Conclusions de l'avocat général

M. MAURICE LAGRANGE

13 mars 1963

Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

I

Comme vous le savez, les trois affaires 28, 29 et 30-62 sur lesquelles nous avons aujourd'hui à nous expliquer se présentent exactement dans les mêmes conditions que l'affaire 26-62 qui a donné lieu à votre arrêt du 5 février 1963. Il s'agit, comme dans cette dernière, de demandes émanant de la Tariefcommissie par lesquelles cette juridiction saisit la Cour à titre préjudiciel, sur la base de l'article 177 du traité C.E.E, de deux questions relatives à l'interprétation de l'article 12 du traité. Les questions posées le sont dans les mêmes termes; les observations écrites présentées tant par les parties au principal que par les gouvernements et la Commission sont les mêmes; enfin, depuis l'arrêt, aucun fait nouveau n'est survenu, aucun argument nouveau n'a été présenté. La seule différence, au point de vue de la procédure, est que la saisine de la Cour par la Tariefcommissie a eu lieu à des dates différentes : 16 août 1962 dans l'affaire 26-62, 19 septembre 1962 dans les trois autres affaires, celles qui vous sont actuellement soumises. Il semblerait donc que vous n'ayez, de votre côté, qu'à répondre comme vous l'avez fait le 5 février dernier, et dans les mêmes termes, car il n'existe apparemment aucune raison de statuer différemment.

Toutefois, une telle attitude impliquerait que l'autorité de la chose jugée par votre arrêt du 5 février 1963 ne s'étend pas aux litiges actuels, car, dans le cas contraire, il vous appartiendrait, sinon de rejeter comme non recevables les demandes de la Tariefcommissie (puisque celles-ci sont antérieures à votre arrêt), du moins de les déclarer sans objet en rendant un arrêt de non-lieu à statuer. C'est là une question de principe, qui n'est pas sans importance pour l'application future de l'article 177 et les relations entre la Cour de justice et les juridictions nationales qui en découlent.

Nous pensons que ce problème doit être résolu par une application normale des principes qui régissent, d'une part, l'autorité de la chose jugée et, d'autre part, le mécanisme des questions préjudicielles. Nous ne pensons pas devoir nous étendre sur ces principes, qui sont communs aux six États membres, au moins pour l'essentiel; nous nous bornerons à les rappeler brièvement.

1o

En ce qui concerne l'autorité de la chose jugée, le principe est que cette autorité n'est que relative et n'existe qu'autant qu'il y a identité de parties, de cause et d'objet. (La Cour a appliqué strictement ces principes dans les arrêts Chasse et Meroni du 14 décembre 1962.) En dehors du cas spécial de l'annulation des actes administratifs, laquelle a effet erga omnes (et aussi, selon certains, de la «déclaration d'illégalité» des mêmes actes), la règle ne souffre d'exceptions que si la loi en dispose autrement. D'une telle exception, nous connaissons un exemple en France: l'article 7 de la loi du 6 mai 1919, modifiée par loi du 22 juillet 1927, donne au tribunal civil le pouvoir de statuer sur les contestations relatives aux appellations d'origine en matière viticole, en précisant que «les jugements et arrêts définitifs décideront à l'égard de tous les habitants et propriétaires de la même région», permettant ainsi à un jugement de fixer les conditions de l'appellation et de délimiter la région à laquelle elle s'applique, exactement comme le ferait un règlement. C'est là une exception très caractéristique à la règle de l'autorité relative de la chose jugée, considérée en France traditionnellement comme l'expression juridique de la condamnation prononcée par la révolution française contre les «arrêts de règlement» des Parlements de l'ancien régime. En Allemagne existe l'exception visant la portée des arrêts rendus par le Bundesverfassungsgericht de Karlsruhe, qui ont autorité à l'égard de tous les tribunaux et autorités du Bund et des Länder et même parfois autorité de loi. Dans le traité de Rome, nous ne trouvons aucune disposition spéciale dérogeant au principe de l'autorité seulement relative de la chose jugée pour le cas où la Cour est appelée à interpréter les dispositions du traité, que ce soit par voie préjudicielle ou par toute autre voie.

