15.11.2012   

FR

Journal officiel de l'Union européenne

C 351/36


Avis du Comité économique et social européen sur le thème «Pour une analyse actualisée du coût de la non-Europe» (avis d’initiative)

2012/C 351/08

Rapporteur: M. Georgios DASSIS

Corapporteur: M. Luca JAHIER

Le 14 juillet 2011, le Comité économique et social européen a décidé, conformément à l'article 29, paragraphe 2, de son règlement intérieur, d'élaborer un avis d'initiative sur le thème:

«Pour une analyse actualisée du coût de la non-Europe»

(avis d'initiative).

Le sous-comité «Coût de la non-Europe», chargé de préparer les travaux du Comité en la matière, a adopté son avis le 19 juin 2012.

Lors de sa 483e session plénière des 18 et 19 septembre 2012 (séance du 18 septembre 2012), le Comité économique et social européen a adopté le présent avis par 154 voix pour, 5 voix contre et 7 abstentions.

1.   Résumé

1.1

En resurgissant près d’un quart de siècle après la publication du rapport Cecchini de 1988, la question du "coût de la non-Europe" semble une façon pertinente et intéressante de faire avancer le débat sur la poursuite de la construction européenne. Mais alors que le rapport Cecchini abordait le sujet sous l’angle exclusif du marché unique, il est aujourd’hui indispensable d’aller bien au-delà et de discuter des coûts de l’inachèvement de l’union économique et politique en Europe. Ces coûts sont déjà extrêmement élevés et pourraient s’alourdir plus encore si rien n’est fait.

1.2

Le problème se pose avec une acuité considérable dans le contexte où – sous la pression des marchés financiers mais aussi de nouvelles règles institutionnelles contraignantes – les États nationaux seront obligés d’accentuer leurs efforts de désendettement. Comment faire sans sacrifier la croissance que les marchés financiers exigent par ailleurs? La bonne manière de procéder pour éviter de sombrer dans une spirale dépressive sans fin et de réduire à la pauvreté et à la misère une partie significative de la population en Europe serait de mutualiser un certain nombre de dépenses au niveau européen ainsi que de conduire des politiques européennes plus ambitieuses. Cela permettrait à l’Union d'amorcer un cercle vertueux de croissance, de se forger une identité économique, industrielle et technologique forte dans la mondialisation et de défendre notre modèle social qui a largement fait de l'Europe ce qu'elle est aujourd'hui.

1.3

Poser la question des coûts de la non-Europe de la façon dont cela est suggéré dans le présent avis a sans doute quelques désavantages méthodologiques et techniques mais son principal atout est d’avancer des arguments difficilement contestables au plan rationnel pour sortir de la crise actuelle et faire aboutir une véritable union économique et politique en Europe. Au fond, il s’agit de faire une démonstration implacable pour convaincre les opinions publiques de trouver les solutions aux problèmes en déplaçant le curseur de la subsidiarité vers plus d’Europe et une meilleure Europe à l’heure où certaines forces politiques essaient d’en faire le bouc émissaire.

1.4

À ce titre, la Stratégie UE 2020 contient des éléments extrêmement intéressants. Son ambition de promouvoir une véritable convergence, notamment au travers de politiques et d'objectifs communs ainsi que d’une coordination renforcée entre États membres à tous les niveaux et dans les domaines où l’approche européenne reste inexistante ou embryonnaire, doit être saluée. Néanmoins, on peut se demander si cette stratégie est à la hauteur du défi d’accomplir une véritable union économique et politique capable de renforcer les positions de l’Europe dans la mondialisation et si – en l’état – elle aura un destin plus heureux que celui de la Stratégie de Lisbonne.

1.5

Il nous semble nécessaire d’aller plus loin en faisant irruption dans les débats semestriels programmés des dirigeants tant de la zone euro à 17, que des 27, et en provoquant un réveil des consciences de nos dirigeants et de nos opinions publiques sur une révolution copernicienne à opérer dans les relations États-Europe-Monde. Les "coûts de la non-Europe" que nous subissons aujourd’hui et risquons de subir à l’avenir sont une très bonne manière d’œuvrer dans cette direction. Avec l’administration de la preuve en termes de bénéfices économiques, politiques et stratégiques, il faut contrecarrer les eurosceptiques et prendre l’opinion publique à témoin: l’Europe n’est pas le problème, elle doit être la solution.

