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Document 62021CJ0402

Arrêt de la Cour (deuxième chambre) du 9 février 2023.
Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid e.a. contre S et Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid.
Demande de décision préjudicielle, introduite par le Raad van State.
Renvoi préjudiciel – Accord d’association CEE-Turquie – Décision no 1/80 – Articles 6 et 7 – Ressortissants turcs déjà intégrés au marché du travail de l’État membre d’accueil et bénéficiant d’un droit de séjour corrélatif – Décisions des autorités nationales retirant le droit de séjour de ressortissants turcs séjournant légalement dans l’État membre concerné depuis plus de 20 ans au motif qu’ils représentent une menace actuelle, réelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société – Article 13 – Clause de standstill – Article 14 – Justification – Raisons d’ordre public.
Affaire C-402/21.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2023:77

 ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

9 février 2023 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Accord d’association CEE-Turquie – Décision no 1/80 – Articles 6 et 7 – Ressortissants turcs déjà intégrés au marché du travail de l’État membre d’accueil et bénéficiant d’un droit de séjour corrélatif – Décisions des autorités nationales retirant le droit de séjour de ressortissants turcs séjournant légalement dans l’État membre concerné depuis plus de 20 ans au motif qu’ils représentent une menace actuelle, réelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société – Article 13 – Clause de standstill – Article 14 – Justification – Raisons d’ordre public »

Dans l’affaire C‑402/21,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Raad van State (Conseil d’État, Pays-Bas), par décision du 23 juin 2021, parvenue à la Cour le 30 juin 2021,

dans la procédure

Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid,

contre

S,

ainsi que dans les procédures

E,

C

contre

Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme A. Prechal, présidente de chambre, Mme M. L. Arastey Sahún, MM. F. Biltgen (rapporteur), N. Wahl et J. Passer, juges,

avocat général : M. G. Pitruzzella,

greffier : Mme M. Ferreira, administratrice principale,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 28 septembre 2022,

considérant les observations présentées :

pour E, par Mes A. Durmus et E. Köse, advocaten,

pour C, par Mes A. Agayev et Š. Petković, advocaten,

pour S, par Me N. van Bremen, advocaat,

pour le gouvernement néerlandais, par Mmes M. K. Bulterman et A. Hanje, en qualité d’agents,

pour le gouvernement danois, par M. M. Brochner Jespersen, Mmes J. Farver Kronborg, V. Pasternak Jørgensen, M. Søndahl Wolff et Mme Y. Thyregod Kollberg, en qualité d’agents,

pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller et R. Kanitz, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par MM. D. Martin et H. van Vliet, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 6, 7, 13 et 14 de la décision no 1/80 du conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (ci-après la « décision no 1/80 »).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre de litiges opposant le Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid (secrétaire d’État à la Justice et à la Sécurité, Pays-Bas) (ci-après le « secrétaire d’État ») à S, d’une part, ainsi que, respectivement, E et C au secrétaire d’État, d’autre part, au sujet de l’adoption, par ce dernier, de décisions ordonnant le retrait du droit de séjour de S, de E et de C (ci-après, ensemble, les « intéressés ») et l’expulsion de ces derniers du territoire néerlandais.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

L’accord d’association

3

Il résulte de l’article 2, paragraphe 1, de l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé le 12 septembre 1963 à Ankara par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685, ci-après l’« accord d’association »), que celui-ci a pour objet de promouvoir le renforcement continu et équilibré des relations commerciales et économiques entre les parties contractantes en tenant pleinement compte de la nécessité d’assurer le développement accéléré de l’économie de la République de Turquie et le relèvement du niveau de l’emploi et des conditions de vie du peuple turc.

4

À cet effet, l’accord d’association comporte une phase préparatoire permettant à la République de Turquie de renforcer son économie avec l’aide de la Communauté (article 3 de cet accord), une phase transitoire, au cours de laquelle les parties contractantes assurent la mise en place progressive d’une union douanière et le rapprochement des politiques économiques (article 4 dudit accord), et une phase définitive qui est fondée sur l’union douanière et implique le renforcement de la coordination des politiques économiques des parties contractantes (article 5 du même accord).

