CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL M. KARL ROEMER
PRÉSENTÉES LE 17 FÉVRIER 1970 ( 1 )
Monsieur le Président,
Messieurs les Juges,
Dans l'affaire qui nous occupe aujourd'hui, la question est de savoir si la Commission a reproché, à bon droit, au gouvernement français d'avoir violé les dispositions du droit communautaire. Cette violation consisterait dans le fait que, jusqu'à l'entrée en vigueur de l'accord instituant une association entre la Communauté économique européenne et la République tunisienne, donc jusqu'au 1er septembre 1969, la France n'a pas perçu les prélèvements sur l'huile d'olive importée de la Tunisie tels qu'ils sont prévus dans le règlement du Conseil no 136/66 du 22 septembre 1966 (JO, p. 3025) portant établissement d'une organisation commune des marchés dans le secteur des matières grasses, en fonction de la différence entre les prix de seuil et les prix CAF (plus exactement: tels qu'ils sont prescrits à l'article 13 du règlement pour les huiles d'olive en provenance de pays tiers et n'ayant pas subi un processus de raffinage et à l'article 14 pour les huiles d'olive de cette provenance ayant subi un processus de raffinage). — En effet, le Journal officiel de la République française du 8 décembre 1966 renferme un avis destiné aux importateurs selon lequel les prélèvements perçus conformément au règlement no 136/66 ne sont pas dus sur les importations en provenance du Maroc et de la Tunisie, dans la mesure où les importations entrent dans les limites des contingents ouverts pour ces pays au titre de l'année 1966 ou 1966-1967. Il faut mentionner en outre l'arrêté publié au Journal officiel de la République française du 19 janvier 1967, qui a fixé pour les importations d'huile d'olive en provenance de Tunisie un contingent à droit nul de 20000 tonnes pour l'année 1967. A seule fin d'être complet, mentionnons que cet arrêté a également prévu un contingent de 6000 tonnes pour le Maroc; mais ce fait est sans importance pour la présente affaire. En outre, il faut encore indiquer l'avis aux importateurs publié au Journal officiel de la République française du 2 juin 1967, selon lequel le prélèvement prévu au règlement 136/66 n'était pas dû pour les importations d'huile d'olive d'une certaine catégorie en provenance de Tunisie, dans la mesure où elles demeureraient dans la limite du contingent ouvert pour l'année 1967.
Devant ces faits, la Commission a adressé, le 1er août 1967, une lettre au ministre français des affaires étrangères, dans laquelle elle faisait valoir que les importations en exemption de prélèvement en provenance du Maroc et de la Tunisie violaient le règlement 136/66 et elle demandait au gouvernement français de lui faire connaître ses observations sur ce grief dans un délai de deux mois. — Dans sa réponse du 3 novembre 1967, le gouvernement français a soutenu qu'en vertu du protocole I.7 du traité CEE qui s'applique également aux relations de la France avec le Maroc et la Tunisie, les articles 13 et 14 du règlement susmentionné du Conseil ne sont pas applicables aux importations en provenance de ces pays. En outre, le gouvernement français faisait état du préjudice qu'une telle application entraînerait inévitablement pour la vie économique de la Tunisie et du Maroc. — Conformément à cette thèse, un avis destiné aux importateurs a été publié au Journal officiel du 12 janvier 1968, selon lequel en 1968 un contingent de 20000 tonnes d'huile d'olive en provenance de Tunisie (pour le Maroc rien n'était communiqué) pouvait être importé en France en exemption de prélèvement.
Sur quoi la Commission a émis, le 3 mai 1968, un avis formel conformément à l'article 169 du traité CEE. Elle y répétait l'opinion émise dans sa lettre du 1er août 1967 et fixait au gouvernement français un délai de 30 jours pour mettre fin à la violation du traité indiquée.
Mais le gouvernement français a persisté dans son point de vue et a fait savoir aux importateurs, dans le Journal officiel du 31 janvier 1969, qu'au cours de l'année 1969, 20000 tonnes d'huile d'olive d'une certaine catégorie pouvaient être importées de Tunisie sans acquitter le prélèvement prévu dans le règlement 136/66.
L' occasion était ainsi donnée à la Commission d'engager une procédure judiciaire. Dans une requête parvenue le 14 juin 1969, elle a soumis à la Cour de justice le litige que nous venons de décrire et qui porte exclusivement sur le cas de la Tunisie, car, à cette date, l'exemption du prélèvement ne s'appliquait déjà plus aux importations d'huile d'olive en provenance du Maroc. Il nous faut donc examiner maintenant la requête par laquelle la Commission vous demande de déclarer que la République française, en excluant de l'application du prélèvement, dans la limite d'un contingent fixé annuellement, les importations d'huile d'olive originaire et en provenance de Tunisie, a violé les articles 13, paragraphe 1, et 14, paragraphe 1, du règlement 136/66.