1.6

Une telle approche a l’avantage de réduire les coûts, d’optimiser les dépenses et de maximiser les opportunités, afin de fournir une réponse appropriée pour faire face aux défis actuels et trouver une sortie par le haut, favorable à tous.

1.7

Compte tenu de tous ces éléments, les coûts de la non-Europe doivent être analysés d’une façon beaucoup plus large que ce qui est proposé dans le cadre de l’étude commandée par la Commission européenne sur "Le coût de la non-Europe: le potentiel inexploité du Marché Unique Européen". Nous n’avons pas besoin d’une énième étude (probablement d’une très bonne qualité par ailleurs) qui "dormira dans nos bibliothèques" et sera consulté de temps en temps par quelques spécialistes pointus.

1.8

Le CESE demande donc à la Commission de faire, dans un premier temps, une estimation aussi précise que possible de l’ensemble des coûts de la non-Europe évoqués dans le présent avis et de leur impact sur l’emploi et la croissance. Dans un deuxième temps, nous proposons d’inclure dans la Stratégie UE 2020 des objectifs chiffrés de réduction de ces coûts, avec un plan d’action clair et une évaluation systématique de son avancement.

2.   Considérations générales

2.1

La question du coût de la non-Europe a été soulevée par le CESE sous différents angles dans plusieurs avis émis ces dernières années (1). À la fin de 2010, le débat sur la non-Europe a été relancé par le Parlement européen et la Commission européenne. Cette dernière a par ailleurs commandé une étude ambitieuse pour réactualiser les travaux du rapport Cecchini (2)  (3).

2.2

Le choix de la Commission et du Parlement quant à la méthode et à l’objet choisis aurait été en grande partie motivé par la préparation de l’Acte pour le marché unique II (Single Market Act II), bien que leurs communications aient également insisté sur la nécessité de cibler le sujet et de se baser sur "l’évidence scientifique" (4) qu’apporterait une telle démarche. Rappelons que les modélisations relativement complexes du rapport Cecchini ont abouti à l’époque à un gain entre 4,5 % et 7 % du PIB communautaire (pour les 12 États membres), avec la création projetée de 2 à 5 millions d’emplois supplémentaires dans l’espace unifié. Cependant, ces estimations s’appuyaient sur une approche méthodologique et des hypothèses de base qui ne sont pas à l’abri de critiques et de contestations éventuelles. En outre, malgré leur réussite sur le plan de la communication, ces prévisions n’ont jamais fait, à notre connaissance, l’objet d’un bilan étayé qui permettrait d’apprécier leur exactitude ex post  (5).

2.3

Le CESE se félicite du retour du sujet sur le devant de la scène, même si on peut s’étonner qu’il survienne près d’un quart de siècle après la publication du rapport Cecchini. Toutefois, la manière de l’aborder, à savoir reprendre la même méthodologie et chiffrer de nouveau l’impact économique potentiel de la suppression des entraves aux échanges au sein du marché unique est une démarche qui paraît au mieux restrictive et au pire simplement inadéquate pour au moins deux raisons complémentaires.

2.4

La première est le risque de s’enfermer dans un débat sur les coûts de la non-Europe qui soit purement technique (pour ne pas dire technocratique), alors que – en dépit d’outils extrêmement complexes qui pourraient être utilisés – la technicité n’est souvent qu’une apparence dans les sciences sociales.

2.5

La seconde – plus fondamentale encore – est que l'époque actuelle est totalement différente. En 1988, le débat portait en effet essentiellement sur l’état du marché commun, rebaptisé le "marché unique". En ce sens, le rapport Cecchini a été très utile, car il a bien pointé du doigt et comptabilisé les obstacles et les retards en la matière. Ce faisant, il a permis de justifier un programme de relance et d’alimenter une dynamique positive résultant notamment dans le programme Delors et son objectif 1992.

2.6

En 2012, ce n’est plus l’état du marché unique qui constitue le cœur du problème. Non seulement la construction du marché unique a fortement progressé depuis un quart du siècle mais surtout le contexte a fortement évolué et semble actuellement marqué par au moins cinq nouveaux éléments majeurs par rapport à la fin des années 80: 1) une mondialisation nettement plus avancée, avec l’arrivée sur le marché international des pays émergents, tels que le Brésil, l’Inde et surtout la Chine, alors que les concurrents de l’Europe dans les années 80 étaient surtout les pays avancés; 2) une Europe constituée de 27 nations dont le niveau de développement, les structures économiques et les systèmes sociaux sont plus hétérogènes que dans les années 80; 3) le caractère nettement plus avancé de la construction européenne et l’apparition de certaines institutions clés, telles que l’euro et la BCE; 4) une crise économique sans précédent depuis les années 30, qui continue de sévir en prenant désormais la forme de la "crise des dettes souveraines"; 5) enfin, la nécessité impérieuse pour les États européens de se désendetter dans les années à venir.

