CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. GERHARD REISCHL,
PRÉSENTÉES LE 11 OCTOBRE 1978 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Permettez-moi de faire au préalable les remarques suivantes sur les faits du litige dont nous avons à connaître aujourd'hui.
Depuis le 31 juillet 1970, la requérante, l'Agence européenne d'intérims SA (AEI), société de droit belge, avait mis à la disposition de la Commission, à Bruxelles, du «personnel intérimaire», en exécution de contrats-cadres. Ayant décidé en novembre 1976 de ne plus reconduire au-delà du 19 mars 1977, date de son expiration, le contrat la liant à la requérante, la défenderesse a organisé le 7 décembre 1976 un appel d'offres restreint au sens de l'article 59, paragraphe 2, du règlement financier du 25 avril 1973 (JO no L 116 du 1er mai 1973, p. 1), dont le libellé est le suivant:
«Le marche sur appel d'offres est le marché conclu entre les parties contractantes à la suite d'un appel à la concurrence. Dans ce cas, peut être choisie librement l'offre jugée la plus intéressante, compte tenu du prix des prestations, du coût d'utilisation qu'elles impliquent, de leur valeur technique et de leur délai d'exécution, ainsi que des garanties professionnelles et financières présentées par chacun des candidats.
L'appel d'offres est dit public ou ouvert lorsqu'il comporte un appel général à la concurrence; il est dit restreint lorsqu'il ne s'adresse qu'aux candidats qu'il a été décidé de consulter en raison de leurs qualifications particulières.»
La requérante a également été invitée à part à cette procédure d'appel d'offres. En ce qui concerne le contenu et le texte de l'appel d'offres ainsi que la procédure à observer, la défenderesse avait demandé préalablement l'avis non obligatoire de la commission consultative des achats et des marchés.
La requérante a déposé son offre avec 18 autres soumissionnaires. Ainsi que le prévoit l'article 62 du règlement financier, les offres ont été soumises à l'avis de la commission consultative des achats et des marchés. Le 25 février 1977, cette dernière s'est déclarée favorable à la conclusion, avec l'entreprise Randstad SA, d'un contrat de mise à disposition de personnel intérimaire, se fondant pour cela non seulement sur les prix qui, à son avis et compte tenu de toutes les circonstances, étaient plus avantageux, mais en invoquant également le fait que, comparés aux traitements payés par la Commission, les salaires réellement versés au personnel étaient parmi les plus élevés, que le personnel que l'entreprise Randstad avait occasionnellement mis jusqu'à présent à la disposition de la Commission avait toujours répondu entièrement aux exigences requises et que cette entreprise avait toujours mérité la confiance mise en elle.
Sur ce, la défenderesse a attribué l'adjudication à l'entreprise Randstad SA et a fait savoir aux autres soumissionnaires, au nombre desquels figurait également la requérante, que leur offre n'avait pas été retenue. Durant la période qui s'ensuivit, la majorité des intérimaires de la requérante a proposé ses services à l'entreprise Randstad SA qui les a d'ailleurs effectivement engagés.
Motif pris de ce que la Commission n'avait pas régulièrement motivé la décision de rejet de l'offre de la requérante, qu'elle avait de surcroît violé les dispositions du règlement financier et celles du règlement d'exécution, qu'elle avait enfin commis un détournement de pouvoir dans la mesure où, en attribuant l'adjudication, elle avait favorisé l'entreprise Randstad SA sur la base de considérations étrangères à la question, l'Agence européenne d'intérims a demandé, par recours déposé le 3 mai 1977, l'annulation de la décision de rejet de son offre ainsi que la condamnation de la Commission au versement de dommages et intérêts à concurrence de 26600000 francs belges.
La Commission sollicite le rejet du recours, arguant de ce que l'adjudication a été attribuée au cours d'une procédure régulière de passation de marché, dans le respect des dispositions concernées et en application de son pouvoir d'appréciation, conformément à ses obligations.
L'entreprise Randstad SA s'est constituée partie intervenante à la procédure, aux côtés de la défenderesse.
A — Recevabilité du recours
Déjà dans son mémoire en défense, la défenderesse n'a expressément pas mis en cause la recevabilité du recours tendant, d'une part, à l'annulation d'une décision arrêtée par la Commission dans une procédure de conclusion d'un marché public et, d'autre part, à la condamnation de la Commission au versement de dommages-intérêts. Or, comme à la demande expresse de la Cour la recevabilité du recours a été à nouveau évoquée durant l'audience publique du 15 juin 1978, nous désirerions examiner en détail cette question, même si les deux parties y ont donné une réponse positive.
