l'occurrence, un système d'utilisation fondé sur une seule répartition entre les États membres». Cette motivation paraît viser le rejet des propositions de la Commission qui, systématiquement, prévoyaient (et continuent de prévoir) une nouvelle subdivision en deux parties des deux tranches initiales de 22000 et 16500 tonnes en vue de constituer une réserve.

2)

Bien que ne constituant pas une nouveauté, un autre considérant nous paraît revêtir une importance fondamentale: «il semble également indiqué de laisser à chaque État membre le choix du système de gestion de ses quotes-parts». Étant donné que le règlement, suivant son intitulé, porte «ouverture, répartition et mode de gestion» du contingent en cause, il en résulte que les autorités communautaires ont épuisé leurs pouvoirs en arrêtant les dispositions en cause et que, pour le reste, le choix des modalités pratiques est laissé à chaque État membre, sous réserve de l'«accès égal et continu de tous les opérateurs intéressés».

Ceci se justifie parfaitement: il s'agit d'un contingent d'un volume peu élevé et on ne voit guère (sous réserve que la répartition de la quote-part ainsi attribuée à chaque État membre n'équivaille pas en pratique à l'exclusion d'une catégorie d'intéressés) en quoi le recours à tel ou tel système de gestion pourrait influencer sensiblement la libre circulation des marchandises ou le fonctionnement de l'organisation commune de marché dans le secteur de la viande bovine.

3)

En revanche, on trouve dans le règlement en cause une novation par rapport au texte des règlements précédents. L'article 3 parle des «opérateurs» intéressés, établis sur le territoire des États membres, alors que les textes antérieurs (notamment, le règlement no 3167/76 du 21 décembre 1976) parlaient d' importateurs.

Naturellement, les requérantes au principal, soutenues, dans une certaine mesure, par la Commission, minimisent la portée de l'emploi de ce terme.

Elle ne nous semble pourtant pas pouvoir être ignorée.

Dans sa réponse du 23 mars 1978 à une question écrite du 31 janvier 1978, la Commission expose elle-même que cette notion n'a, en principe, pas de limite. De ce point de vue, il nous paraît impossible de soutenir, avec les requérantes au principal, qu'elle ne s'identifie qu'avec celle d'«opérateurs se livrant habituellement et à titre professionnel à l'importation»; le Conseil a délibérément employé un terme différent.

D'ailleurs, les organisations communales de consommateurs ainsi que les détaillants (au besoin, groupés en coopératives constituées en vue de procéder à des achats en commun) avaient, par le passé déjà, participé aux opérations de répartition organisées par l'AIMAet avaient procédé ou fait procéder au dédouanement de viande bovine congelée pour mise à la consommation en Italie.

En ce qui concerne ces derniers, il faut noter que, par règlement no 2793/76 de la Commission du 18 novembre 1976, pris sur la base du règlement du Conseil no 2453/76 du 5 octobre 1976, cette catégorie d'opérateurs avait été admise à l'achat de certaines viandes bovines congelées mises à la disposition de l'organisme d'intervention italien, à condition, entre autres, qu'ils fussent autorisés à cette activité et que la viande ainsi acquise fût destinée à la consommation directe en Italie.

Quant au ministère de la défense, nous observerons que la Commission elle-même considère, dans son règlement no 732/78 du 11 avril 1978, que la vente aux forces armées et aux unités assimilées de viande bovine détenue par les organismes d'intervention constitue l'une des mesures susceptibles de favoriser l'écoulement de cette viande.

L'expression «tous les opérateurs intéressés» doit donc être entendue dans le sens de la liberté, pour tout opérateur (importateur direct, détaillant, groupement de consommateurs), d'avoir accès au contingent, ce qui est conforme à l'égalité de traitement de tous les ressortissants communautaires qui ne sont pas seulement les «importateurs traditionnels». Si, en particulier, la catégorie que constituent les détaillants n'avait pas été prise en considération, le principe du libre accès de tous les opérateurs n'aurait pas été respecté.

Bien entendu, un État membre ne saurait arrêter une réglementation dont l'effet pratique serait de réserver arbitrairement une partie notable du contingent à une catégorie déterminée d'opérateurs au détriment d'autres catégories, ni interdire complètement l'utilisation de la viande congelée importée dans le cadre du contingent à certaines fins (par exemple, la transformation industrielle, cas sur lequel vous avez eu à statuer par votre arrêt Grosoli du 12. février 1973, Recueil 1973, p. 1555), mais il ne lui est pas interdit d'aménager l'accès au contingent en fonction de l'évolution réelle du marché et d'après les perspectives économiques pour l'année contingentaire envisagée.

