Conclusions de l'avocat général M. Joseph Gand

du 1er juillet 1965

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

Les cinq recours sur la recevabilité desquels nous avons à conclure aujourd'hui et qui ont été joints par ordonnance du 17 juin dernier ont été déposés par des fonctionnaires appartenant tous depuis une date plus ou moins ancienne au cadre linguistique du secrétariat général des conseils, l'un d'eux, M. Noack, ayant même la qualité de chef de ce service.

Tandis que MM. Battin et Noack bénéficiaient déjà du statut C.E.C.A. de 1956, MM. Loebisch, Valerio et Van Royen se trouvaient placés sous le régime dit du «contrat de Bruxelles». Lors de l'entrée en vigueur du statut de 1962, la situation des requérants, fut réglée par diverses décisions individuelles, dont les dernières, du 28 mars 1963, portaient promotion des quatre premiers au grade L/A 4, et de M. Noack au grade L/A 3. Ces mêmes décisions, qui prenaient effet du 1er janvier 1962, fixaient également l'échelon de. chaque agent dans le grade qui lui était reconnu.

Avant l'intervention de ces mesures, les intéressés n'avaient pas manqué de se préoccuper du sort qui allait leur être réservé et dont ils avaient déjà une connaissance au moins officieuse. Sans présenter une réclamation formelle, ils avaient, en octobre 1962, soit exprimé leur «inquiétude» devant le classement envisagé pour eux, soit indiqué quel classement leur paraissait comporter l'interprétation du statut, et plus précisément des dispositions propres aux agents du service linguistique. Mais, contre les décisions du 28 mars 1963 qui les concernaient, aucun des requérants n'a, à l'époque, formé de réclamation devant l'autorité compétente, ni intenté de recours devant vous.

Tout changea lorsque fut rendu votre arrêt 70-63 du 7 juillet 1964, Collotti, réglant la situation du chef du service linguistique de la Cour. Des réclamations furent alors introduites auprès du secrétaire général des Conseils, visant expressément cet arrêt et tendant au reclassement rétroactif des intéressés au 1er janvier 1962 sur la base des principes dégagés par vous dans l'affaire 70-63. Le rejet — explicite ou implicite suivant les cas — de ces réclamations a entraîné les recours dont vous êtes saisis sous les numéros 50, 51, 53, 54 et 57-64, et qui sont rédigés en termes pratiquement identiques.

Sans aborder le fond du débat, vous êtes appelés à vous prononcer sur la recevabilité des recours, que conteste la partie défenderesse, dans les conditions prévues à l'article 91 du règlement de procédure. C'est donc à ce seul point que nous limiterons nos observations; elles nous conduiront à vous proposer de faire droit à l'exception soulevée par le secrétariat général des Conseils.

Les requérants s'attendaient si bien à se voir opposer cette exception que les développements les plus importants de leurs recours sont consacrés à établir la recevabilité de ces derniers. Ils se placent successivement sur trois terrains.

1.

En premier lieu, l'article 90 du statut ne soumet à aucune condition de délai la faculté de réclamation qu'il ouvre aux fonctionnaires auprès de l'autorité investie du pouvoir de nomination. D'autre part, en vertu de l'article 91, le défaut de décision en réponse à une réclamation constitue une décision de rejet contre laquelle peut être formé un recours contentieux.

En l'espèce, l'autorité compétente a été saisie à des dates diverses, dont la plus ancienne est du 22 juillet 1964, de réclamations contre le classement des intéressés, et les recours ont été présentés dans le délai prévu à l'article 91 après que ces réclamations aient été explicitement ou implicitement rejetées. Ils seraient donc recevables.

Mais, comme l'indiquent les requérants eux-mêmes, leur réclamation de 1964 était dirigée contre un classement intervenu le 28 mars 1963, et qui n'avait fait à l'époque l'objet d'aucune contestation, administrative ou contentieuse. Aussi, la partie défenderesse a-t-elle raison de souligner que le respect du délai prévu à l'article 91 ne suffit pas à rendre le recours recevable. La décision, implicite ou explicite, intervenue sur la réclamation, n'a fait que confirmer la décision antérieure, même si elle a été prise après un nouvel examen de la situation; et l'on ne peut admettre que, par le biais des articles 90 et 91, soient remises en cause des décisions depuis longtemps définitives. C'est la décision du 28 mars 1963 qui aurait dû être attaquée dans les délais prévus à cet effet.