2.7

Ces éléments nous amènent à proposer de poser le débat sur les coûts de non-Europe d’une manière fort différente. Le handicap dont souffre l’Europe à ce stade réside bien moins dans les retards de la construction de son marché unique (qui profite au demeurant à nos concurrents autant qu’aux Européens eux-mêmes). Il est surtout dans l’établissement d’une identité économique, industrielle et technologique forte dans la mondialisation, qui s'est faite multipolaire, ce qui implique une concurrence de plus en plus sévère, notamment de la part des puissances dites "émergentes", dans un contexte de crise systémique sans précédent.

2.8

C’est donc sur l’ensemble des "coûts de la non-Europe" découlant du caractère inachevé de la construction européenne que doit porter la réflexion. Ces coûts sont sans commune mesure avec ceux qui pourraient être entraînés par d’éventuelles barrières aux échanges intracommunautaires demeurant à ce jour. Le CESE est conscient des difficultés d’aborder le sujet d’une façon aussi large et fondamentalement politique, mais c’est la seule qui fasse sens pour nous dans la situation actuelle (6).

3.   L’Europe et ses acquis

3.1

Il y a 60 ans, l'espoir pour les Européens de vivre en paix s'est concrétisé par la création de la première Communauté européenne, la CECA. La marche vers l'intégration a été lente mais constante jusqu'en 1992. Durant les 20 dernières années l'élargissement de l'Union à 27 États membres a été un progrès incontestablement capital, mais le seul progrès véritablement complet. L'approfondissement de l'Union annoncé déjà au début des années 80 a été oublié. La monnaie unique, le Marché intérieur, les politiques de cohésion ou la PAC sont certainement des acquis importants mais incomplets et surtout insuffisants pour créer une véritable Union.

3.2

Au-delà des termes du débat, il y a bien entendu le débat sur le terme. Que signifie le coût? Que signifie la non-Europe? Voire que signifie le "non"? Potentiellement, tout peut être considéré comme l’Europe ou la non-Europe. Il est objectivement difficile de sélectionner les instruments/politiques/biens publics concernés, d’isoler leur impact, de déterminer à quel niveau leur déploiement serait le plus efficace (européen/ national/local), de décider en quels termes exprimer les coûts/bénéfices ou encore sur quel horizon temporaire il convient de les analyser (et la liste des difficultés n’est pas exhaustive). Compte tenu de tous ces facteurs, s’entendre sur une approche méthodologique rigoureuse et aller au-delà des généralités consensuelles n’est pas une mince affaire. La communication du Parlement européen sur les aspects méthodologiques apporte des clarifications précieuses à ce sujet et montre parfaitement son extraordinaire complexité.

3.3

Toutefois, quelle que soit l’approche, les définitions du concept – même les plus larges – ne permettent pas d’intégrer dans le champ du débat une partie des biens publics fondamentaux (tels que la paix ou la libre circulation des citoyens) produits par la construction européenne en à peine plus d’un demi-siècle d’existence.

3.4

Sans vouloir tenter de chiffrer leur contribution au bien-être des citoyens européens ou de faire de l’histoire alternative (que ce serait-il passé si la construction européenne ne s’était pas faite dans sa forme actuelle?), il n’est pas vain de rappeler – à l’heure où c’est le raisonnement sur les "coûts de l’Europe" qui devient de plus en plus à la mode – que l’histoire de notre continent n’a pas toujours été celle que nous avons connue depuis 1945 jusqu’à nos jours. La paix, la prospérité, les droits fondamentaux (tels qu’exprimés dans la Charte de l’UE (7)), la libre circulation des individus et des marchandises, la possibilité d’utiliser la même monnaie en traversant les frontières, la stabilité des prix et d’autres atouts faisant partie de notre quotidien sont actuellement perçus par beaucoup d’entre nous (surtout par la jeune génération) comme une normalité absolue, une sorte d’état de nature: les contrôles à la frontière franco-allemande seraient considérés comme une ennuyeuse bizarrerie alors que le spectre d’une guerre entre États européens relève d’une blague de mauvais goût. À l’évidence, il est difficile sinon impossible d’avancer avec certitude quelle serait la situation aujourd’hui si nous étions restés dans les cadres purement nationaux mais il ne semble pas déraisonnable d’affirmer que la construction européenne a au moins facilité l’émergence de ces biens publics et les a rendus si évidents et naturels pour tout le monde.

