CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. ALBERTO TRABUCCHI,

PRÉSENTÉES LE 5 AVRIL 1973 ( 1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

La présence affaire, qui concerne les rapports entre l'Euratom et l'un de ses collaborateurs scientifiques, touche profondément toute l'organisation structurelle de cette institution européenne, laquelle implique une activité particulière, déployée par des personnes qui se qualifient et donc se différencient dans le cadre d'une hiérarchie qui ne suit que par analogie les chémas habituels régissant les rapports de service au sein d'une administration de type classique.

Le juge doit donc se placer dans le contexte assez délicat de l'organisation d'une grande institution scientifique au sein de laquelle les impératifs d'une production fonctionnelle se trouvent confrontés avec les arguments de droit strict, dont se prévalent les individus qui en font partie pour la juste défense de leurs intérêts, ainsi qu'avec la prétention des fonctionnaires scientifiques d'œuvrer à des tâches conciliant l'unité de la recherche commune et l'affirmation de leur propre personnalité. C'est là que gît précisément la difficulté du cas d'espèce, puisqu'en effet ni le grade ni le traitement de l'intéressé ne se trouvent en cause dans l'affaire qui nous occupe aujourd'hui, mais uniquement l'utilisation de celui-ci, vue sous l'angle de la convergence d'intérêts dont nous venons de parler; et le juge, habitué à des conflits d'un autre genre, opposant les institutions de la Communauté à leur personnel, se trouve ici dans l'obligation d'adapter au caractère spécifique du cas d'espèce les orientations fondamentales d'une jurisprudence qui s'est formée dans un contexte différent. La règle de l'équivalence entre grade et emploi ne peut fournir qu'un critère assez vague aux fins de l'espèce, étant donné que les qualifications et les différences de grade, qui correspondent par nature dans l'échelle hiérarchique normale à une somme de pouvoirs plus ou moins grande, vont de pair ici avec la reconnaissance de valeurs diverses qui ne se prêtent pas en tous points au contrôle d'une juridiction comme la nôtre.

L'examen des faits que nous soumettrons à votre jugement devra dégager les éléments d'une appréciation qui devra s'effectuer dans le cadre difficile d'un groupe de chercheurs. Et les particularités propres à ce milieu pourront également nous amener à attribuer à ces faits un sens différent de celui que ceux-ci pourraient normalement revêtir dans une organisation purement administrative, car elles invitent, d'une part, à juger avec moins de sévérité certains actes qui seraient difficilement conciliables avec une structure hiérarchisée et font mieux saisir la gravité particulière des mesures de mutation (même lorsque celles-ci n'entraînent pas le déplacement des intéressés dans un autre lieu d'affectation et qu'elles n'ont pas pour eux de conséquences sur le plan économique) ; d'autre part, ces particularités conduisent aussi à apprécier l'intérêt du service et à reconnaître à l'autorité une marge d'appréciation discrétionnaire suffisante pour faire face aux exigences particulières que pose le fonctionnement d'un centre de recherche.

Dans ce cadre, l'exposé des faits que je vous ferai, devra conduire à des interprétations susceptibles de rapprocher la situation des parties en cause des schémas traditionnels de vos décisions concernant les rapports entre institution et fonctionnaire. Mais, le caractère particulier de la situation ne doit pas vous faire négliger pour autant la teneur du «petitum». Nous ne devons pas oublier, en effet, que l'objet du recours est l'annulation d'une décision de mutation dans le cadre de l'établissement d'Ispra. Or, si l'annulation éventuelle de cette décision devait — comme il est de règle — entraîner le rétablissement de la situation antérieure à l'acte attaqué, elle comporterait une intervention assez grave et peut-être inutile dans l'organisation des activités d'un centre de recherche, en tout cas bien différent dans sa substance de celle qui résulte à l'ordinaire de l'annulation d'une décision de mutation d'un fonctionnaire administratif avec réintégration de celui-ci dans son emploi antérieur. Dans les cas du genre de l'espèce, la Cour devrait adapter opportunément la portée de la décision de manière à assurer à la fois le respect du droit du justiciable et l'autonomie nécessaire à l'institution. Je ferai donc observer à titre préliminaire que dans l'éventualité d'une annulation de la décision attaquée, la satisfaction essentiellement morale des intérêts du fonctionnaire n'exigerait pas nécessairement que celui-ci soit réinstallé dans l'emploi qu'il occupait précédemment.