5

L’article 6 de l’accord d’association prévoit :

« Pour assurer l’application et le développement progressif du régime d’association, les Parties contractantes se réunissent au sein d’un [c]onseil d’association qui agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées par l’accord [d’association]. »

Le protocole additionnel

6

Le protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) no 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972 (JO 1972, L 293, p. 1, ci-après le « protocole additionnel »), qui, conformément à son article 62, fait partie intégrante de l’accord d’association, arrête, aux termes de son article 1er, les conditions, modalités et rythmes de réalisation de la phase transitoire visée à l’article 4 de cet accord.

7

Le protocole additionnel comporte un titre II, intitulé « Circulation des personnes et des services », dont le chapitre I vise « [l]es travailleurs » et le chapitre II est intitulé « Droit d’établissement, services et transports ».

8

L’article 59 de ce protocole prévoit :

« Dans les domaines couverts par le présent protocole, la [République de] Turquie ne peut bénéficier d’un traitement plus favorable que celui que les États membres s’accordent entre eux en vertu du traité [CE]. »

La décision no 1/80

9

Le chapitre II de la décision no 1/80, intitulé « Dispositions sociales », comporte une section 1, elle-même intitulée « Questions relatives à l’emploi et à la libre circulation des travailleurs », dans laquelle figurent les articles 6 à 16 de cette décision.

10

L’article 6 de ladite décision prévoit :

« 1.   Sous réserve des dispositions de l’article 7 relatif au libre accès à l’emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre :

a droit, dans cet État membre, après un an d’emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s’il dispose d’un emploi ;

a le droit, dans cet État membre, après trois ans d’emploi régulier et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d’un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l’emploi de cet État membre ;

bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d’emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix.

[...]

3.   Les modalités d’application des paragraphes 1 et 2 sont fixées par les réglementations nationales. »

11

L’article 7 de la même décision énonce :

« Les membres de la famille d’un travailleur turc appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre, qui ont été autorisés à le rejoindre :

ont le droit de répondre – sous réserve de la priorité accordée aux travailleurs des États membres de la Communauté – à toute offre d’emploi lorsqu’ils y résident régulièrement depuis trois ans au moins ;

y bénéficient du libre accès à toute activité salariée de leur choix lorsqu’ils y résident régulièrement depuis cinq ans au moins.

Les enfants des travailleurs turcs ayant accompli une formation professionnelle dans le pays d’accueil pourront, indépendamment de leur durée de résidence dans cet État membre, à condition qu’un des parents ait légalement exercé un emploi dans l’État membre intéressé depuis trois ans au moins, répondre dans ledit État membre à toute offre d’emploi. »

12

L’article 13 de la décision no 1/80 énonce :

« Les États membres de la Communauté et la [République de] Turquie ne peuvent introduire de nouvelles restrictions concernant les conditions d’accès à l’emploi des travailleurs et des membres de leur famille qui se trouvent sur leur territoire respectif en situation régulière en ce qui concerne le séjour et l’emploi. »

13

L’article 14 de cette décision est libellé comme suit :

« 1.   Les dispositions de la présente section sont appliquées sous réserve des limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publiques.

2.   Elles ne portent pas atteinte aux droits et obligations découlant des législations nationales ou des accords bilatéraux existant entre la [République de] Turquie et les États membres de la Communauté, dans la mesure où ils prévoient, en faveur de leurs ressortissants, un régime plus favorable. »

14

Conformément à l’article 16 de ladite décision, les dispositions de la section 1 du chapitre II de celle-ci sont applicables à compter du 1er décembre 1980.

La directive 2003/109/CE

15

L’article 12 de la directive 2003/109/CE du Conseil, du 25 novembre 2003, relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée (JO 2004 , L 16, p. 44), intitulé « Protection contre l’éloignement », énonce :

« 1.   Les États membres ne peuvent prendre une décision d’éloignement à l’encontre d’un résident de longue durée que lorsqu’il représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique.