3.5

Cela signifie-t-il qu’ils sont désormais pérennes? Ce n'est pas sûr. L’hypothèse d’une guerre fratricide aurait semblé aussi absurde et improbable à un Yougoslave dans les années 80, ce qui n’a pas empêché des guerres très sanglantes après l’éclatement du pays. Les autres acquis, qui ont mis des décennies à se mettre en place, peuvent être défaits: l’instauration des contrôles à la frontière ou la mise en question de la zone euro sont des perspectives désormais évoquées ici ou là sans complexe, que ce soit par des commentateurs ou des partis politiques eurosceptiques et/ou populistes, mais – de plus en plus souvent – par des mouvements politiques traditionnels.

3.6

Enfin, sans envisager les scénarios les plus extrêmes, on ne pourra échapper à la question des coûts de la "non-Europe" en cas de démantèlement total ou partiel de certaines institutions clés, telles que la monnaie unique. Une étude récente de la banque UBS (8), malgré de nombreuses critiques que l’on peut lui adresser sur le plan méthodologique, évalue les coûts de sortie de l’euro à 40-50 % du PIB pour un pays "faible" pendant la première année seulement. Même en cas de la sortie d’un pays "fort" (tels que l’Allemagne), ce coût s’élèverait pour lui à 20-25 % du PIB pendant la première année seulement, soit de 6 000 à 8 000 euros par habitant. Tout cela sans compter les effets déstabilisateurs sur le plan politique, les guerres entre monnaies possibles avec des dévaluations compétitives en chaîne, la résurgence de politiques protectionnistes au niveau national et l’impact potentiellement catastrophique sur les anticipations des agents économiques. Ces phénomènes pourraient plonger l’Europe en dépression prolongée pendant plusieurs années. Nul n’est capable de prédire les conséquences de tels évènements mais on peut s’attendre à des mouvements importants de recomposition géopolitique provoquant de nouvelles alliances potentiellement déstabilisatrices pour l’Europe en tant que bloc politique et économique unifié.

4.   Pas d'Union européenne sans une véritable union économique

4.1

Contrairement aux idées démagogiques véhiculées par certains courants politiques dans de nombreux pays de l’UE, en particulier depuis l’éclatement de la crise de 2008-2009 et ses multiples avatars depuis, les difficultés économiques actuelles ne sont pas liées aux "excès des eurocrates bruxellois" mais justement au caractère fondamentalement inachevé de la construction européenne. L’objectif affiché de construire une union monétaire n’a en réalité jamais été atteint. Le désintérêt coupable des États et des institutions européennes repoussant sans cesse les chantiers nécessaires pour accomplir une véritable intégration économique, mais aussi les processus indispensables à la prise de décisions légitimes et démocratique dans les États membres (dont certains on été fortement médiatisés) ont fini – face à un choc extérieur asymétrique d’une violence inouïe – par entraîner une spirale de défiance des marchés. Cette situation coûte de plus en plus à tous les pays de l’Union en termes de compétitivité, de croissance, d’emploi, de cohésion sociale et même de légitimité démocratique au niveau continental.

4.2

La création d’une union monétaire sans véritable union économique a montré toutes ses limites en générant in fine de la divergence au lieu de générer de la convergence. Aujourd’hui, l’Europe n’a plus le temps historique d’attendre que "les choses se fassent elles-mêmes d’une manière naturelle dans un avenir éloigné". Le choix est soit d’avancer rapidement pour finaliser une vraie union économique européenne, dotée d'un mécanisme efficace qui permette de résister aux chocs asymétriques, soit d’assumer les coûts potentiellement explosifs de la future non-union.