La solution du présent litige dépend en grande partie de l'interprétation des faits qui se sont produits au cours des deux mois précédant la décision attaquée. Ces faits ont trouvé par ailleurs leur origine dans des événements qui remontaient à une année environ — en particulier dans la résolution prise par M. Caprioglio, directeur général du centre commun de recherche d'Ispra, de réorganiser ce centre — et ils doivent être considérés à la lumière de ces mêmes événements. Cette intention du directeur général, qui s'est manifestée en apparence au plus tard au milieu de l'année 1970, a fait subitement l'objet de discussions répétées de la part des fonctionnaires intéressés. Il ressort déjà d'un document, daté du 15 juin 1970 et adressé par le requérant à M. Caprioglio, que les fonctionnaires scientifiques avaient exprimé de sérieuses réserves au sujet de la possibilité de réaliser une réorganisation efficace en ce qui concerne en particulier la section de «physique», qui s'occupait du réacteur expérimental, sans définition préalable d'un programme de recherche.

Des critiques analogues avaient été exprimées par M. Kley dans un mémorandum que celui-ci avait adressé à M. Caprioglio le 3 novembre 1971. Dans ce document, le requérant se référait en particulier à une proposition que son directeur scientifique, M. Finzi, avait faite au début du mois de mai de cette même année en vue du transfert du personnel de la section de «physique» du réacteur expérimental, dépendant de la division «physique» dirigée par le requérant lui-même, à la division «Études nucléaires», dirigée par M. Kind. Il est affirmé dans ce mémorandum que ces problèmes d'organisation ont fait l'objet de plus de 100 heures de discussion entre le requérant, M. Finzi et M. Kind. Au cours de ces réunions, M. Finzi aurait proposé au requérant d'assumer la responsabilité du réacteur Ispra I, ce qui aurait impliqué le transfert à sa division des 50 personnes affectées à la réalisation de ce programme. Le requérant affirme dans son mémorandum qu'afin de maintenir à la division «physique» le caractère d'un important secteur de recherche et de ne pas exposer celle-ci à des inconvénients techniques et administratifs, il a refusé cette proposition, dans laquelle il ne voyait par ailleurs rien d'autre qu'une sorte de monnaie d'échange en liaison avec la proposition de transfert de certains de ses services importants à l'autre division. Le requérant concluait en demandant au directeur Caprioglio de ne pas prendre de décision dans le domaine en question aussi longtemps que M. Burger, futur supérieur de M. Finzi, ne s'était pas familiarisé avec le problème.

L'échange de notes, intervenu entre le requérant et le directeur général Caprioglio en particulier, confirme le fait qu'à la base de toute la controverse se trouvait une divergence de vues au sujet des exigences relatives à la réalisation du programme du réacteur expérimental Sora. Le requérant estimait qu'il était dans l'intérêt de la réalisation de ce projet que les aspects physiques du réacteur relèvent de la compétence de la division «physique». A cet égard, il faisait également valoir la nécessité de tenir compte du facteur humain dans la réalisation de la restructuration envisagée. Un mémorandum de M. Finzi à M. Hage, daté du 28 octobre 1971, nous apprend que la grande majorité des fonctionnaires scientifiques dont se composait la section précitée de la division «physique» s'était déclarée, par vote, favorable à la proposition de transfert de leur section de la division «physique» à la division «études nucléaires».

C'est à la lumière de ces faits qu'il faut voir les événements qui se sont succédé à un rythme plus rapide à compter du jour où le requérant a reçu communication de la décision formelle du directeur scientifique, M. Finzi, avalisée par le directeur général Caprioglio, de lui confier la responsabilité du réacteur Ispra I à partir du 1er janvier 1972 et, parallèlement, de transférer le groupe de physique des réacteurs à la division «études nucléaires». A cette décision, qui lui avait été communiquée par mémorandum du 26 novembre 1972, le requérant a réagi par mémorandum du 2 décembre, adressé au commissaire Spinelli, dans lequel il affirmait que ses engagements professionnels et ses centres d'intérêt sur le plan scientifique ne lui permettaient pas d'assumer les responsabilités supplémentaires que comportait la gestion du réacteur expérimental Ispra I.

Le comité consultatif de la division de physique s'est exprimé, lui aussi, dans un sens défavorable à la prise en charge de la responsabilité de la gestion du réacteur Ispra, en raison des incertitudes existant au sujet du programme triennal.

Dans une lettre du 15 décembre de la même année, adressée au commissaire Spinelli, M. Kley s'est élevé contre la décision de transfert des fonctionnaires de la section de physique du réacteur expérimental de sa division à la division des études nucléaires, en accusant le directeur général, M. Caprioglio, d'avoir pris cette décision unilatéralement, en contradiction avec l'opinion exprimée par les fonctionnaires intéressés et à l'encontre des intérêts du centre dans le domaine de la recherche. M. Kley demandait à être reçu personnellement par le commissaire Spinelli, afin de pouvoir défendre son point de vue sur les questions que posait la réorganisation du centre et sur le projet Sora en particulier.

