CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER,

PRÉSENTÉES LE 6 FÉVRIER 1973 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Le 18 février 1970, la Cour rendait son arrêt dans l'affaire 40-69 (l'affaire bien connue, dite «des croupions de dindes») qui avait été introduite par une demande préjudicielle présentée par la Cour fédérale pour les matières fiscales «Bundesfinanzhof», de Munich. Fidèle à sa jurisprudence, elle décidait au sujet des dépens «que les frais exposés par la Commission des Communautés européennes et par le gouvernement de la republique fédérale d'Allemagne, qui ont soumis leurs observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement; que la procédure revêt, à l'égard des parties en cause, le caractère d'un incident soulevé au cours du litige devant la Cour fédérale pour les matières fiscales de la république fédérale d'Allemagne et que la décision sur les dépens appartient dès lors à cette juridiction.»

Après que l'arrêt préjudiciel eût été rendu, le bureau principal des douanes de Hambourg-Oberelbe (l'une des parties à l'instance principale) s'est désisté de son pourvoi en «Revision». Il ne restait dès lors plus à la Cour fédérale qu'à statuer sur les frais du procès. Le 29 avril 1970, celle-ci mettait les frais du pourvoi à charge du bureau principal des douanes. Par une seconde ordonnance, datée du 21 juillet 1970, elle a précisé que le bureau principal des douanes devait également supporter les frais de la procédure incidente devant la Cour de justice des Communautés européennes.

Comme suite à cela, l'entreprise Bollmann, défenderesse en «Revision» devant la Cour fédérale pour les matières fiscales, a demandé la liquidation de ses dépens. Pour la procédure devant la Cour de justice des Communautés européennes, elle a réclamé le remboursement de deux sommes afférentes à des frais d'avocat au sens de l'article 31 du tarif fédéral des honoraires d'avocat («Bundesrechtsanwaltsgebührenordnung»,) soit un droit de plaidoirie («Verhandlungsgebühr») et une redevance calculée en fonction de la valeur du litige («Prozeßgebühr»). Le greffier du tribunal fiscal («Finanzgericht») de Hambourg, qui est compétent pour la liquidation des dépens aux termes de l'article 149 du règlement de procédure des tribunaux fiscaux («Finanzgerichtsordnung»), ne lui a toutefois accordé que le droit de plaidoirie. Le recours que l'entreprise Bollmann a formé contre cette décision a été rejeté par le tribunal fiscal le 30 octobre 1970 aux motifs suivants. En vertu du paragraphe 139 du règlement de procédure des tribunaux fiscaux, les dépens d'un mandataire ad litem sont des frais récupérables. Les dispositions combinées de l'article 114 du tarif fédéral des honoraires d'avocat et du chapitre troisième de ce texte, notamment l'article 31, permettent d'établir ce qu'il faut entendre par honoraires et dépens légaux. Aux termes de ces dispositions, le mandataire ad litem n'a droit qu'à une seule redevance calculée en fonction de la valeur du litige par procès. Cette règle est également applicable en cas de renvoi à titre préjudiciel devant la Cour. Du point de vue des frais judiciaires, la procédure à titre préjudiciel devant la Cour doit en effet être considérée comme un incident, c'est-à-dire comme un élément du litige principal, et non pas comme une affaire particulière au sens de l'article 13, paragraphe 6, du tarif fédéral des honoraires d'avocat.

Mécontente de cette décision, l'entreprise Bollmann a saisi la Cour fédérale pour les matières fiscales de la question. Elle soutient devant cette juridiction que la procédure à titre préjudiciel devant la Cour de justice des Communautés européennes doit être considérée comme une instance indépendante; que si la Cour de justice laisse à la juridiction nationale le soin de statuer sur la répartition des dépens, il n'en va pas de même pour la détermination de l'étendue des dépens récupérables; que le caractère récupérable des dépens exposés par les parties doit en effet s'apprécier sur la base du règlement de procédure de la Cour de justice des Communautés européennes et que seul le montant des honoraires doit donc se déterminer sur la base du droit national. L'entreprise Bollmann estime que cela résulte clairement de l'article 103 du règlement de procédure de la Cour, lequel prévoit que les dispositions des articles 44 et suivants du règlement de procédure sont applicables par analogie à la procédure préjudicielle. Elle en conclut à l'applicabilité de l'article 73 du règlement, lequel indique explicitement que «la rémunération d'un avocat» est considérée comme dépens récupérable et elle soutient que c'est à tort, par conséquent, que le tribunal fiscal a méconnu cette disposition.