4.3

Les difficultés actuelles de l’euro, une monnaie "incomplète" dans son essence, sont le reflet de cette situation. Les niveaux relatifs de la dette publique de la zone euro dans son ensemble, et même de la plupart des pays européens considérés comme "menacés", sont inférieurs à ceux d’autres pays dits "avancés", tels que les États-Unis, le Royaume-Uni ou le Japon. Mais alors que le dollar, la livre sterling ou le yen sont perçus comme les monnaies de vraies puissances "accomplies", l’euro souffre de son image d’une monnaie dont l'espace de souveraineté correspondant n'est pas exactement clair (9), du mandat restrictif confié à la Banque Centrale Européenne et de l’absence d’une véritable gouvernance économique à l’échelle européenne. Pour toutes ces raisons, il est crucial d’arriver à une Union économique européenne dans les faits, avec des règles, notamment exécutoires, et des responsabilités claires à chaque niveau, ce qui est par ailleurs inenvisageable sans réformes politiques de fond qui donneraient à une telle union la légitimité nécessaire.

4.4

Il est difficile de mesurer la totalité des coûts de cette défiance des marchés qui est par ailleurs en grande partie responsable du contexte récessif présent. Pourtant, le "coût de la non-Europe" pour les budgets publics, ne serait-ce que du fait des primes de risque imposées à certains États dans la période actuelle, pourrait être évalué entre 0,4 et 1,5 % du PIB en 2012 (soit entre 9 et 36 MdEUR) et jusqu’à 1,8 % et 2,4 % du PIB en 2013 et 2014 (soit 42 MdEUR et 56 MdEUR) respectivement pour l’ensemble de la zone Euro, avec évidemment des différences très fortes selon les pays (10).

4.5

Une construction économique aboutie prévoyant en particulier une intégration budgétaire et fiscale plus étroite soumise à des conditions et contrôles stricts aurait pu éliminer ces primes de risque en introduisant des mécanismes de mutualisation au niveau européen (tels que les euro-obligations ou autres) à la place des dispositifs d’urgence ad hoc improvisés et colmatés encore et encore lorsque la situation devient intenable. Les États et l’Europe doivent avoir le courage de ne pas agir d’une façon réactive mais d’adopter un plan d’action et de réformes institutionnelles cohérentes afin de trouver une réponse globale à la crise actuelle qui dessinera une perspective réellement crédible.

4.6

Certains pas dans cette direction ont été faits récemment. Ils ne semblent pas malheureusement à la hauteur des enjeux.

5.   Les bénéfices attendus par l'Union européenne

5.1

Les derniers engagements pris au sommet de Bruxelles du 9 décembre 2011, renouant avec les disciplines du pacte de stabilité de Maastricht, impliquent de réduire de façon drastique les déficits publics des États en instaurant des sanctions désormais automatiques pour les manquements constatés en cas de violation de la "règle d’or". Les États vont donc être obligés, sous la pression non seulement des marchés financiers mais aussi de nouvelles règles contraignantes, d’accentuer leurs efforts de désendettement.

5.2

La question fondamentale posée aux dirigeants politiques de plusieurs États européens face à la situation de leur dette publique relève de la "quadrature du cercle": comment gérer la défiance des marchés qui demandent tout et son contraire, à savoir la réduction drastique des déficits publics et – quasi simultanément – la relance de la croissance? L’un des moyens de résoudre cette équation insoluble serait de supprimer les duplications inutiles entre États membres en réalisant ensemble des économies d’échelle et de jeter simultanément les bases d’une future relance budgétaire au niveau européen. On pourrait notamment, en procédant ainsi, éviter – ou tout au moins contenir – les effets dépressifs des politiques de rigueur menées "chacun pour soi" sans dégrader la qualité du service public offert aux citoyens, et de répondre en même temps à la problématique du gaspillage découlant de 27 politiques différentes – fréquemment non coordonnées – dans les mêmes domaines. À l’évidence, cette idée est impossible à mettre en œuvre avec un budget communautaire limité à 1 % du PIB et parfaitement contradictoire avec la suggestion d’appliquer des réductions des dépenses budgétaires partout, y compris au niveau européen.

5.3

Ainsi, les budgets cumulés de défense des États européens s’élevaient à près de 200 milliards d'euros en 2010 mais – de l’avis de nombreux experts – les politiques nationales en la matière restent fragmentées et généralement peu efficaces (11). En dépit de nombreuses initiatives au niveau européen et national, les crédits Équipements et les programmes R&D dans le domaine de la défense (près de 20 % du budget global) sont pratiquement l’unique domaine où on peut parler d’une véritable mutualisation des dépenses et même là, il s’agit de 22 % en 2010 selon l’AED (12). Les études sur le sujet ont avancé un potentiel d’économies de 32 %, soit 13 milliards d'euros, ne serait-ce que sur ces postes en cas de mutualisation des dépenses (13).