Le commissaire Spinelli a répondu à cette seconde lettre le 7 janvier 1972 en déclarant que, conformément à la décision de la Commission d'attribuer une large autonomie au centre, il n'avait pas l'intention d'empiéter sur les compétences du directeur général Caprioglio.

Entre temps, le 29 novembre 1971, le requérant s'était rendu à Bonn et à Bruxelles, sans en avoir préalablement demandé -l'autorisation à son directeur, en vue de défendre son propre point de vue au sujet du programme Sora.

Le 13 décembre, le directeur général Caprioglio a demandé au directeur général de l'administration et du personnel de faire examiner par ses services la possibilité d'engager une procédure disciplinaire contre M. Kley en raison des actes suivants, commis par ce fonctionnaire :

1)

s'être rendu en mission à Bonn sans autorisation et sans en avoir informé son supérieur ;

2)

avoir divulgé à de nombreux fonctionnaires la copie d'une lettre qui lui avait été envoyée par le directeur scientifique ainsi que la copie d'une réponse polémique à cette lettre, divulgation qui était considérée comme étant de nature à diminuer l'autorité de la direction aux yeux du personnel ;

3)

s'être adressé directement au commissaire Spinelli, sans respecter les règles de la hiérarchie.

Il est intéressant de noter à ce propos que le directeur Caprioglio a adressé cette demande à l'administration avant que le requérant ait refusé formellement de transmettre immédiatement les décisions de mutation des fonctionnaires de sa division qui devaient passer à l'autre division à la suite de la mesure de réorganisation prise par la direction du centre. En effet, le requérant a reçu ces actes le lendemain du 14 décembre 1971, comme il résulte de la lettre précitée qu'il a adressée le 15 décembre au commissaire Spinelli.

Par mémorandum du 11 janvier 1972, le Dr Caprioglio a fait savoir au requérant qu'à la suite de leur réunion du jour précédent, à laquelle M. Finzi avait également assisté, il avait pris la décision de charger temporairement ce dernier de la direction de la division de physique et de nommer le requérant conseiller auprès de la division scientifique d'Ispra, avec pour mission en particulier de coordonner les travaux relatifs au programme expérimental se rapportant à l'utilisation du réacteur Sora. Le directeur Caprioglio se référait également aux tâches de gestion que le requérant avait dû accomplir précédemment et pour lesquelles, comme celui-ci l'avait plusieurs fois affirmé, il n'éprouvait pas beaucoup d'intérêt, tâches dont l'étendue avait encore dû être accrue récemment au détriment de son activité scientifique.

Par mémorandum de la même date, adressé au directeur général de l'administration et du personnel, M. Caprioglio demandait qu'il ne soit pas donné suite à sa demande d'ouverture d'une procédure disciplinaire à l'endroit de M. Kley; il se déclarait persuadé que l'attitude de ce dernier était due au fait que les travaux de gestion qui lui avaient été confiés ne correspondaient ni à ses aptitudes ni à ses centres d'intérêt et qu'elle n'était pas attribuable à une intention délibérée de transgresser les règles de la hiérarchie. M. Caprioglio exprimait également l'espoir que le nouvel emploi, strictement scientifique, offert à M. Kley se situerait dans la ligne des intérêts scientifiques de ce dernier et serait susceptible dès lors d'éviter que les difficultés rencontrées précédemment ne se reproduisent à l'avenir.

Dans une lettre collective du 13 janvier 1972, le personnel de la division antérieurement affectée au requérant exprimait au commissaire Spinelli sa désapprobation au sujet du transfert «ad intérim» de la direction de la division «physique» à M. Finzi et au sujet de la nomination de M. Kley en qualité de conseiller près la direction scientifique.

Par lettre du 17 février 1972, le commissaire Spinelli a répondu à la lettre du 15 décembre 1971 de M. Kley ainsi qu'au mémorandum du 13 janvier 1972 en soulignant que le directeur général du centre a le pouvoir de prendre, de manière autonome, les mesures nécessaires à l'accomplissement de ses tâches et que, partant, ses ordres de service sont exécutoires, sans qu'il soit besoin à cet effet de confirmation de la part d'une autorité supérieure.

Nous passerons maintenant à l'examen du fond de l'affaire, sans perdre de vue pour autant toutes ces circonstances.

Mais avant cela il nous faudra examiner à titre préliminaire une exception d'irrecevabilité soulevée par la défenderesse.