2o

En ce qui concerne les principes qui gouvernent le mécanisme des questions préjudicielles, ils reposent essentiellement sur le respect absolu par chacun des deux ordres de juridictions de la compétence de l'autre. C'est ainsi que le tribunal saisi du litige au principal est tenu de s'incliner devant le jugement rendu par la juridiction saisie sur renvoi en ce qui concerne le point de droit sur lequel cette juridiction s'est prononcée: dans cette limite, le jugement rendu sur renvoi possède autorité de chose jugée. En revanche, le juge au principal demeure libre de tirer du jugement préjudiciel telles conséquences que de droit pour vider le litige au fond, voire de n'en tirer aucune s'il découvre par exemple après coup que la consultation n'était pas nécessaire et qu'il peut statuer en se plaçant sur un autre terrain.

Quant au juge de la question préjudicielle, il n'a qu'un seul pouvoir, qui est d'ailleurs aussi un devoir, c'est de vérifier sa propre compétence: dès lors qu'il la reconnaît, il est tenu de se prononcer, sans avoir à vérifier si le renvoi était bien justifié, s'il était vraiment nécessaire pour juger le litige au principal, etc. Comme le dit Waline («Manuel de droit administratif», 4e édition, p. 133), envisageant un cas où un tribunal administratif statue sur renvoi d'un tribunal de l'ordre judiciaire, «le tribunal administratif n'a pas à faire la leçon au tribunal judiciaire et à juger que celui-ci a méconnu sa propre compétence».

C'est bien de ces principes que la Cour a fait application dans l'arrêt 26-62, où nous lisons ceci :

«Attendu … que, pour conférer compétence à la Cour en la présente affaire, il faut et il suffit qu'il ressorte à suffisance de droit que la question posée vise une interprétation du traité;

que les considérations qui ont pu guider une juridiction nationale dans le choix de ses questions, ainsi que la pertinence qu'elle entend leur attribuer dans le cadre d'un litige soumis à son jugement restent soustraites à l'appréciation de la Cour.»

II

Si l'on fait application simultanément des deux principes que nous venons de rappeler, on aboutit à la conclusion que l'arrêt de la Cour du 5 février 1963, rendu dans l'affaire 26-62, n'a pas autorité de chose jugée à l'égard des trois autres litiges. Nous disons bien «des trois autres litiges», entendant par là que, pour chacun d'entre eux, il y a lieu d'envisager comme un tout l'ensemble de la procédure, dont le renvoi ordonné par le juge néerlandais et les suites que ce renvoi comporte devant la Cour font partie. En effet, l'ensemble de cette procédure, y compris la phase qui se déroule maintenant ici à Luxembourg, n'a en définitive qu'un même objet: permettre, dans le respect de l'ordre des compétences, de juger des litiges portés régulièrement devant un tribunal national, c'est-à-dire, en l'espèce, les trois litiges entre des importateurs et l'administration fiscale néerlandaise. Or, si la cause juridique (causa petendi) est la même dans les quatre litiges, l'objet (petitum) est différent et il n'y a pas non plus identité de parties; donc l'autorité de la chose jugée par votre arrêt du 5 février ne s'étend pas aux trois autres litiges qui ont fait l'objet de demandes distinctes de la part de la Tariefcommissie, sur lesquelles vous ne vous êtes pas encore prononcés.