5.4

Le même raisonnement pourrait s’appliquer à d’autres prérogatives régaliennes des États, tels que le service diplomatique, les douanes, les garde-frontières, la protection civile, la lutte contre la fraude, etc. La réduction des coûts dans tous ces domaines, en dépit de désaccords possibles sur leur chiffrage exact, est une pure question de volonté politique.

5.5

Le coût fiscal de la non-Europe est une question corollaire aggravant le coût budgétaire. La concurrence fiscale entre États membres n’a pas été encadrée en fonction d’intérêts européens communs. Il en résulte une sous-imposition des assiettes mobiles délocalisables, et une surimposition des autres, ce qui induit des pertes de recettes fiscales (et donc un coût) pour l’Europe et les États membres. Cette situation entraîne par ailleurs des déséquilibres, des injustices et surtout des coûts sociaux lourds très mal ressentis par l’opinion publique.

5.6

En ce qui concerne le domaine social, le débat sur les "coûts de la non-Europe" n’est pas nouveau. La construction européenne ne peut avoir comme seul fondement le principe du libre-échange, avec les politiques de concurrence et le bien-être du consommateur primant sur toute autre chose et provoquant un nivellement social par le bas. Il est nécessaire de rappeler que malgré les accusations fréquemment entendues sur les prétendus "diktats européens", il s’agit – là aussi – d’un manque d’Europe et non de son excès. Au-delà des injustices ressenties et des coûts sociaux extrêmement lourds, en particulier dans le contexte actuel, les conclusions de plusieurs études montrent que la non-Europe dans ce domaine induit également des coûts économiques élevés (14). Ainsi, les données empiriques indiquent qu’une politique sociale juste et efficace contribue à la stabilisation macroéconomique, notamment en réduisant l’ampleur des phénomènes cycliques et en favorisant une meilleure allocation des ressources, mais aussi et plus généralement le bien-être des citoyens (15). En outre, les politiques sociales de qualité tendent à réduire les phénomènes de "sélection adverse", internaliser certaines externalités et renforcer la qualité de la main-d’œuvre et du "capital social" au sens large. La Charte sociale européenne visait à introduire quelques règles de base en la matière pour tous les États membres. Actuellement, il semble nécessaire d’aller plus loin et d'envisager un cadre structuré de convergence des politiques sociales afin de réduire les disparités beaucoup trop significatives et d'éviter que l'aggravement des déséquilibres sociaux ainsi que la croissance généralisée de la pauvreté finisse par produire des entraves sérieuses à une croissance économique significative, équilibré et durable.

5.7

La concurrence fiscale et sociale très faiblement régulée dans un espace économique avec peu d’obstacles aux mouvements de marchandises, de services et de capitaux provoque par ailleurs d’autres tendances particulièrement nocives dans un paysage économique mondialisé. Le détricotage progressif du tissu industriel dans plusieurs pays européens est une indéniable réalité qui suscite non seulement des oppositions fortes de la part des citoyens mais induit également des problèmes stratégiques pour nos pays puisqu’il s’agit d'évolutions particulièrement importantes, difficilement réversibles à court/moyen terme et donc lourdes de conséquences (16). Les incohérences croissantes suscitées par la primauté d’orientations nationales dans le domaine de la politique industrielle conduisent à des solutions non-coopératives sous-optimales et parfois même contreproductives (17) à l’heure où les pays émergents mènent des politiques industrielles "décomplexées" en s’appuyant sur une monnaie faible et un soutien public actif (18). Au lieu de mutualiser leurs ressources ou au moins de coordonner leur utilisation afin de répondre à ces défis, plusieurs grands pays européens sont de plus en plus forcés, à cause de l'absence d'une "Communauté européenne de l'énergie" (19), de conclure des accords bilatéraux avec des pays tiers dans des domaines aussi clés que l’énergie ou la R&D (20). Il est évident qu’une politique européenne constituerait sans conteste une solution nettement plus efficace.