La recevabilité du recours

La défenderesse allègue l'irrecevabilité du recours au motif que ni la décision de mutation du 11 janvier 1971, prise à l'égard du requérant, ni la décision tacite de rejet de la réclamation administrative, qui confirme implicitement la décision susdite, ne seraient des actes faisant grief au requérant au sens de l'article 90 du statut. D'autre part, la défenderesse reconnaît que, posé en ces termes, la problème de l'irrecevabilité est intimement lié au fond. Pour que la décision attaquée constitue juridiquement un acte faisant grief au requérant, il faudrait essentiellement que soit fondée l'assertion de celui-ci, selon laquelle l'emploi de conseiller près la direction scientifique qui lui a été assigné ne correspond pas en fait à des fonctions de son grade.

A cet égard, je crois opportun de souligner que la notion d'acre faisant grief au fonctionnaire, visée à l'article 91 du statut, possède un caractère purement procédural en ce sens qu'elle joue le rôle d'un filtre pour là recevabilité des recours, indépendamment du bien-fondé de ceux-ci. Cette notion de caractère procédural ne doit donc absolument pas être confondue avec celle de l'acte illégal, ni encore moins avec cette illégalité particulière qui consiste en la violation d'un droit subjectif du fonctionnaire. S'il est vrai que la question de la recevabilité d'un acte peut parfois être étroitement liée au fond du litige, il serait erroné de confondre la notion procédurale d'acte faisant grief, laquelle pose simplement l'exigence d'un contrôle préliminaire de l'intérêt que possède le fonctionnaire au recours, avec la notion d'acte violant un droit substantiel, laquelle n'intervient éventuellement qu'au niveau de la décision sur le fond.

La distinction entre la notion purement procédurale du «grief», visée à l'article 91, et la notion de fond de «violation des droits du fonctionnaire» découle de votre jurisprudence (Voir par exemple l'arrêt dans l'affaire 26-68, Fux, Recueil 1969, p. 153) ; et cela même si l'on note parfois des prises de position moins claires (Voir arrêt 46-69, Reinarz, Recueil, 1970, p. 281-282) qui rendent une clarification du concept d'autant plus opportune.

L'article 91 du statut institue par ailleurs un mécanisme servant non pas seulement à protéger les droits subjectifs du fonctionnaire — comme c'est le cas du recours «de pleine juridiction» (la compétence «de pleine juridiction» de la Cour, conçue justement en vue de la protection des droits subjectifs du fonctionnaire, n'est prévue que pour les litiges de caractère pécuniaire), — mais qui est plutôt destiné à permettre un contrôle objectif de la légalité du comportement de l'autorité administrative communautaire. Dans cette perspective et compte tenu de ce rôle principal du mécanisme du recours, il nous paraît dès lors justifié de retenir une notion d'«acte faisant grief» nettement distincte et en tout cas plus large que la notion d'acte violant un droit subjectif du fonctionnaire.

Le rôle prééminent de contrôle de la légalité de l'action administrative qui est imparti aux recours formés au titre de l'article 91 du statut a été reconnu par ailleurs par la jurisprudence de la Cour, comme il résulte entre autres de l'arrêt dans l'affaire 20-68, Pasetti contre Commission. Rejetant l'exception d'irrecevabilité du recours soulevée par la défenderesse — laquelle alléguait que l'acte ne pouvait pas porter préjudice au requérant, étant donné que cet acte avait été adopté à la demande du fonctionnaire —, la Cour a observé que l'acte litigieux, s'il contient un vice qui le rend illégal, doit pouvoir être attaqué même s'il a été adopté à la demande de l'intéressé.

Par conséquent, si l'exigence inhérente au contrôle de la légalité de l'action de l'administration porte à exclure l'obstacle qui pourrait résulter du comportement du fonctionnaire intéressé dans le cas d'espèce, cette même exigence doit également conduire à conférer une interprétation large à la notion d'acte faisant grief au fonctionnaire, aux fins du jugement sur la recevabilité du recours.

Le fait qu'un fonctionnaire préfère un emploi à un autre ne saurait certainement pas suffire pour permettre de qualifier d'illégale une décision de l'administration mutant ce fonctionnaire contre sa volonté, mais il est suffisant pour que soir remplie la condition de recevabilité du recours formé sur la base de l'article 91. Si l'examen de l'affaire quant au fond fait apparaître ensuite que la décision n'est pas entachée d'illégalité, cette circonstance entraînera le rejet du recours au motif qu'il est dénué de fondement et non pas pour cause d'irrecevabilité.

La condition de recevabilité prévue par l'article 91 tend à éviter que ne soient déclarés recevables tant les recours dirigés contre des décisions qui n'ont modifié en aucune façon la situation juridique du requérant, que, d'une manière plus générale, les recours formés dans les cas où le requérant poursuit un intérêt qui par nature n'est pas digne de recevoir une protection judiciaire.