I — |
En ce qui concerne la possibilité de demander l'annulation de mesures prises dans le cadre de la passation de marchés publics, tous les États membres ne connaissent pas la possibilité d'attaquer ces actes devant les tribunaux. Alors que, dans certains États membres, comme la république fédérale d'Allemagne et les Pays-Bas, on ne dispose d'aucune voie de recours contre de telles mesures, plusieurs autres États, à savoir la France, la Belgique, le Luxembourg et l'Italie, autorisent le contrôle par les tribunaux de certaines décisions adoptées dans le cadre d'une procédure de passation de marchés publics. Il est vrai que toutes les mesures quelles qu'elles soient n'y sont pas attaquables, mais uniquement des décisions déterminées prises à l'occasion de la préparation de la passation du marché (choix du type de passation, sélection des soumissionnaires) ainsi que lors de l'attribution de l'adjudication, c'est-à-dire la décision de passation du marché elle-même (voir sur ce point en détail Schmitz, Das Recht der öffentlichen Aufträge im Gemeinsamen Markt, 1972, p. 152 et suiv.). Dans les dispositions de droit communautaire relatives à la passation des marchés publics par des institutions de la Communauté, dispositions qui, pour partie, s'inspirent très étroitement du droit français — c'est ainsi, par exemple, que l'article 59, paragraphe 2, du règlement financier de 1973, applicable dans la présente affaire, correspond presque textuellement à l'article 97, paragraphe 1, du Code français des marchés publics de 1964 —, la question du recours devant les tribunaux n'est pas réglée d'une façon expresse. Il est exact que dans l'affaire 23/76, dans laquelle un soumissionnaire évincé avait attaqué le rejet de son offre et l'attribution de l'adjudication à un cocandidat, la Cour de justice a examiné le fond de la demande en annulation en question, y répondant par la négative, sans prendre toutefois une position explicite sur la recevabilité du recours en annulation (arrêt du 7 décembre 1976, affaire Pellegrini, Recueil 1976, p. 1807). Toutefois, nous estimons que, du fait qu'elle a examiné si la demande était fondée, la Cour a reconnu que le recours en annulation était recevable. Cela doit être d'autant plus le cas que, dans les conclusions qu'il a rendues dans cette affaire, l'avocat général Mayras a examiné dans le détail et donné une réponse affirmative à la question de la recevabilité du recours fondé sur l'article 146 du traité Euratom, qui correspond à l'article 173 du traité CEE. A cet effet, il a transposé en droit communautaire la théorie du caractère attaquable de l'adjudication en tant qu'«acte détachable», doctrine développée en droit français des marchés publics, qui s'apparente à la théorie allemande de la double étape (Zweistufentheorie) en droit des subventions, et a, de surcroît, établi un parallèle avec le concours ouvert en vue de pourvoir à un poste vacant. Pour la présente affaire, nous désirerions également nous rallier intégralement à l'interprétation soutenue par l'avocat général Mayras dans l'affaire Pellegrini. Dans le cadre d'une procédure de passation de marchés sur appel d'offres organisée conformément à l'article 59, paragraphe 2, du règlement financier de 1973, l'adjudication a été attribuée à l'entreprise Randstad. Cette adjudication constitue une décision de la Commission qui, dans les conditions visées à l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, peut également faire l'objet d'un recours de la part de personnes physiques ou morales, comme c'est le cas de la requérante. Le fait que l'adjudication ne s'adresse qu'à l'entreprise Randstad et non aux cocandidats, telle la requérante, est sans importance d'après l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, parce que ceux dont l'offre n'a pas été retenue à l'occasion de l'adjudication sont concernés directement et. individuellement par cette décision. En effet, du fait de l'attribution de l'adjudication à un soumissionnaire, les autres offres ont été rejetées et les candidats qui n'avaient pas été pris en considération pouvaient être déterminés avec précision, aussi individuellement. Or, dans la présente affaire, la requérante a demandé l'annulation d'une «décision» de la Commission, partie défenderesse, adoptée le 1er mars 1977, par laquelle cette dernière avait rejeté l'offre soumise par la requérante dans le cadre d'une procédure d'appel d'offres au sens de l'article 59, paragraphe 2, du règlement financier en vigueur à l'époque. |
1. |