Cette argumentation, basée sur le droit communautaire, a incité la Cour fédérale pour les matières fiscales à surseoir à statuer une seconde fois et à vous soumettre, Messieurs, par ordonnance du 8 août 1972, la question suivante à titre préjudiciel :

«Dans le cas où la Cour de justice a affirmé que la décision sur les dépens de la procédure préjudicielle appartient à la juridiction nationale,

a)

la procédure de liquidation des dépens et

b)

le caractère récupérable des frais indispensables exposés par les parties aux fins de la procédure, notamment la rémunération des avocats,

doivent-ils être déterminés en fonction du droit communautaire (articles 73 et 74 du règlement de procédure de la Cour de justice) ou bien en fonction des règles que le droit national établit en la matière ?»)

C'est sur le problème ainsi défini que nous allons maintenant prendre position. Avant d'en entamer l'examen, nous observerons cependant que le droit communautaire ne contient que très peu de dispositions sur la procédure préjudicielle et qu'il n'existe notamment aucune disposition spéciale au sujet des frais. La seule disposition que contient le règlement de procédure à cet égard (l'article 103) se borne à préciser que les articles 44 et suivants du règlement de procédure sont applicables par analogie.

Que signifie cette référence? On ne peut s'empêcher de penser que les auteurs du règlement de procédure ont sans doute songé en tout premier lieu à la poursuite de la procédure après clôture de la partie écrite, donc à l'établissement d'un rapport préalable au sujet de l'opportunité de mesures d'instruction, à la procédure orale oui y fait suite ainsi qu'aux conclusions de l'avocat général. En tout cas, il ne fait aucun doute que les dispositions du règlement de procédure figurant après l'article 44 ne se prêtent pas toutes à une application par analogie à la procédure à titre préjudiciel. Il suffit de songer à l'article 55, paragraphe 2 (le renvoi d'une affaire à la demande commune des parties), qui est manifestement adapté à des procédures dans lesquelles les parties possèdent une certaine liberté d'action; à l'article 67 (relatif au cas où la Cour a omis de statuer soit sur un chef isolé des conclusions, soit sur les dépens) qui ne saurait, lui non plus, s'insérer dans le cadre de la procédure à titre préjudiciel, puisque les parties ne présentent pas de conclusions dans cette procédure, mais prennent seulement position sur certaines questions; à l'article 77 du règlement de procédure (relatif au cas où les parties s'accordent sur la solution à donner au litige), une norme au sujet de laquelle point n'est besoin de commentaire pour montrer qu'elle serait manifestement déplacée dans le cadre de la pro cédure préjudicielle. Enfin, et c'est là un point important, il y a le fait que votre jurisprudence marque la même tendance. Ainsi avez-vous déjà souligné dans l'affaire 6-64 (Recueil, 1964, p. 1198) que l'intervention n'est pas possible dans le cadre d'une instance préjudicielle et que l'article 93 du règlement de procédure ne saurait donc s'appliquer ici par analogie. Vous avez déclaré, en outre, que les parties au procès principal ne sont pas recevables à présenter une demande en interprétation d'un arrêt préjudiciel; que l'article 102 du règlement de procédure ne saurait dès lors s'appliquer par analogie à la procédure préjudicielle (affaire 13-67, Recueil, 1968, p. 290).

Parfaitement conséquente avec ces principes, la Cour a donc affirmé invariablement que, dans la procédure à titre préjudiciel, il ne lui appartient pas de statuer sur les dépens au sens de l'article 69 du règlement de procédure. Cette conception ne saurait, certes, se fonder sur l'idée qu'il n'y a pas d'acte mettant fin à l'instance, puisque la procédure préjudicielle en tant que telle est close par l'arrêt de la Cour; ce qui importe cependant, c'est le fait qu'il n'y pas de parties au procès et qu'il n'y a souvent ni gagnant, ni perdant. En fait, c'est le juge demandeur qui décide de l'issue du procès; c'est donc à lui qu'il appartient logiquement de statuer sur les frais, du moins sur ceux qu'ont exposés les parties au litige principal qui sont intervenues dans l'instance préjudicielle. Cette pratique de la Cour coïncide d'ailleurs — ce qui est rassurant — avec celle de la Cour constitutionnelle italienne, laquelle ne statue pas, elle non plus, sur les frais, laissant au juge demandeur le soin de trancher dans ce domaine (voir article 19 des «Norme integrative per i giudizi davanti alla Corte Costituzionale», du 16 mars 1956). Par ailleurs, les parties à la présente instance ne contestent pas non plus cette pratique dans son principe.