Analyse juridique
1. |
Avant d'examiner si cette requête est fondée, nous devons montrer brièvement qu'il n'existe pas d'objections à sa recevabilité. Nous estimons que cette solution est correcte parce que l'infraction dénoncée par la Commission n'existait plus depuis l'entrée en vigueur de l'accord instituant une association entre la Communauté économique européenne et la République tunisienne (donc depuis le 1er septembre 1969), la France s'en tenant depuis lors au règlement no 1471/69 (JO no L 198) qui fixe de façon uniforme pour la Communauté des taux de prélèvement spéciaux pour les importations d'huile d'olive en provenance de Tunisie. En réalité, comme la Cour de justice l'a déjà relevé dans des affaires analogues (affaire 7-61, Recueil VII-1961, p. 653), ce fait est sans intérêt. Pour la recevabilité du recours intenté en application de l'article 169 du traité CEE, le seul élément important est que le gouvernement français ne s'est pas rallié à l'opinion de la Commission dans le délai d'un mois fixé dans l'avis du 3 mai 1968 et que la situation critiquée existait encore au moment de l'introduction du recours. — Au reste, il faudrait reconnaître que la Commission a un intérêt à cette déclaration parce que le protocole cité par le gouvernement français continue de s'appliquer à des produits qui ne sont pas englobés dans l'accord d'association mentionné et parce que l'application du protocole à d'autres produits n'est que suspendue pour la durée de validité de l'accord d'association (donc pour cinq ans). Nous pouvons à ce sujet renvoyer à l'échange de lettres publié au JO de 1969 (no L 198, p. 86) et, sans autre remarque préliminaire, nous en arrivons maintenant à l'examen du fond du litige. |
2. |
Comme nous l'avons déjà dit, accusé d'avoir violé le traité en ne percevant pas sur l'huile d'olive en provenance de Tunisie les prélèvements prévus dans le règlement 136/66, le gouvernement français se défend en invoquant le protocole «relatif aux marchandises originaires et en provenance de certains pays et bénéficiant d'un régime particulier à l'importation dans un des États membres», qui est annexé au traité CEE (protocole I.7). La détermination de sa portée constitue donc le problème central de la présente affaire. Cela justifie que nous commencions par citer son texte, dans la mesure où il présente de l'intérêt en l'espèce. Nous lisons au paragraphe 1 du protocole : «L'application du traité instituant la Communauté économique européenne n'exige aucune modification du régime douanier applicable, à l'entrée en vigueur du traité, aux importations… en France de marchandises originaires et en provenance du Maroc, de la Tunisie…». Comme le gouvernement français estime que les prélèvements ne sont pas des droits de douane (nous pouvons le déduire d'une lettre du 3 novembre 1967), le problème d'interprétation se ramène par conséquent à la question de savoir si la notion de «régime douanier» que nous venons d'évoquer doit être entendue au sens étroit et être limitée aux droits de douane proprement dits ou si, dans une acception plus large, elle doit être comprise comme «régime à l'importation». Cette dernière interprétation est, on le sait, celle du gouvernement français. Partant de là, il formule l'argumentation suivante: étant donné que lors de l'entrée en vigueur du traité CEE, les importations d'huile d'olive en provenance de Tunisie n'étaient pas grevées de droits de douane français, le protocole I.7 exemptait la France de grever l'huile d'olive tunisienne d'une charge variable sur les importations ayant la même incidence que celle qui a été introduite — sous forme de prélèvement — lors de l'entrée en vigueur de l'organisation de marché qui s'y rapporte et qui a remplacé le droit de douane. — En faveur de cette thèse, le gouvernement français a présenté une série d'observations que la Commission a essayé d'infirmer par ses arguments. Examinons maintenant en détail ce qu'il convient d'en retenir.