2.   La décision visée au paragraphe 1 ne peut être justifiée par des raisons économiques.

3.   Avant de prendre une décision d’éloignement à l’encontre d’un résident de longue durée, les États membres prennent en compte les éléments suivants :

a)

la durée de la résidence sur leur territoire ;

b)

l’âge de la personne concernée ;

c)

les conséquences pour elle et pour les membres de sa famille ;

d)

les liens avec le pays de résidence ou l’absence de liens avec le pays d’origine.

[...] »

Le droit néerlandais

La loi sur les étrangers

16

L’article 22 de la Wet tot algehele herziening van de Vreemdelingenwet (Vreemdelingenwet 2000) (loi sur les étrangers de 2000), du 23 novembre 2000 (Stb. 2000, no 495), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi sur les étrangers »), prévoit :

« [...]

2.   Le permis de séjour à durée illimitée, visé à l’article 20, peut être retiré lorsque :

[...]

c)

le titulaire a fait l’objet d’une condamnation définitive pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de trois ans ou plus, ou que la mesure visée à l’article 37 a du Wetboek van Strafrecht (code pénal) lui a été appliquée ;

d)

le ressortissant étranger représente un danger pour la sécurité nationale.

3.   Des règles précisant les motifs visés au paragraphe 2 peuvent être établies par ou en vertu d’une mesure générale d’administration. »

Le décret sur les étrangers

17

L’article 3.86 du Besluit tot uitvoering van de Vreemdelingenwet 2000 (Vreemdelingenbesluit 2000) (décret sur les étrangers de 2000), du 23 novembre 2000 (Stb. 2000, no 497), dans sa version applicable jusqu’au 1er juillet 2012 (ci-après le « décret sur les étrangers »), était libellé comme suit :

« [...]

4.   La demande [de prorogation du permis de séjour ordinaire à durée limitée] peut également être rejetée sur la base de l’article 18, paragraphe 1, sous e), de la loi [sur les étrangers] lorsque le ressortissant étranger a été condamné, par une décision de justice devenue définitive, pour au moins cinq infractions ou, en cas de séjour d’une durée inférieure à deux ans, pour au moins trois infractions, à une peine d’emprisonnement ou de détention pour mineur, une peine de travail [d’intérêt général] ou à une mesure visée à l’article 37a, à l’article 38m ou à l’article 77h, paragraphe 4, sous a) ou b), du code pénal, ou par une décision pénale définitive du ministère public (“strafbeschikking”), à une peine de travail [d’intérêt général] ou à l’équivalent à l’étranger d’une telle peine ou mesure et que la durée totale de la partie de ces peines ou mesures qui est exécutoire sans condition est au moins égale à la durée indiquée au paragraphe 5.

5.   La durée visée au paragraphe 4 est de :

[...]

[lorsque la durée du séjour atteint] au moins 15 ans, mais moins de 20 ans : 14 mois.

[...]

11.   Par dérogation aux paragraphes précédents, la demande [de prorogation du permis de séjour ordinaire à durée limitée] n’est pas rejetée :

[...]

b)

lorsque la durée du séjour est de 20 ans.

[...] »

18

L’article 3.98 de ce décret prévoit :

« 1.   En vertu de l’article 22, paragraphe 2, sous c), de la loi [sur les étrangers], le permis de séjour ordinaire à durée illimitée peut être retiré lorsque le ressortissant étranger concerné a été condamné, par une décision de justice devenue définitive, pour une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de trois ans ou plus, à une peine d’emprisonnement, une peine de travail [d’intérêt général] ou une mesure visée à l’article 37a du code pénal ou à l’équivalent à l’étranger d’une telle peine ou mesure et que la durée totale de ces peines ou mesures est au moins égale à la durée visée à l’article 3.86, paragraphes 2, 3 ou 5.

2.   Les articles 3.86 et 3.87 s’appliquent mutatis mutandis. »

19

L’article 8.7 dudit décret est libellé comme suit :

« 1.   Le présent paragraphe s’applique aux ressortissants étrangers qui ont la nationalité d’un État partie au traité UE ou à l’accord sur l’Espace économique européen, ou de la Confédération suisse, et qui se rendent aux Pays-Bas ou y séjournent.