5.8

Le budget R&D de l’Union pour la période 2014-2020 s’élève à 0,08 % de son PIB, ce qui est de 20 à 30 fois inférieur aux budgets nationaux. Or, une étude conclut que tout euro public supplémentaire investi dans la R&D de dimension européenne amène dans son sillage 0,93 euro en provenance du privé (21). Le septième programme-cadre de recherche communautaire (7e FP, 2007-2013), qui est doté d’une enveloppe de 50,5 milliards d'euros, montre qu’il ne s’agit pas d’un vœu pieux et qu’une politique commune dans le domaine est possible. Ce programme a des retombées importantes: on estime que chaque euro du programme-cadre se traduit à terme par une augmentation de la valeur ajoutée industrielle variant entre 7 et 14 euros. Sur le long terme, les analyses macro-économiques menées par la DG Recherche prévoient que le septième programme-cadre aura permis la création de 900 000 emplois à l’horizon 2030, dont 300 000 emplois de chercheurs. Grâce à des gains de compétitivité, il aura aussi, à la même échéance, permis d’accroître les exportations de l’UE de près de 1,6 %, et de diminuer ses importations de quelque 0,9 %.

5.9

La politique industrielle commune doit par ailleurs obligatoirement tenir compte des enjeux environnementaux et être étroitement coordonnée avec la politique énergétique de l’Union. La gestion des questions énergétiques dans un cadre national peut donner l’illusion de facilité à court ou moyen terme mais elle peut aussi s’avérer très coûteuse à long terme en induisant une dépendance forte vis-à-vis des États producteurs des hydrocarbures et en faisant flamber la facture énergétique. La réponse pourrait consister à investir dans le développement des infrastructures énergétiques ainsi que dans la diffusion de nouvelles sources d’énergie grâce à la R&D de dimension européenne (22). Selon une étude d’Accenture pour la DG Énergie, l’exploitation des sources d’énergie renouvelables, telles que l’éolien au Royaume-Uni ou le solaire en Espagne, couplée à l’interconnexion des réseaux nationaux, pourrait permettre de réduire la note des consommateurs européens de quelque 110 milliards d'euros d’ici 2020.

5.10

La crise actuelle voit s'accroître le risque d'un chômage de longue durée qui pourrait bien devenir permanent. Ce chômage pourrait empêcher l'épanouissement des citoyens au travail et priver l'économie européenne de leur potentiel. Une telle situation est contraire à l'ambition de parvenir à une croissance inclusive et nécessite que l'on s'efforce intensivement de chercher des solutions à long terme qui doivent entre autres prendre la forme d'un soutien aux emplois d'inclusion par des financements publics, afin de maintenir les habitudes de travail, et par des activités de requalification afin d'assurer l'adaptation aux besoins futurs du marché du travail."

Épilogue

"Il n'est plus question de vaines paroles, mais d'un acte, d'un acte hardi, d'un acte constructif"

Ces paroles, prononcées par Robert SCHUMANN le 9 mai 1950, sont d'actualité plus que jamais. Messieurs les décideurs, agissez. Les citoyens aspirent à la paix et à la dignité. Faites valoir le formidable potentiel que représentent ensemble les 500 millions d'Européens. Vous n'avez pas le droit de les décevoir.

Bruxelles, le 18 septembre 2012.

Le président du Comité économique et social européen

Staffan NILSSON


(1)  Voir par exemple l’avis du CESE sur "La rénovation de la méthode communautaire (lignes directrices)" du 21 octobre 2010 ou l’avis sur "La communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil économique et social européen, au Comité des régions et aux Parlements nationaux: le réexamen du budget de l’UE" du 16 juin 2011.

(2)  Rappelons que ce rapport avait pour objectif de chiffrer l’impact économique potentiel de la suppression des entraves aux échanges intracommunautaires entre les pays membres à l’époque. La nouvelle étude devrait reprendre la même méthodologie en l’adaptant aux enjeux et défis dans le contexte actuel.

(3)  Le 15 décembre 2010, le Parlement européen (PE) a décidé de commander un rapport exhaustif sur le coût de la "Non-Europe". A la suite d’un appel d’offre, la Commission européenne a attribué l’étude à un consortium piloté par la London School of Economics. Cette étude devrait appuyer les débats dans le cadre de la préparation de l’Acte pour le marché unique II (Single Market Act II).

(4)  Ainsi, comme le souligne la note méthodologique de la direction générale des politiques internes de l’Union du Parlement européen en date du 21/02/2011: "En principe, la motivation qui justifierait d'estimer ces coûts/bénéfices reflète la volonté de prendre des décisions basées sur l'évidence scientifique concernant différentes notions ou principes (de bonne gestion financière, d'efficacité, d'effectivité ou de durabilité) afin de garantir la transparence et la responsabilité de l'action politique vis-à-vis des citoyens" (en italique dans le texte).