2.

Second argument, présenté comme subsidiaire dans la requête, mais dont on vous a dit à l'audience qu'il était l'argument principal à l'appui de la recevabilité: votre arrêt 70-03 constituerait un fait nouveau obligeant la partie défenderesse a reconsidérer sa position sur la portée des différents articles du statut. Le refus de cette partie de faire droit aux réclamations présentées après l'intervention de cet arrêt constituerait une décision nouvelle susceptible d'être attaquée. Et à l'appui de cette thèse, on invoque votre arrêt 42 et 49-59, S.N.U .P .A .T. (Recueil, VII, p. 98).

La question qui se pose est donc d'apprécier la portée de l'arrêt que vous avez rendu sur le recours de M. Collotti. Permet-il à d'autres fonctionnaires, qui prétendent se trouver dans la même situation de droit ou de fait que ce requérant, de rouvrir le débat, de présenter de nouvelles réclamations et de bénéficier de nouveaux délais de recours pour contester les décisions dont ils avaient été précédemment l'objet?

Cette question nous paraît déjà tranchée par votre arrêt 43-64, Richard Muller, du 17 juin dernier. Les effets juridiques d'un arrêt de la Cour portant annulation d'un acte, avez-vous dit, ne concernent, outre les parties, que «les personnes concernées directement par l'acte annulé lui-même»; c'est à l'égard de ces seules personnes qu'il est susceptible de constituer un «fait nouveau». Comme on l'a dit, c'est une chose d'être concerné directement par l'acte annulé, c'en est une autre que d'être intéressé par la règle de droit dont la méconnaissance a entraîné l'annulation de l'acte litigieux. Pour les premiers seuls, qui sont aussi les moins nombreux, l'arrêt de la Cour constitue un fait nouveau.

Les requérants font remarquer que l'arrêt 70-63 avait entraîné de nombreux recours émanant de fonctionnaires des diverses institutions; que ces dernières, qui, lors de la publication du statut, s'étaient déjà concertées pour l'appliquer dans des conditions identiques, s'étaient concertées de nouveau dès qu'a été connu votre arrêt. Tout cela est exact et répond à un souci élémentaire de bonne administration; mais, si cela indique que l'interprétation de l'article 102, paragraphes 1 et 4, du statut C.E.E. et de l'article unique de l'annexe X du statut C.E.C.A. posait un problème commun à l'ensemble des Communautés, il n'en résulte aucunement que les fonctionnaires de ces Communautés auxquels s'applique l'article litigieux soient directement concernés par l'acte individuel classant M. Collotti dans des conditions que vous avez jugées illégales. Cela suffit pour que votre arrêt ne puisse pas leur ouvrir un nouveau délai de recours.

Cette solution est conforme aux principes qui s'appliquent, de façon plus ou moins absolue, dans les droits des différents États membres. Comme l'a rappelé le secrétariat général des Conseils, l'arrêt d'annulation en droit français n'a d'effet que pour l'acte annulé lui même, mais non sur les actes similaires que les intéressés n'ont pas attaqués dans les délais; c'est ainsi par exemple que l'annulation des opérations d'intégration dans un ministère n'oblige pas l'administration à refaire les opérations effectuées dans les mêmes conditions dans d'autres ministères et non contestées en temps utile. Le droit italien paraît appliquer des solutions analogues. Quant au droit allemand, s'il n'est peut-être pas définitivement fixé, il est à tout le moins orienté en ce sens.