Si un agent peut légitimement préférer un emploi à un autre, sans avoir pour autant un droit à un emploi déterminé (comme la Cour l'a affirmé dans l'arrêt 46-69 précité), cette circonstance nous paraît suffisante pour admettre l'intérêt du fonctionnaire à attaquer un acte le mutant à un poste qu'il ne désire pas occuper, cela bien sûr sans préjudice de la décision quant à la légalité de cet acte, laquelle dépendra exclusivement de la conformité de celui-ci avec les règles de fond et de forme que doit respecter l'administration dans son action.

En conclusion, on peut affirmer d'une manière générale que lorsqu'un acte de l'administration a une incidence directe sur la position juridique d'un fonctionnaire, il faudra reconnaître par principe l'intérêt de ce fonctionnaire à faire valoir les vices de l'acte sur le plan de la légalité. Il n'est pas douteux qu'une décision de muter un fonctionnaire a une incidence sur sa position juridique; par conséquent, il faudra lui permettre de demander l'annulation de l'acte sur la base des vices se rapportant à la légalité de celui-ci.

Je concluerai dès lors au rejet «in limine litis» de l'exception d'irrecevabilité soulevée par la défenderesse, étant donné qu'il n'y a aucune raison ni d'ordre logique ni de caractère pratique de subordonner cette question à la solution du litige quant au fond.

La motivation de la décision attaquée

Le requérant invoque avant tout une violation de l'article 25 du statut des fonctionnaires en ce que la décision attaquée ne serait pas adéquatement motivée. Le dernier alinéa de cet article est libellé comme suit : «Toute décision individuelle prise en application du présent statut doit être communiquée par écrit, sans délai, au fonctionnaire intéressé. Toute décision faisant grief doit être motivée».

Nous estimons qu'entendue au sens de cette disposition, la notion de «décision faisant grief» doit avoir une portée identique à celle de la notion analogue figurant à l'article 91, tant en raison de l'homogénéité qui doit exister — même indépendamment de l'identité terminologique — entre des notions ayant des fonctions parallèles et convergentes que du fait de la nécessité de garantir aux fonctionnaires de sérieuses possibilités de protection à l'égard des actes administratifs qu'ils sont en droit d'attaquer devant la Cour.

Dans son mémorandum du 11 janvier 1972, le directeur général Caprioglio, après avoir informé le requérant du contenu de la décision, conclut en ces termes :

«Je désire vous remercier pour le travail exécuté jusqu'à présent en tant que chef de la division “physique” qui vous a obligé à des tâches de gestion pour lesquelles, comme vous l'avez à plusieurs reprises déclaré, vous n'avez pas beaucoup d'intérêt et que j'avais été obligé récemment d'augmenter au détriment de votre activité scientifique».

La raison invoquée dans le mémorandum pour motiver la mutation du requérant est donc le manque d'intérêt manifesté par celui-ci pour les tâches administratives qu'il était obligé d'accomplir du fait de ses fonctions de chef de division, tâches devenues plus lourdes à la suite des décisions de restructuration prises précédemment et, en particulier, à la suite de la décision de confier au requérant la gestion du réacteur Ispra I.

Considérée isolément, cette motivation malgré sa forme très elliptique, pourrait suffire à justifier la mutation du requérant.

D'autre part, la portée étendue que nous avons attribuée à la notion d'«acte faisant grief», visée à l'article 91 du statut, et qui se trouve, substantiellement identique, dans le texte précité de l'article 25 (bien que formulée d'une manière différente dans le texte italien) impose de faire preuve d'une certaine souplesse en ce qui concerne la forme de la motivation requise pour des actes de l'administration.

Des doutes pourraient cependant surgir tant sur le caractère complet de cette motivation, que, surtout, sur son caractère véridique, lorsqu'on rapproche celle-ci de l'affirmation du requérant, contenue dans son recours administratif et qui, sans avoir été contredite par la défense de la partie adverse, a été confirmée substantiellement dans le cours de la procédure orale devant la Cour, affirmation selon laquelle, le 10 janvier 1972, le directeur général Caprioglio, en présence de M. Finzi, en annonçant au requérant qu'il avait décidé sa mutation immédiate, s'est référé au fait que celui-ci n'avait pas donné exécution à sa décision relative à la mutation des membres de la section expérimentale et avait refusé d'assumer la responsabilité du réacteur de recherche Ispra I.