Le règlement no 3063/78 du Conseil du 18 décembre 1978, relatif à l'année contingentaire 1979, que vous aurez prochainemant à interpréter dans le cadre d'une autre procédure préjudicielle, traduit encore plus nettement cet objectif en ajoutant, dans un considérant, qu'«il semble également indiqué de laisser à chaque État membre le choix du système de gestion de ses quotes-parts, de manière à assurer une répartition qui soit appropriée d'un point de vue économique».

Le système adopté par les autorités italiennes pour gérer le contingent 1979 est, à peu de chose près, identique à celui de l'année 1978 et la Commission n'a jamais estimé, du moins jusqu'à la phase orale de la présente procédure, qu'il n'était pas conforme au principe de la liberté d'accès.

IV —

Si vous considérez, comme nous vous le proposons, qu'avant même l'année 1979 chaque État membre restait libre de choisir le caractère approprié, d'un point de vue économique, du système de gestion de sa quote-part, il est évident que les modalités pratiques de cette gestion pouvaient, dans certaines limites, varier selon les États membres.

Le système retenu par les autorités italiennes se base, en premier lieu, sur une «prérépartition». Cette modalité a été expressément admise par la Commission dans sa réponse du 26 mai 1971 à une question écrite tlu 17 mars 1971 (où elle reconnaissait qu'il n'existait pas de système pleinement communautaire de gestion des contingents) et dans sa réponse du 23 mars 1978 précitée.

Elle a pour but d'éviter un émiettement excessif qui ne manquerait pas de se produire, au moins en Italie, par le recours à l'imputation au fur et à mesure que les importations sont présentées en douane sous le couvert de déclaration de mise à la consommation, compte tenu du volume relativement peu élevé du contingent et du caractère artificiel de certaines demandes. Pour le reste, le gouvernement italien, comme d'ailleurs ceux des autres États membres, procède à une répartition entre les utilisateurs qui se font connaître avant une certaine date sur la base des antériorités d'importation.

Enfin, cette répartition se fonde également sur le souci d'exercer une influence modératrice sur les prix. On peut, certes, avoir des conceptions divergentes sur l'opportunité de ces considérations, mais elles relèvent en définitive de l'appréciation discrétionnaire de chaque État membre.

A cet égard, il nous semble que le règlement en cause — et plus nettement encore le règlement no 3063/78 — a élargi le cadre du pouvoir de gestion délégué aux États membres, ou, si l'on préfère, que les pouvoirs que les États membres détenaient à titre originaire ont été rétablis par ce texte.

Les objectifs de politique économique poursuivis par le gouvernement italien sont également pris en considération par la Communauté. Pour décider du transfert à l'AIMA de viande bovine congelée détenue par les organismes d'intervention des autres États membres, le Conseil a retenu, dans son règlement no 2453/76, que la situation économique de l'Italie était caractérisée, à l'époque, par un taux d'inflation très élevé et que la viande ainsi transférée était destinée à être écoulée sur le marché italien, déficitaire en ce produit, afin de contribuer à une certaine stabilisation des prix à la consommation.

Naturellement, on pourrait se demander, au cas où telle serait bien l'interprétation qu'il convient de donner à l'article 3 du règlement, si la liberté d'appréciation ainsi laissée à chaque État membre est conforme au traité et au droit communautaire, et donc si le règlement du Conseil ne «déroge pas à la nature communautaire du contingent tarifaire», bien qu'il s'en défende. Personne n'ayant toutefois élevé de doute sur ce point, nous n'entrerons pas dans cette discussion en l'absence de prise de position du Conseil.

Nous concluons à ce que vous répondiez comme suit aux questions posées:

Une réglementation nationale prise en application du règlement (CEE) no 2861/77, dont la conséquence est qu'une partie du contingent est rendue accessible à une catégorie d'opérateurs, jusqu'alors exclue, important au titre du régime prévu dans le cadre du réglement (CEE) no 2453/76, n'est pas incompatible avec le principe du libre accès aux contingents nationaux que les Etats membres doivent garantir à tous les opérateurs intéressés établis sur leur territoire, ni avec toute autre disposition du traité ou toute autre prescription ou principe juridique communautaire contraignant.