Sans doute pourrait-on arguer, à l'appui d'une thèse contraire, de ce que le caractère d'«ordre public» du système prévu à l'article 177 (obligation du renvoi dans le cas du 3e alinéa, saisine directe de la Cour par le juge national) est assez accentué, le but poursuivi étant évidemment d'assurer le plus possible l'unité dans l'interprétation du traité. Mais nous pensons qu'il faut se garder de confondre la ratio legis, qui est bien celle-là en effet, et le procédé par lequel elle doit être satisfaite. Ce procédé, c'est le recours au système du renvoi à titre préjudiciel, qui repose, nous l'avons rappelé, sur le respect par les juges de chacun des deux ordres de leurs compétences respectives. Il s'agit donc d'une collaboration entre la Cour et les juridictions nationales qui doit aboutir, par voie jurisprudentielle, à cette unité d'interprétation hautement souhaitable: par voie jurisprudentielle et non par voie réglementaire. C'est dire que la Cour de justice doit, comme en toute autre matière, demeurer libre de ses décisions futures. Quelle que soit l'importance de l'arrêt qu'elle est amenée à rendre sur tel ou tel point, quel que soit même le caractère abstrait que l'interprétation de telle ou telle disposition du traité peut présenter — ou paraître présenter —, la règle d'or de l'autorité relative de la chose jugée doit être préservée: c'est par l'autorité morale de ses décisions, et non par l'autorité juridique de la chose jugée, qu'une juridiction comme la nôtre doit s'imposer. Bien évidemment, personne ne s'attendra à ce qu'ayant rendu un arrêt de principe, tel que l'arrêt 26-62, la Cour se déjuge sans raisons sérieuses à l'occasion d'un autre litige, mais elle doit garder juridiquement le droit de le faire. La règle de l'autorité relative de la chose jugée est une règle sage; elle oblige le juge, plutôt que de s'abriter formellement derrière un arrêt déjà rendu, comme on s'abrite derrière une loi ou un règlement, à conserver sans cesse le sens de sa responsabilité, c'est-à-dire à confronter à l'occasion de chaque litige les réalités avec la règle de droit, ce qui peut l'amener à reconnaître éventuellement ses erreurs à la lumière de faits nouveaux, d'arguments nouveaux, ou même d'un examen de conscience spontané, ou, hypothèse plus fréquente, à nuancer son point de vue sans le changer fondamentalement, se prêtant ainsi, à la lumière de l'expérience et de l'évolution des doctrines juridiques et des phénomènes économiques, sociaux ou autres, à ce qu'on appelle une évolution de jurisprudence. Or, la règle de l'autorité relative de la chose jugée est l'arme qui le lui permet. Bien entendu, il ne doit, dans sa sagesse, user de cette arme qu'avec prudence, sous peine de détruire la sécurité juridique, mais elle lui est nécessaire et il ne doit pas l'abandonner.

Peut-on alors envisager de faire une distinction entre l'autorité de la chose jugée par la Cour à l'égard d'elle-même, autorité qui ne serait que relative, et l'autorité vis-à-vis des juridictions nationales, qui serait au contraire absolue? Autrement dit, tant que la Cour ne se serait pas déjugée — ce qu'elle aurait toujours le droit de faire — les juridictions nationales seraient tenues de se conformer à la décision rendue à l'occasion de tout litige quelconque porté devant elles, comme c'est le cas, nous l'avons vu, pour les décisions rendues par la Cour de Karlsruhe. Nous ne le pensons pas davantage. Ce serait, en effet, reconnaître à la Cour une véritable compétence d'ordre constitutionnel. Or, si à certains égards notre Cour joue en effet dans les Communautés le rôle d'un juge constitutionnel, les traités ne lui ont pas attribué les prérogatives complètes d'un juge de cette nature. Et surtout, les traités euxmêmes ne peuvent être considérés qu'avec prudence, et seulement pour partie ou sous certains aspects, comme de véritables constitutions pour chacune des Communautés qu'ils instituent. Il faut se défier des analogies trop poussées. En tout cas, si ces analogies sont pertinentes à l'égard de l'ordre juridique communautaire, elles sont sans valeur à l'égard de l'ordre juridique interne de chaque État membre, qui subsiste parallèlement: à ce dernier point de vue, il est clair que les traités sont des accords internationaux dont les dispositions, par l'effet de la ratification, se trouvent incorporées dans la législation interne des États membres. Leurs dispositions sont donc appliquées normalement comme des lois, et non comme une constitution; il en est de même, a fortiori, des règlements édictés par les exécutifs de la Communauté, sous réserve du contrôle de leur légalité. Dès lors, en l'absence d'une disposition expresse contraire, laquelle fait défaut dans le traité, les pouvoirs respectifs de la Cour, statuant à titre préjudiciel, et des juridictions nationales doivent être considérés selon les règles habituelles du droit interne lorsqu'on se trouve en présence d'une attribution de compétence exclusive qui s'exerce à côté des compétences normales: cela, sauf encore une fois disposition expresse contraire, n'implique nullement en soi une sorte de subordination d'un ordre de compétence à l'autre et ne justifie pas, en particulier, une dérogation aux règles normales gouvernant l'autorité de la chose jugée.