De ce fait, des doutes quant à la recevabilité du recours en annulation pourraient naître de ce que la requérante demande uniquement l'annulation du rejet de son offre. On peut se demander si ce «rejet» de l'offre — en réalité donc, sa non-acceptation pure et simple — peut être considéré comme une «décision» de la défenderesse, attaquable isolément. Si, sur la base d'un appel d'offres au sens de l'article 59, paragraphe 2, du règlement financier, on aboutit à la passation d'un marché avec des soumissionnaires, l'unique mesure qui constitue une réglementation directe ayant un effet externe c'est — ainsi qu'il résulte de la teneur et de la finalité de la disposition mentionnée — la décision de l'administration qui précède la passation du marché, à savoir l'attribution de l'adjudication. La non-acceptation des autres offres est uniquement une réaction nécessaire à cette décision et non une mesure autonome ou attaquable de manière autonome. La requérante doit donc obtenir l'annulation de l'adjudication afin de supprimer ainsi la base sur laquelle se fonde le «rejet» de son offre qu'elle a attaqué. C'est ce que met en évidence un parallèle établi entre le droit communautaire et le droit comparé. Dans ses conclusions dans l'affaire Pellegrini, l'avocat général Mayras a souligné les ressemblances existant entre une procédure d'adjudication par appel d'offres et la procédure de concours ouverte en vue de pourvoir à un emploi vacant (Recueil 1976, p. 1827 et suiv.). De même qu'un candidat évincé dans une procédure de concours qui veut faire valoir que ce n'est pas la personne effectivement nommée mais lui-même qui aurait dû l'être ne peut pas attaquer l'acte ne le nommant pas, mais doit attaquer la nomination du candidat choisi, de même le soumissionnaire qui n'a pas été retenu dans une procédure d'adjudication et qui veut se prévaloir de ce que son offre aurait dû être acceptée doit aussi attaquer l'attribution de l'adjudication elle-même. De plus, dans la mesure où, d'après le droit interne, il existe des moyens de recours applicables dans le cadre de la passation des marchés publics et que ce n'est pas uniquement la préparation de la passation du marché qui est attaquée, l'objet de la demande en annulation est toujours l'attribution de l'adjudication elle-même (voir Hainaut et Joliet, Le contrat de travaux et de fournitures de l'administration dans le marché commun, volume 1, 1962, p. 229, 236 et suiv.; volume 2, 1963, p. 52 et suiv., p. 168 et suiv.; Schmitz, déjà cité, p. 152 et suiv.). |
2. |
Que ce soit là l'objectif véritable de la protection juridique à laquelle tend la présente action résulte des moyens du recours. Il y apparaît à l'évidence qu'en réalité la requérante vise l'attribution de l'adjudication à l'intervenante. Elle prétend que l'adjudication n'aurait pas dû être attribuée à l'intervenante mais à elle-même, la requérante, parce que c'est son offre et non celle de l'intervenante «qui est la plus avantageuse». Le recours doit donc être considéré comme étant dirigé contre l'attribution de l'adjudication et il faut interpréter la demande en ce sens. La jurisprudence de la Cour relative à l'interprétation des demandes en justice (voir le commentaire de Wolf sur l'article 38 du règlement de procédure de la Cour, remarque 1 d, in Handbuch der Europäischen Wirtschaft I A 63) prévoit aussi effectivement ce cas, d'autant plus que, dans l'hypothèse inverse, la Cour aurait pu et dû donner une indication en ce sens durant la procédure. Pour résumer, il faut donc constater la recevabilité de la demande en annulation dirigée contre l'adjudication. |
II — |
La requérante réclame en outre la condamnation de la défenderesse au versement de dommages et intérêts à concurrence de 26600000 francs belges. Comme il résulte de la requête et des déclarations de son représentant durant la première audience publique, cette demande se fonde sur une faute commise par la défenderesse dans l'exercice de ses fonctions, et qui résiderait dans le rejet illégal de l'offre de la requérante et l'attribution illégale de l'adjudication à l'intervenante. Ce faisant, la requérante intente une action fondée sur la responsabilité extra-contractuelle de la Communauté, à raison d'un préjudice causé par ses institutions dans l'exercice de leurs fonctions dans le cadre de la procédure de passation du marché. Aux termes de l'article 178 du traité CEE, la Cour de justice a compétence pour connaître de telles actions. La demande est chiffrée et les faits invoqués à son appui sont aussi suffisamment explicités. Ainsi, à notre avis, le recours est également recevable sur ce point. |
B — Bien-fondé du recours
Nous pouvons, tout d'abord, limiter l'examen de la question de savoir si le recours est bien fondé à l'action en annulation contre l'attribution de l'adjudication à l'intervenante. En effet, si cette action devait s'avérer non fondée, la demande en dommages et intérêts échouerait du seul fait qu'il n'y a pas eu activité illégale de la part de la défenderesse.
Permettez-nous de faire tout d'abord quelques considérations de principe quant à la demande en annulation.