Il ne me semble pas toutefois qu'il y ait contradiction fondamentale entre la motivation exprimée sous une forme elliptique dans le mémorandum du 11 janvier et celle qui aurait été donnée verbalement au requérant. L'attitude adoptée par ce dernier au sujet de la décision regardant le transfert de la gestion du réacteur Ispra I à la division dont il assurait la direction était motivée en effet par l'augmentation de responsabilité administrative que cette décision aurait impliquée et par les inconvénients qui en auraient résulté pour la recherche scientifique à laquelle le requérant s'intéressait principalement. On pourrait reprocher, le cas échéant, à la motivation de la décision de ne pas être suffisamment explicite ni complète, d'autant plus qu'elle ne contient aucune allusion, pas même indirecte, au premier des deux griefs qui auraient été exprimés verbalement, selon le requérant, c'est-à-dire à celui relatif au refus de donner exécution à la décision de mutation des membres de la section expérimentale.

Il est raisonnable de présumer que cette attitude du requérant a constitué, elle aussi, un motif déterminant de la décision qui était, d'autre part, comme nous l'avons vu, étroitement liée à son refus d'assumer la responsabilité du réacteur expérimental Ispra I.

Je ne crois pas cependant que ce caractère incomplet de la motivation du mémorandum du 11 janvier comporte une violation de la règle de l'article 25, 2 2e alinéa, du statut.

En effet, compte tenu de l'interdépendance objective existant entre les deux décisions adoptées dans le cadre de la réorganisation du centre commun de recherches et de l'interdépendance subjective qui existait entre l'attitude négative adoptée par M. Kley à l'égard de l'une et de l'autre de ces décisions, l'autorité compétente pouvait bien résumer l'attitude du requérant par référence à l'élément essentiel qui en était à la base et qui la qualifiait au regard des exigences du service: son incapacité de sacrifier certaines de ses idées et préférences personnelles aux nécessités de la réorganisation, telles qu'elles avaient été définies par l'autorité compétente dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire.

Si cette considération a été exprimée avec beaucoup de discrétion, de façon à ne pas porter atteinte à la réputation du requérant dont personne n'a mis en doute par ailleurs la valeur sur le plan scientifique, cela ne constitue certainement pas une raison suffisante pour y voir un vice de la motivation suffisamment grave pour emporter l'annulation de la décision attaquée.

Le détournement de pouvoir

Le requérant soutient que la décision attaquée constitue en réalité un acte disciplinaire pris à son égard, qui trouverait sa cause dans la mauvaise volonté du directeur général. Cela résulterait tant du retrait de la demande d'ouvrir une procédure disciplinaire à son endroit — qui a été faite en même temps que sa mutation dans un autre service — que de l'inconsistance de ses nouvelles fonctions. Ainsi, la décision de mutation se présenterait-elle comme une sanction prise à son endroit sans que la procédure prescrite à cet effet ait été respectée.

En ce qui concerne le premier des deux aspects du grief de détournement de pouvoir, j'observerai qu'il est bien vrai que M. Caprioglio avait demandé l'ouverture d'une procédure disciplinaire à l'égard du requérant, mais l'on a vu que tout en se rapportant à des attitudes qu'avait adoptées le requérant relativement à l'exécution des décisions de réorganisation du centre, les motifs allégués par le directeur général ne concernaient ni le refus du requérant d'assumer la responsabilité du réacteur Ispra I, ni l'opposition manifestée par celui-ci à l'égard du transfert d'une partie de ses effectifs à une autre division, laquelle ne s'est du reste traduite par le refus de donner suite aux décisions de mutation que postérieurement à la demande d'ouverture d'une procédure disciplinaire. Il me semble cependant qu'il est permis de présumer que, compte tenu de l'opposition que le requérant a manifestée de diverses manières à la réorganisation envisagée, la procédure disciplinaire devait avant tout servir dans l'esprit du directeur général du centre à rappeler le requérant à l'ordre et à l'amener à adopter une attitude plus conforme aux nécessités du fonctionnement d'un organisme qui, s'il déploie une activité vouée à la recherche scientifique, doit néanmoins tenir compte des exigences inhérentes à son caractère d'organisation hiérarchiquement structurée.

M. Caprioglio a retiré cette demande au moment même où il a pris la décision de muter le requérant. Il ne faut toutefois pas en déduire que la décision de mutation était un simple succédané de la sanction sur laquelle aurait pu déboucher une procédurer disciplinaire éventuelle. M. Caprioglio a simplement jugé inutile de persévérer dans le sens de la procédure disciplinaire une fois écarté l'obstacle que représentait la présence du requérant à la tête de sa division (en raison non pas de ses capacités scientifiques, mais seulement de son refus de collaboration avec la direction sur des problèmes d'organisation) pour une mise en œuvre efficace des mesures de réorganisation décidées par la direction du centre.