Ajoutons que la thèse que nous cherchons à réfuter risquerait d'entraîner de sérieux inconvénients. Elle aboutirait, en effet, à donner un caractère contentieux à la portée des arrêts de la Cour en la matière. Tel ou tel litige ultérieur pose-t-il exactement la même question d'interprétation déjà jugée, ou comporte-t-il des éléments nouveaux justifiant une nouvelle demande d'interprétation? La Cour, plutôt que d'avoir à juger (soit dans les mêmes termes, soit, si besoin est, en complétant son précédent arrêt) une question relative à l'interprétation du traité, ce qui est son rôle normal, devrait se demander tout d'abord si la question posée a déjà ou non été jugée par elle précédemment, ce qui reviendrait dans bien des cas à interpréter l'arrêt au lieu d'interpréter le traité. Nous retrouvons ici l'inconvénient de la renonciation à la liberté que donne au juge la règle de l'autorité seulement relative de la chose jugée: mieux vaut reproduire plusieurs fois un arrêt de principe, sauf à nuancer la rédaction pour tenir compte des éléments ou des arguments nouveaux, plutôt que de refuser de répondre, tout en étant obligé d'expliquer pourquoi. Encore une fois, mieux vaut pour un juge interpréter la loi, ce pour quoi il est fait, que d'interpréter ses propres décisions.

Mais — et ce serait une position de repli — ne pourrait-on, tout en observant le principe de l'autorité relative de la chose jugée, en étendre plus ou moins le champ d'application? Par exemple, ne pourrait-on pas considérer que l'autorité de la chose jugée est opposable lorsque la demande de question préjudicielle non seulement porte sur la même question, mais émane du même tribunal qui a déjà posé la question jugée antérieurement par la Cour? Ce serait dangereux, à notre avis. En effet, l'affaire peut se présenter sous un jour différent, de nouveaux arguments peuvent être soulevés, etc. D'autre part, qu'est-ce que la «même juridiction»? Une haute juridiction peut comporter plusieurs formations ayant des compétences différentes: pensons à la chambre civile et à la chambre criminelle de la Cour de cassation, aux divers «Sénats» des Cours allemandes. Peut-on encore songer à tenir compte du délai plus ou moins long qui s'est écoulé depuis qu'un arrêt a été rendu par la Cour? Le critère est certainement beaucoup trop subjectif et arbitraire. Nous pensons, en définitive, que, si l'on admet que la règle de l'autorité relative de la chose jugée est applicable, il convient de l'appliquer strictement, selon les critères simples et bien connus dont elle est assortie.

III

Mais alors — et c'est la dernière question que nous voudrions examiner — la Cour ne risque-t-elle pas d'être encombrée de litiges inutiles, parce que concernant des questions déjà tranchées? Ce problème a deux aspects, l'un de fait, l'autre de droit.

En fait, nous sommes persuadé que les tribunaux nationaux s'abstiendront d'une manière générale de renvoyer à la Cour des questions vraiment inutiles. La tendance naturelle d'un juge est plutôt d'exercer pleinement sa compétence que de l'abdiquer en faveur d'un autre; les parties, de leur côté, dans la mesure où elles peuvent influencer cette procédure, qui est d'ordre public, n'auront pas en général intérêt à l'alourdir inutilement, avec les frais et retards supplémentaires que cela entraîne. En particulier, l'hypothèse du renvoi à la Cour par le juge même qui a déjà renvoyé et obtenu une réponse est peu vraisemblable en l'absence de raisons pertinentes d'agir ainsi.