L'adjudication a été attribuée à l'intervenante dans le cadre d'une procédure de passation de marchés au sens de l'article 59, paragraphe 2, du règlement financier. Comme le montre notamment la seconde phrase de la disposition déjà citée au début de nos conclusions, cet article accorde à la Commission un pouvoir d'appréciation très étendu. En décidant à quelle offre elle attribuera l'adjudication, la Commission peut choisir librement l'offre qu'elle juge la plus intéressante, compte tenu des prix des prestations, des coûts d'entreprise et des garanties professionnelles et financières présentées. Cette seule disposition suffit à montrer que le prix que la requérante place à ce point au premier plan ne peut absolument pas, à lui seul, avoir un caractère décisif; au contraire, il relève de l'appréciation de la Commission d'attribuer l'adjudication, compte tenu de tous les critères qu'elle estime être déterminants. Par conséquent, il ne peut pas non plus appartenir en aucune façon à la Cour, qui a à connaître de la décision d'adjudication, de comparer ou d'apprécier entre eux des calculs importants dont elle ne peut guère avoir une idée claire. En aucun cas la Cour ne doit substituer son pouvoir d'appréciation à celui de la Commission. L'objet de l'examen incombant à la Cour ne peut porter que sur la question de savoir s'il y a détournement de pouvoir. Dans son arrêt du 7 décembre 1976, rendu dans l'affaire Pellegrini, déjà citée ci-dessus, la Cour de justice a résolu cette question, déclarant en termes brefs que l'existence d'un détournement de pouvoir ne pouvait être retenue qu'à condition que fût administrée la preuve que les motifs du choix de la Commission avaient été étrangers à l'intérêt du service (voir Recueil 1976, p. 1821, 30e attendu).
Par ailleurs, et nous voudrions terminer là nos remarques de principe, c'est le moment de l'attribution de l'adjudication qui a un caractère déterminant pour chaque examen. A cette époque, la Commission devait avoir acquis la conviction que l'offre qu'elle avait retenue était la plus intéressante.
Si on considère à présent l'attribution de l'adjudication dans la présente affaire en tenant compte des principes développés précédemment, il ne fait aucun doute, à notre avis, que la demande en annulation n'est pas fondée.
Dans la mesure où elle prétend que la décision de la défenderesse est insuffisamment motivée, la requérante critique la communication l'informant que son offre n'a pas été retenue; en tant que simple réaction à l'attribution de l'adjudication à un autre candidat, cette communication ne doit pas être motivée de façon particulière.
Pour autant que la requérante arguë d'une violation de l'article 59, paragraphe 2, du règlement financier, elle se contente, en définitive, d'invoquer un détournement de pouvoir, qui sera traité plus loin. La requérante n'a pas pu administrer la preuve de la violation, de l'article 61, alinéa 2, du règlement d'exécution du règlement financier qu'elle fait également valoir et qui résiderait dans le fait que l'offre de l'intervenante aurait dû être rejetée parce qu'elle ne répondait pas aux exigences de l'appel d'offres.
A notre avis, le détournement de pouvoir que la requérante critique au premier chef n'existait pas. Avant d'attribuer l'adjudication, la défenderesse avait sollicité l'avis requis de la commission consultative des achats et des marchés, laquelle, pour une série de motifs, s'est déclarée favorable à la conclusion du marché avec l'intervenante. C'est pourquoi, après cet avis déjà, la défenderesse pouvait attribuer l'adjudication à l'intervenante sans commettre un détournement de pouvoir. Or, dans tous ses mémoires et notamment sous une forme résumée, durant la dernière audience publique, elle a également exposé qu'outre le prix une série d'autres éléments avait encore eu un caractère déterminant dans la décision qu'elle a prise. Nous estimons que la requérante n'a pas pu démontrer de manière convaincante qu'à l'époque de la décision d'adjudication la défenderesse ne pouvait pas, en toute bonne foi, estimer que l'offre de l'entreprise Randstad SA était, pour elle, la plus intéressante.
La demande en annulation de l'adjudication n'est donc pas fondée, ce qui a également pour conséquence de supprimer la base juridique de l'action en dommages et intérêts. Les explications divergentes fournies durant la procédure écrite et l'audience publique n'ont pas totalement éclairci la question de savoir dans quelle mesure, pour son action en dommages et intérêts, la requérante désirait utiliser, comme moyen autonome et indépendant de l'existence de l'adjudication, l'affirmation selon laquelle la Commission avait activement contribué, par l'intermédiaire de certains de ses fonctionnaires, à ce qu'une grande partie des employés jusqu'à présent mis à disposition par la requérante passent au service de l'interve nante. Or, le fait que des fonctionnaires de la défenderesse aient, à cette occasion, agi d'une manière illégale n'a pas été suffisamment étayé par les faits allégués, ni donc, à plus forte raison, démontré pour fonder une responsabilité de la Commission pour faute de service.
Voilà pourquoi nous vous proposons de rejeter la demande et de condamner la requérante aux dépens de l'instance.
( 1 ) Traduit de l'allemand.