La ciconstance qu'après avoir décidé — peut-être un peu maladroitement — d'user du moyen de pression que constitue la menace d'une sanction disciplinaire, M. Caprioglio ait jugé préférable d'éloigner le requérant de l'emploi dans lequel sa présence nuisait à l'intérêt du service, ne constitue pas un indice de mauvaise volonté de sa part à l'égard du requérant, mais peut être attribuée à une appréciation différente de la manière la plus opportune d'organiser ses services dans l'intérêt du bon fonctionnement de ceux-ci, attitude qui s'inscrit dans le cadre du pouvoir discrétionnaire reconnu au fonctionnaire responsable du centre de recherche.

L'examen du dossier de l'affaire, et surtout de là correspondance échangée entre le requérant et son directeur général avant et après la décision attaquée, ne révèle aucun indice de malveillance de la part de M. Caprioglio à l'endroit du requérant. Il s'est toujours agi simplement de divergences de vue sur l'organisation du travail scientifique, divergences qui sont devenues aigües à la suite de l'attitude certainement peu accommodante du requérant. La décision de mutation prise par M. Caprioglio (après plus d'une année de discussions sur la réorganisation du centre et après que le requérant a eu la plus large possibilité de discuter avec ses collègues et ses supérieurs et de défendre son propre point de vue) face à la résistance extrêmement opiniâtre opposée par ceux-ci à la politique et à la ligne de conduite suivie par le directeur général, laquelle a parfois pris l'aspect d'un véritable obstructionnisme, s'explique aisément par l'intérêt du bon fonctionnement des services tel qu'il a été apprécié par le directeur général dans le cadre des pouvoirs étendus qui lui ont été attribuées par la Commission et dont l'opportunité échappe au contrôle de la Cour.

Dès lors qu'il n'existe pas d'autres raisons susceptibles de nous convaincre que le directeur général aurait poursuivi en l'espèce des fins différentes de celles de l'intérêt du service et qu'il aurait notamment attaché à la mutation du requérant un caractère de sanction, il me semble qu'il faudrait tout au plus considérer celle-ci comme une alternative à la sanction. La situation existant à l'époque empêchait tout progrès et il fallait donc y pourvoir. On a jugé plus adéquat d'y pourvoir en procédant à une organisation différente des services. Cela fait, il n'était plus nécessaire de rappeler le requérant à l'ordre par le truchement d'une sanction dans un cadre où, comme l'a dit l'avocat du requérant, les rapports hiérarchiques peuvent se définir non pas comme ceux qui existent dans une caserne entre le caporal et le soldat, mais à l'image de ceux qui régissent le fonctionnement d'un état-major.

L'examen du second aspect du grief de détournement de pouvoir, qui regarde le contenu et le caractère des nouvelles fonctions du requérant, nous amène inévitablement dans le contexte du moyen tiré de la violation des articles 5, 7 et de l'annexe I du statut. C'est dans ce cadre que l'assertion du requérant se raportant à l'absence de fonctions réelles afférentes à son nouveau poste peut prendre une importance décisive. Le moment est donc venu d'examiner ce moyen qui constitue le point principal du recours.

Le moyen de violation des articles 5, 7 et de l'annexe I du statut des fonctionnaires

Le requérant soutient que les fonctions afférentes à son nouvel emploi ne correspondent pas à son grade qui est du niveau A 3. Ainsi, les nouvelles fonctions (non prévues dans la description des fonctions de l'organisme) seraient privées de tout contenu réel. Le requérant se plaint en particulier d'une perte d'autorité et de pouvoirs ainsi que d'être amputé partiellement des moyens techniques et financiers dont il disposait en sa qualité de chef de division.

D'utiles précisions nous ont été fournies à cet égard dans le cours de la procédure orale. Il résulte du débat judiciaire entre les défenseurs des parties et des déclarations effectuées à l'audience par M. Kley et par le directeur général Caprioglio que la fonction essentielle qu'on a voulu confier au requérant dans son nouveau poste est celle de coordonner les opérations des groupes de travail institués dans le cadre du programme Sora. Dans l'exercice de cette fonction, M. Kley aurait notamment dû établir un rapport de synthèse. Le directeur Caprioglio a soutenu que ce travail était considéré comme très important et très urgent à l'époque dont il s'agit.

M. Kley estimait que la manière dont était organisée cette tâche de coordination du programme Sora qui lui était proposée, ne lui permettait pas d'arriver à des résultats valables. Selon lui, cette mission n'aurait pu être accomplie sérieusement que dans le cadre de la division «physique». Selon les déclarations qu'il a faites devant la Cour, ce jugement négatif qu'il avait porté sur la façon de réaliser son travail et l'absence d'ordre écrit (auquel il se serait, sinon, conformé, selon ce qu'il déclare aujourd'hui), a déterminé son refus d'accepter le travail qui lui était proposé.