Mais de ce point de vue, qui est incontesté et — disons-le — incontestable, il parait évident que l'article 73 du règlement de procédure (cette disposition qui indique les dépens qui sont considérés comme récupérables, et notamment son alinéa b) qui a trait aux «frais exposés par les parties») est également inapplicable dans le cadre de la procédure préjudicielle. Cette règle est manifestement ajustée, elle aussi, à des litiges opposant des «parties» et il existe incontestablement un lien étroit entre elle et la décision qu'il appartient à la Cour de prendre sur les dépens en application de l'article 69 du règlement de procédure. Ce serait à tout le moins une solution artificielle que de scinder la question des dépens en laissant à la juridiction nationale demanderesse le soin de statuer sur la proportion dans laquelle les parties doivent supporter ceux-ci et en demandant à la Cour de statuer, selon le droit communautaire, sur leur caractère récupérable. On ne saurait en tout cas justifier ce procédé en invoquant — comme le fait l'entreprise Bollmann — la solution du droit national (qui se situe dans un cadre entièrement différent) en vertu de laquelle un tribunal déterminé statue sur la charge des dépens et un autre tribunal (de rang inférieur) statue sur leur liquidation in concreto, évidemment sur la base du même droit. Avec le gouvernement fédéral et la Commission, nous devons considérer dès lors qu'en matière préjudicielle, la question des dépens, y compris celle du caractère récupérable des honoraires d'avocat, doit être tranchée entièrement selon le droit national, puisque toute règle spéciale de droit communautaire fait défaut en la matière. S'il en est ainsi quant au fond, il nous faut admettre évidemment qu'il en va de même pour l'application de l'article 74 du règlement de procédure, c'est-à-dire pour la mise en oeuvre de la disposition en vertu de laquelle les contestations sur les dépens récupérables sont tranchées par la chambre à laquelle l'affaire a été attribuée par voie d'ordonnance non susceptible de recours à la demande de la partie intéressée, l'autre partie entendue en ses observations et l'avocat général en ses conclusions. En effet, nous nous trouvons également en présence ici d'une disposition dont l'application est étroitement liée à la décision sur les dépens visée à l'article 69 du règlement de procédure et nous sommes notamment contraint d'admettre qu'il s'agit essentiellement d'une règle de procédure visant de toute évidence à permettre la réalisation des principes de l'article 73.

Quelques objections d'une valeur non négligeable pourraient encore être avancées contre cette solution.

On sait que la Cour statue également sur le caractère récupérable des dépens dans ses arrêts préjudiciels, en ce sens qu'elle décide que les frais exposés par les Etats membres et les institutions de la Communauté qui sont intervenus à l'instance, ne sont pas récupérables. Nous pensons que la Cour se prononce ici sur la base de la règle générale de l'article 35 de son statut et dans la conviction qu'il est pleinement justifié de faire supporter une partie des frais de la procédure par la collectivité, en raison de l'intérêt de principe que revêt sa jurisprudence en matière préjudicielle. De même, il n'est pas exclu qu'après l'exécution de mesures d'instruction dans le cadre d'une instance préjudicielle, notamment dans le cadre d'une instance portant sur la validité d'actes de la Communauté, la Cour dise dans son arrêt même quelque chose à propos du caractère récupérable des frais afférents à ces mesures. Autrement dit: dans ce contexte, la question du caractère récupérable des frais n'est pas étrangère à la compétence de la Cour.

D'un autre côté, on ne peut pas passer outre aux deux considérations suivantes :

On peut certainement dire qu'il est souhaitable d'admettre le principe que les frais entraînés par la procédure préjudicielle soient remboursés sous certaines conditions aux parties intervenantes. Les parties (c'est-à-dire les parties au procès principal) jouent en effet un rôle important dans le déclenchement de la procédure préjudicielle et dans son déroulement. Or, il se pourrait que l'absence éventuelle de toute possibilité de récupérer les honoraires d'avocat (situation qui existerait en droit allemand) tempère leur ardeur à jouer ce rôle et, partant, freine le développement du droit européen.