Voyons en terminant ce qu'il faut penser de ces considérations qui font certainement impression. Tout d'abord, nous pouvons avoir des doutes au sujet de l'argument selon lequel l'accord d'association et le règlement du Conseil qui se fonde sur lui ont pour but de maintenir à la République tunisienne, pour les exportations d'huile d'olive, des avantages équivalents à ceux qui étaient accordés en vertu du régime particulier français. A cet égard, nous pouvons observer que, dans les négociations du GATT sur ce point, il n'a été question que d'une compensation dans certaines limites. L'exactitude de la thèse française est également battue en brèche par le point de vue adopté par le gouvernement tunisien au cours des négociations avec la Communauté, selon lequel, pour maintenir l'ampleur des avantages accordés par le gouvernement français, il serait nécessaire de déduire 8,5 u.c. par quintal métrique du prélèvement à percevoir en vertu de l'article 13 du règlement 136/66, alors que le règlement du Conseil susmentionné no 1471/69 (JO no L 198) n'accorde pour les importations d'huile d'olive dans la Communauté qu'une remise de 5,5 u.c. Il n'est toutefois pas nécessaire que nous entrions dans les détails de ces calculs parce qu'il n'est pas encore possible d'émettre un avis certain après le bref délai qui s'est écoulé depuis l'entrée en vigueur de l'accord d'association et sur la base des différents documents produits. En effet, l'élément déterminant est celui-ci; même si une équivalence des avantages ne pouvait pas être exclue, il ne faudrait pas oublier que ces avantages sont désormais accordés par la Communauté après une prise en considération minutieuse de ses intérêts qui exigent peut-être une solution différente dans une autre situation. Indépendamment de cela, il ne faut en tout cas pas oublier que le règlement 1471/69 prévoit une garantie de prix minimum pour la Tunisie. Elle n'existait pas dans le régime particulier français. Cela révèle donc, à tout le moins, une différence dont l'importance ne doit pas être sous-estimée pour les intérêts de la politique agricole commune. Une deuxième remarque a trait à la thèse selon laquelle, en reconnaissant l'exactitude du point de vue de la Commission, une rupture dans les relations avantageuses que la Tunisie entretenait avec la France a été inéluctable depuis l'entrée en vigueur du règlement 136/66, parce que des prélèvements considérables seraient devenus exigibles. La Cour de justice a essayé d'obtenir des éclaircissements à ce sujet grâce à des questions adressées aux parties. Sur quoi, nous avons entendu dire que le problème n'a pas été soulevé lors de la préparation du règlement 136 et que la France n'a pas fait de réserves pour ses importations d'huile d'olive en provenance de Tunisie. Nous laisserons de côté le point de savoir si des négligences sont imputables aux parties, car nous nous trouvons dans une procédure objective qui ne vise pas à rechercher des fautes. A notre avis, la thèse selon laquelle le problème, tel qu'il se pose aujourd'hui, n'a pas été aperçu à l'époque, est parfaitement défendable. Or, s'il avait été reconnu, si la grande importance des exportations d'huile d'olive pour l'économie tunisienne avait été suffisamment mise en lumière, il n'est pas douteux que, même en admettant l'interprétation recommandée par la Commission, une solution convenable aurait été trouvée pour la Tunisie, soit dans le cadre du règlement 136/66, soit dans un règlement spécial. A notre avis, on peut le supposer parce que, comme cela s'est produit lors de l'adoption de l'accord d'association, les autorités communautaires sont parfaitement conscientes de la forme obligatoire de la déclaration d'intention susmentionnée, notamment lorsqu'elle s'exprime dans la formule qu'il faut maintenir et intensifier les courants traditionnels d'échanges entre les États membres de la Communauté économique européenne et les pays appartenant à la zone franc. Mais eu égard au développement de la Communauté, nous estimons qu'il est particulièrement important qu'il se soit agi d'une solution de droit communautaire et non unilatéralement nationale. En définitive, la thèse de la rupture inéluctable du développement économique extérieur de la Tunisie n'est donc pas pertinente. |
3. |
Après tous ces développements, résumons. Nous croyons qu'il est impossible de donner un résumé sans reconnaître que le gouvernement français s'est efforcé d'une manière impressionnante et avec un sens profond de sa responsabilité, de donner à ce problème délicat juridiquement et politiquement la solution qu'il estime exacte en se fondant sur une argumentation sérieuse. Tout bien considéré, il nous reste toutefois à constater que le texte du protocole I.7, son sens et son objectif, l'économie générale du traité et surtout les arguments qui peuvent être tirés des exigences de la politique agricole commune font apparaître que l'opinion de la Commission est exacte. Par conséquent, le protocole I.7 n'englobe que les réglementations douanières proprement dites; en se fondant sur lui, les États membres n'ont donc pas le droit de s'abstenir de percevoir les prélèvements de droit communautaire. Étant donné qu'en ce qui concerne les importations originaires et en provenance de la Tunisie, le gouvernement français, en invoquant le protocole précité, n'a pas perçu les prélèvements fixés dans le règlement 136/66 pour les importations d'huile d'olive en provenance d'États tiers, nous devons déclarer qu'il a agi contrairement au droit communautaire. Étant donné l'issue du procès, la partie défenderesse qui succombe doit également supporter les dépens. |
( 1 ) Traduit de l'allemand.