Mais — et c'est l'aspect juridique du problème — l'article 177, alinéa 3, ne va-t-il pas contraindre les juridictions nationales visées par ce texte (celles «dont les décisions ne sont pas susceptibles d'un recours juridictionnel de droit interne») à saisir la Cour dès lors qu'une «question» d'interprétation du traité «est soulevée dans une affaire pendante devant» une de ces juridictions, puisque, en effet, toujours d'après ce même texte, la juridiction en question est, en pareil cas, «tenue de saisir la Cour de justice»? Cette obligation de saisir la Cour existe-t-elle alors même que la question d'interprétation litigieuse aurait déjà donné lieu à un arrêt de la Cour, ou même ferait l'objet d'une jurisprudence constante?

Messieurs, c'est là une question que vous n'avez pas à résoudre, car elle est de la compétence des juridictions nationales. Vous ne pourriez la trancher que si vous étiez saisis d'une demande d'interprétation de l'article 177 lui-même, ce qui n'est pas le cas.

Nous dirons seulement que ce problème — qui n'est d'ailleurs pas le seul que soulève l'interprétation de l'article 177 — semble pouvoir être résolu sans grandes difficultés par les tribunaux nationaux s'ils s'inspirent d'une des règles qui gouvernent la matière des questions préjudicielles. Cette règle est très simple: pour qu'il y ait lieu à la mise en route de la procédure de renvoi d'une question à titre préjudiciel pour interprétation, il faut évidemment qu'on se trouve en présence d'une question et que cette question soit relative à l'interprétation du texte en cause: sinon, si le texte est parfaitement clair, il n'y a plus lieu à interprétation, mais à application, ce qui ressortit à la compétence du juge chargé précisément d'appliquer la loi. C'est ce qu'on appelle parfois, d'une expression d'ailleurs peut-être peu exacte et souvent mal comprise, la théorie de l'«acte clair» : à vrai dire, il s'agit simplement de la ligne de démarcation entre les deux compétences. Bien entendu, comme toujours en pareil cas, il peut y avoir des cas douteux, des cas-limites; dans le doute, évidemment, le juge devrait prononcer le renvoi.

Or, s'il se présente devant un juge national une question d'interprétation du traité, mais que cette question fait l'objet de la part du juge compétent d'une jurisprudence susceptible d'être considérée comme constante, on doit raisonnablement admettre qu'il n'y a plus vraiment de «question» nécessitant un renvoi, le cas devenant alors assimilable au précédent: une disposition obscure par elle-même, mais dont le sens a été constamment interprété de la même manière par le juge compétent à cet égard, est assimilable à une disposition n'ayant pas besoin d'interprétation. C'est là une règle de bon sens et de sagesse, qui concilie heureusement le respect de l'ordre des compétences avec la nécessité de ne pas multiplier inutilement les procédures de renvoi. C'est ainsi, Messieurs que le mécanisme des questions préjudicielles est compris en France, pays dans lequel, vous le savez, ce mécanisme joue un rôle important en raison de la rigueur avec laquelle y est appliqué le principe de la séparation des pouvoirs.