(5)  Sauf une obscure note d’analyse dont les auteurs sont inconnus, rédigée 20 ans plus tard et disponible sur www.oboulo.com. Cette note indique que les expectatives n’auraient pas été réalisées mais que la qualité des prévisions aurait été globalement satisfaisante (voir The Cecchini Report – 20 years later, 16/01/2009).

(6)  La Commission et le Parlement sont conscients de l’importance de ces sujets. Tout en reconnaissant la lourdeur potentielle des coûts liés aux volets extérieurs de ses politiques communes, la communication du Parlement européen conclut qu’une telle "étude … risque d’être très complexe et les résultats obtenus trop incertains à cause de la dépendance des décisions des institutions internationales … et des défaillances existantes dans la gouvernance multilatérale …" (p. 15, opt. cit.). Quant aux défis internes, la communication propose d’aborder la problématique au travers de la stratégie 2020 en listant 12 domaines où les politiques au niveau communautaires pourraient apporter des bénéfices (pp. 15-17, opt. cit).

(7)  La Charte des droits fondamentaux inclut les droits fondamentaux réservés aux citoyens de l’Union Européenne et les droits économiques et sociaux tels qu’annoncés dans la Charte sociale du Conseil de l‘Europe et dans la Charte des droits sociaux fondamentaux des travailleurs.

(8)  UBS Investment Research, Euro Break-up the consequences, www.ubs.com/economics, septembre 2011.

(9)  La célèbre phrase de Henry Kissinger qui aurait été prononcée dans les années 1970 "Qui est-ce que j’appelle si je veux parler à l’Europe?" est malheureusement toujours d’actualité.

(10)  Vause N., von Peter G. (2011), "Euro Area Sovereign Crisis Drives Global Markets", BIS Quartely Review, December 2011, http://www.bis.org/publ/qtrpdf/r_qt1112a.pdf#page=4.

(11)  Heuninckx B. (2008), "A Primer to Collaborative Defence Procurement in Europe: Troubles, Achievements and Prospects", Public Procurement Law Review, Volume 17, Issue 3.

(12)  Ce chiffre est d’ailleurs en baisse par rapport à 2009. Defence Data: EDA participating Member States in 2010, 18 January 2012.

(13)  Voir par exemple, Dufour N. et al. (2005), Intra-Community Transfers of Defence Products, Unisys.

(14)  Fouarge, D., The Cost of non-Social Policy: Towards an Economic Framework of Quality Social Policies – and the Cost of not Having Them, Report for the Employment and Social Affairs DG, 2003, Brussels.

(15)  Au sujet du lien entre les inégalités et le bien-être, voir également l’ouvrage de Wilkinson et Pickett (2009), "The Spirit Level. Why Equal Societies Almost Always Do Better", Allen Lane, London.

(16)  On peut citer l’exemple de la CECA dont l’extinction aura précipité le processus de déliquescence de la sidérurgie européenne ou encore le retard considérable pris le projet Galileo embourbé dans les difficultés de gouvernance et de financement à la suite du manque de pilotage public au niveau européen.

(17)  Par exemple, en ce qui concerne les règles et les programmes de financement des politiques énergétiques au niveau national.

(18)  Alors que la stratégie de Lisbonne prévoyait des dépenses R&D au niveau d’au moins 3 % du PIB, l’UE serait actuellement à 1,84 % contre 3 % aux États-Unis et 8 % en Chine.

(19)  Déclaration commune de "Notre Europe" et du Comité économique et social européen sur l'objectif d'une communauté européenne de l'énergie – 21 février 2012.

(20)  L’un des derniers exemples en date est une série d’accords conclus entre l’Allemagne et la Chine le 27 juillet 2011 sur la recherche et les investissements dans les technologies "vertes", en particulier les véhicules électriques et les systèmes de séquestration et de stockage du carbone (Peel Q., Anderlini J., "China and Germany launch green initiative", The Financial Times, le 28 juillet 2011).

(21)  Communication de la Commission européenne"Bâtir l'EER de la connaissance au service de la croissance", COM(2005) 118 final du 6 avril 2005

(22)  Syndex, Une politique industrielle bas-carbone comme voie de sortie de crise, rapport réalisé pour le compte du CESE, mars 2012, Bruxelles.