La jurisprudence de l'arrêt Richard Müller ne nous paraît d'ailleurs aucunement inconciliable avec l'arrêt. 42 et 49-59 (S.N.U.P.A.T. contre Haute Autorité) invoqué par les requérants. Vous avez alors considéré que les motifs de votre arrêt précédent refusant à cette société l'exonération qu'elle sollicitait auraient dû conduire la Haute Autorité à réexaminer et à retirer les dérogations dont bénéficiaient d'autres entreprises placées dans des conditions analogues. Ces affaires avaient trait en effet à un mécanisme financier de péréquation, organisé dans des conditions telles que la modification de la contribution d'une des entreprises participantes avait une répercussion automatique sur la situation de toutes les autres. Tout autant que l'identité des parties, c'est la nature même du mécanisme de péréquation qui nous paraît justifier la solution que vous avez alors adoptée; et il est bien évident que cette solidarité ne se retrouve pas dans le domaine de la fonction publique.

Les requérants ont enfin souligné lors de la procédure orale qu'il vous appartenait, plus encore qu'aux juridictions supérieures dans l'ordre national, de contribuer à former un droit qui, sur le plan communautaire, serait encore embryonnaire. Vous rendez, a-t-on dit, des arrêts de principe qui sont créateurs de droit, et l'on en déduit qu'ils constituent des faits nouveaux pour les requérants comme pour les institutions.

Loin de nous, Messieurs, la pensée de diminuer l'importance de votre rôle dans l'évolution d'un droit qui se cherche encore sur bien des points. Vous avez à donner l'interprétation des textes pour les appliquer aux litiges qui vous sont soumis, et l'interprétation une fois donnée par vous sur un point sera normalement appliquée dans l'avenir par les Communautés, lorsque se posera à elles un problème analogue à celui sur lequel vous avez statué. En ce sens, et bien que vous ne soyez jamais liés par vos solutions antérieures, il est bien exact que votre jurisprudence a un effet créateur, qu'elle contribue à fixer le droit, mais elle le fixe pour l'avenir. En d'autres termes, elle ne permet pas de revenir sur les situations déjà cristallisées du fait de l'expiration des délais de recours.

3.

Les requérants font enfin appel à l'équité et à la pratique administrative.

L'interprétation des dispositions du statut qui a abouti aux décisions du 28 mars 1963 a été donnée et acceptée de bonne foi à l'époque par les parties en cause; votre arrêt 70-63 a révélé que cette interprétation était erronée. Le principe que la bonne foi doit présider aux rapports administratifs conduirait à admettre qu'il y a lieu dans ce cas à un nouvel examen à la suite duquel peut être intenté un nouveau recours; c'est ce que paraîtrait reconnaître l'administration elle-même dans les cas où elle a répondu aux réclamations formulées.

Par ailleurs, la pratique dans les administrations tant nationales que communautaires serait de faire bénéficier d'une décision juridictionnelle, rendue sur une question d'interprétation du statut au profit d'un agent tous ceux qui se trouvent dans la même situation.

On est bien obligé de revenir ici une fois de plus à l'idée que les actions en justice sont enfermées dans des délais. L'interprétation que donne l'administration des dispositions réglementaires et sur laquelle elle fonde ses décisions ne vaut que sous réserve de la décision du juge, mais il appartient au fonctionnaire qui conteste cette interprétation de saisir lui-même le juge dans les délais prévus; faute de quoi, la décision devient définitive. Et l'on ne voit pas pourquoi le respect de la bonne foi qui doit présider aux rapports entre les parties ferait échec à des règles de procédure expressément fixées par les textes.

On ajoutera que, contrairement à ce que laissent entendre les requérants, l'administration, dans ses réponses aux réclamations dont elle avait été saisie en 1964, avait expressément réservé la question de la recevabilité de ces réclamations.

Enfin, l'argument tiré d'une prétendue pratique administrative ne peut être retenu pour deux raisons: une pratique ne pourrait avoir la valeur d'une règle de droit ayant force obligatoire et susceptible d'être invoquée en justice. Les allégations des requérants sur ce point ne paraissent pas corroborées d'autre part par ce que nous pouvons savoir de la jurisprudence administrative des États membres.

Nous concluons en conséquence :

au rejet des recours 50-64, 51-64, 53-64, 54-64 et 57-64 comme irrecevables,

et à ce que les dépens soient supportés par chacune des parties dans les conditions fixées à l'article 70 du règlement de procédure.