Des conceptions analogues règnent, d'ailleurs, dans certaines matières voisines, soit en droit international privé, soit en droit international public: nous faisons ici allusion au cas où un juge interne est conduit à appliquer la loi étrangère, ainsi qu'au cas où un juge international est conduit à appliquer la loi interne. Il y a, évidemment, dans ces deux hypothèses, une différence essentielle avec l'article 177 du traité C.E.E., c'est que le juge n'a pas alors à sa disposition une procédure de renvoi: il doit appliquer la loi étrangère ou la loi interne. Mais l'analogie est tout de même intéressante, en ce sens que, dans les deux cas, il est très généralement admis qu'il n'appartient pas au juge de se substituer aux organes compétents pour interpréter la loi, c'est-à-dire aux tribunaux du pays où cette loi est en vigueur, mais qu'il doit se conformer à l'état du droit tel qu'il résulte, dans le pays en question, de la manière dont la loi est effectivement appliquée compte tenu de la jurisprudence interne à laquelle cette application a donné lieu. C'est bien la même idée de la distinction entre l'interprétation et l'application de la loi: l'interprétation de la loi résultant d'une jurisprudence constante des tribunaux compétents doit être acceptée par le juge étranger ou le juge international, ce qui lui permet de statuer comme s'il s'agissait d'une simple application.

Nous citerons, sur l'ensemble de la question de l'application du droit étranger par le juge interne, une très intéressante étude du professeur Dölle («Revue critique du droit international privé», 1955), et, comme jurisprudence, pour la France, Cass. civ. 10 mai 1960 (Fondation Potocki) («Journal du droit international», 1961, p. 762); Cour d'appel de Paris, 1er juillet 1959 («Revue critique de droit international privé», 1960, p. 193) ; tribunal civil de la Seine, 29 septembre 1959 (même revue, 1960, p. 591). Pour ce qui est du second cas, celui de l'application de la loi interne par un juge international, nous citerons deux arrêts de la Cour permanente de justice internationale du 12 juillet 1929, publiés au «Dalloz périodique et critique 1930», deuxième partie, p. 45 et s. (gouvernement de la République française contre gouvernement du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes et gouvernement de la République française contre gouvernement de la république des États-Unis du Brésil). On doit rappeler, toutefois, qu'en Italie existe la théorie de la «réception de la règle de droit étrangère» par le droit national, qui aboutit à conférer au juge italien de plus grands pouvoirs de contrôle quant à l'application de la loi étrangère; mais il en résulte simplement que les juges italiens devraient avoir encore moins de scrupules que ceux des autres pays membres pour s'abstenir de prononcer des renvois inutiles.

En définitive, nous pensons que si les juridictions nationales des États membres s'inspirent des principes que nous venons de rappeler — et tout donne à espérer qu'elles le feront, puisque ces principes sont généralement reconnus tant en droit interne qu'en droit international — un régime satisfaisant de collaboration entre ces juridictions et la Cour de justice pourra s'instaurer sur la base de l'article 177.

Dans ce système, il est sans doute à prévoir que la Cour ait parfois à statuer sur des questions d'interprétation du traité ou des règlements communautaires qu'elle aurait déjà tranchées précédemment; mais, pour les raisons que nous avons exposées, nous ne pensons pas que ce risque soit très grand. Quoi qu'il en soit, il est infiniment moins grave d'avoir quelques arrêts de la Cour reproduisant des précédents que de s'exposer à des refus de renvoi de la part des juridictions nationales, refus fondés sur une interprétation qui pourrait être contestable de la portée d'un arrêt déjà rendu: il y aurait là une source de conflits pour lesquels le traité ne prévoit aucune solution.

Nous concluons à ce que la Cour, se prononçant sur les demandes à elle soumises à titre préjudiciel par la Tariefcommissie par décisions du 19 septembre 1962, dise pour droit :

1o

L'article 12 du traité instituant la Communauté économique européenne produit des effets immédiats et engendre dans le chef des justiciables des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder;

2o

Pour constater si des droits de douane ou taxes d'effet équivalent ont été augmentés en méconnaissance de la défense contenue à l'article 12 du traité, il faut prendre en considération les droits et taxes effectivement appliqués par l'État membre dont il s'agit à l'entrée en vigueur du traité;

une telle augmentation peut provenir aussi bien d'un nouvel agencement du tarif qui aurait pour conséquence le classement du produit dans une position plus fortement taxée que d'une majoration du taux douanier appliqué;

3o

Il appartient à la Tariefcommissie de statuer sur les dépens des présentes instances.