On peut aussi dire qu'il serait souhaitable d'avoir une réglementation uniforme dans ce domaine au niveau de la Communauté, si bien que toutes les parties à une instance préjudicielle supporteraient les mêmes charges et bénéficieraient des mêmes avantages, sans égard à la provenance géographique du procès principal. Tel ne serait cependant le cas que si le droit communautaire fournissait les critères permettant de déterminer le caractère récupérable des dépens.

D'un autre côté, nous ne pouvons passer outre aux constatations suivantes.

Au sujet des deux premiers points, il nous faut souligner qu'il s'agit là de deux cas dans lesquels il est absolument indispensable de statuer sur les frais et qui n'impliquent pas catégoriquement une généralisation du phénomène.

Au sujet de nos deux dernières remarques, nous dirons qu'il s'agit seulement ici de considérations de politique juridique, d'observations «de lege ferenda», mais qu'il n'existe pas de principe juridique impératif dans le domaine considéré qui permettrait d'en tirer des conséquences concrètes pour le droit positif. Souvenons-nous qu'il n'existe pas d'uniformité à l'intérieur de la Communauté dans le domaine de la législation en matière d'honoraires. Il suffit de songer, à cet égard, que les États membres ne possèdent pas tous une réglementation légale en matière de récupération des honoraires d'avocats et nous renvoyons pour exemple à l'article 71 du règlement de procédure, aux termes duquel les frais qu'une partie a dû exposer aux fins d'une exécution forcée sont remboursés par l'autre partie suivant le tarif en vigueur dans l'État où cette exécution forcée a eu lieu. De telles divergences sont apparemment supportables dans l'état actuel de l'intégration européenne, parce qu'elles n'affectent pas gravement la vie communautaire. Par ailleurs, il nous paraît également essentiel qu'il n'est pas possible de déduire des législations nationales existant dans le domaine qui nous intéresse un principe qui imposerait le remboursement des frais exposés par les parties en matière préjudicielle. C'est ainsi par exemple qu'en matière de contrôle de la constitutionnalité des normes législatives par la Cour constitutionnelle fédérale, donc dans des procédures engagées par d'autres tribunaux, il est de règle que la Cour constitutionnelle décide discrétionnairement si les dépens doivent être remboursés à une partie (article 34 de la loi sur la Cour constitionnelle fédérale). En matière de saisine de la chambre commune des cours de justice suprêmes de la république fédérale d'Allemagne, il est même prévu explicitement que les frais extra-judiciaires exposés par les parties au procès principal qui interviennent dans la procédure devant la chambre commune ne sont pas récupérables (article 17 de la loi concernant la garantie de l'unité de jurisprudence des cours de justice supérieures de la Fédération du 19 juin 1968). Or, s'il n'est pas possible d'établir l'existence d'un principe en vertu duquel les dépens exposés dans de telles procédures incidentes doivent toujours être récupérés, il serait malaisé de soutenir que l'article 73 de notre règlement de procédure a portée générale et est également applicable aux procédures à titre préjudiciel.

Comme on peut, en outre, avoir l'impression — ce qui n'est toutefois pas un élément déterminant — qu'il ne faut pas rejeter a priori l'idée d'une interprétation des règles du tarif fédéral des honoraires d'avocat, selon laquelle les parties à une instance préjudicielle peuvent espérer que la question de la récupération des dépens qu'ils ont été amenés à exposer sera réglée à leur satisfaction, et comme en outre, des démarches sont actuellement en cours en vue de modifier les règles du tarif fédéral en ce sens que les procès devant la Cour de justice des Communautés européennes jouiraient d'un statut spécial, nous pensons pouvoir nous en tenir à l'opinion qu'il n'existe aucune raison impérative de se rallier à la thèse d'une application par analogie des articles 73 et 74 du règlement de procédure aux instances préjudicielles, défendue par l'entreprise Bollmann.

Comme le gouvernement fédéral et la Commission le suggèrent, nous pouvons donc répondre à la question posée par la Cour fédérale pour les matières fiscales en ce sens qu'après que la Cour de justice des Communautés européennes a rendu un arrêt préjudiciel, le juge national doit non seulement statuer sur la répartition de la charge des dépens entre les parties au procès principal, mais aussi liquider ces dépens in concreto et statuer sur leur caractère récupérable.


( 1 ) Traduit de l'allemand.