Nous savons que la tâche que M. Kley a refusé d'accomplir a été assumée et exécutée par le directeur scientifique, M. Finzi, lequel avait assuré également à cette époque pendant quelques semaines l'intérim de la direction de la division à la tête de laquelle se trouvait auparavant le requérant et que dans le cadre de cette mission, M. Finzi a rédigé un volumineux rapport qui a été présenté à la direction au mois de juin suivant.

Dans les déclarations verbales qu'il a faites personnellement à l'audience, le requérant a justifié son refus de se charger de cette mission en prenant motif non pas de ce que celle-ci n'aurait pas été du niveau de son grade mais en soutenant que cette fonction ne pouvait pas être exercée efficacement en dehors de la division «physique».

Il n'appartient pas à la Cour d'entrer dans le fond de cette controverse sur la meilleure façon d'organiser un travail scientifique.

Quoi qu'il en soit, il est certain qu'un travail important avait été confié au requérant dans son nouveau poste, que son supérieur, le directeur scientifique, M. Finzi, n'a pas estimé quant à lui que ce travail ne correspondait pas à son niveau et que ce travail a été effectué par ce dernier au lieu de l'être par le requérant. Le fait que le requérant n'a pas reçu l'ordre écrit d'accomplir le travail en question ne saurait être valablement invoqué par celui-ci pour se plaindre de ce que la Commission ne lui aurait pas confié des fonctions correspondant à son grade. Cette circonstance pourrait tout au plus lui servir à échapper à l'accusation d'avoir commis par son refus un véritable acte d'insubordination, ce dont personne ne lui a fait le reproche par ailleurs; mais cette absence d'ordre écrit ne permet aucunement d'exclure le fait que le requérant se serait vu confier des fonctions concrètes, correspondant et adaptées à son niveau et à son grade.

Le jugement négatif qu'il a porté sur l'organisation du travail qui lui a été confié n'enlève pas pour autant toute réalité à celui-ci; de même, le fait qu'il eût préféré un travail de caractère expérimental à une mission de coordination scientifique et de synthèse, ne permet pas de soutenir que la tâche qui lui avait été confiée ne correspondait pas à son grade.

La liberté qui règne dans le monde scientifique n'est pas exclusive du fait que le scientifique a des devoirs dans le monde de l'organisation. L'Euratom constitue une organisation juridique dont les exigences pratiques et fonctionnelles limitent nécessairement la liberté de choix des fonctionnaires scientifiques et l'intérêt de leur recherche personnelle. Ses centres de travail ne sont pas des académies et ne sont pas conçus en vue de la recherche pure, comme on peut peut-être la concevoir dans un laboratoire universitaire.

Certes, on ne saisit pas très bien la raison pour laquelle la Commission a laissé le requérant sans aucune occupation réelle pendant un certain nombre de mois après que celui-ci eut refusé d'assumer les fonctions qui lui avaient été proposées. Mais cette circonstance relève de l'organisation des services et des travaux de centre d'Ispra, compte étant tenu à cet égard de l'atmosphère particulière de crise et d'incertitude qui régnait à l'époque où se sont déroulés les événements dont il s'agit, et il est certain qu'elle ne saurait constituer, pour la situation antérieure à la date d'introduction du présent recours, un fait permettant de justifier le moyen invoqué par le requérant relativement au défaut de correspondance entre son grade et les fonctions afférentes à son nouvel emploi.

Pour les raisons exposées ci-dessus, je conclus au rejet de la requête.

Au sujet des dépens, il convient cependant de tenir compte du contexte spécial dans lequel se situe le litige et du caractère particulier des problèmes qui découlent des rapports complexes existant entre les nécessités pratiques d'une organisation et la liberté de la recherche scientifique, ce qui porte à reconnaître le caractère non idoine du droit d'assurer la pleine satisfaction de positions individuelles; même si ce droit est moralement digne de respect, ces positions doivent parfois céder le pas aux nécessités fonctionnelles de l'organisation.

En considération des caractéristiques de l'espèce, dans le contexte de laquelle il est également compréhensible que le requérant a pu avoir l'impression d'être personnellement touché et, partant, de se sentir moralement lésé par la décision attaquée, il me semble équitable que celui-ci ne doive pas supporter les dépens de la cause. Je propose par conséquent de mettre les dépens entièrement à la charge de la défenderesse en application de l'article 69, paragraphe 3, 1er alinéa du règlement de procédure.


( 1 ) Traduit de l'italien.