[...] »

20

L’article 8.22 du même décret énonce :

« 1.   Le ministre peut refuser ou mettre fin au séjour légal pour des raisons d’ordre public ou de sécurité publique lorsque le comportement personnel du ressortissant étranger concerné représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Avant de prendre une décision, le ministre tient compte de la durée du séjour de l’intéressé aux Pays-Bas, de son âge, de son état de santé, de sa situation familiale et économique, de son intégration sociale et culturelle aux Pays-Bas et de l’intensité de ses liens avec son pays d’origine.

[...]

3.   Sauf si des raisons impérieuses de sécurité publique l’exigent, il ne sera pas mis fin au séjour légal lorsque le ressortissant étranger :

a.

a résidé aux Pays-Bas au cours des dix dernières années ; [...]

[...] »

21

L’article I du Besluit houdende wijziging van het Vreemdelingenbesluit 2000 in verband met aanscherping van de glijdende schaal (décret modifiant le décret sur les étrangers en vue de renforcer l’échelle mobile), du 26 mars 2012 (Stb. 2012, no 158), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après le « décret du 26 mars 2012 »), a modifié le décret sur les étrangers comme suit.

22

Le libellé de l’article 3.86, paragraphe 5, du décret sur les étrangers a été remplacé par le texte suivant :

« La durée visée au paragraphe 4 est de : [...]

[lorsque la durée du séjour atteint] au moins 15 ans : 14 mois. »

23

Le libellé du paragraphe 11 de l’article 3.86 du décret sur les étrangers, qui a été renuméroté en paragraphe 10, a été remplacé par le texte suivant :

« Par dérogation aux paragraphes précédents, la demande n’est pas rejetée lorsque la durée de séjour est de dix ans, sauf en présence :

a)

d’une infraction visée à l’article 22 b, paragraphe 1, du code pénal ;

b)

d’une infraction à la législation sur les produits stupéfiants qui, selon sa définition légale, est passible d’une peine d’emprisonnement de six ans ou plus. »

24

L’article II du décret du 26 mars 2012 énonce :

« Le présent décret ne s’applique pas au ressortissant étranger dont le séjour n’a pu être interrompu en vertu du droit en vigueur avant l’entrée en vigueur du présent décret. »

La circulaire sur les étrangers de 2000

25

Le paragraphe B10/2.3 de la Vreemdelingencirculaire 2000 (circulaire sur les étrangers de 2000), dans sa version applicable au litige au principal, prévoit :

« [...]

Ordre public et sécurité publique

Conformément à l’article 8.22, paragraphe 1, du décret sur les étrangers, [l’autorité compétente] refuse le séjour légal ou y met fin lorsque le comportement personnel d’un citoyen de l’Union ou d’un membre de sa famille représente une menace actuelle, réelle et grave pour un intérêt fondamental de la société, à moins qu’une application par analogie de l’article 3.77 ou de l’article 3.86 du décret sur les étrangers n’entraîne pas la fin du séjour.

[...] »

26

Le paragraphe B 12/2.8 de cette circulaire, dans sa version applicable au litige au principal, énonce :

« [L’autorité compétente] retire le permis de séjour ordinaire à durée illimitée lorsqu’une circonstance visée à l’article 22, paragraphe 2, de la loi sur les étrangers se produit et lorsque les articles 3.97 et 3.98 du décret sur les étrangers n’y dérogent pas. »

Les litiges au principal et les questions préjudicielles

Les litiges au principal

Le litige au principal impliquant S

27

S, de nationalité turque, séjourne légalement aux Pays-Bas depuis le 15 février 1983 et est titulaire d’un permis de séjour ordinaire à durée illimitée depuis le 9 mars 1992.

28

Par la décision du 5 octobre 2017, le secrétaire d’État a retiré à S, sur le fondement de l’articles 3.98 du décret sur les étrangers et de l’article 3.86 de ce décret, tel que modifié par le décret du 26 mars 2012 (ci-après l’« échelle mobile renforcée »), son permis de séjour, lui a ordonné de quitter immédiatement le territoire néerlandais et a prononcé à son égard une interdiction d’entrée sur ce territoire.

29

Cette décision était motivée par le fait que, depuis le mois de novembre 1994, S avait fait l’objet de 39 condamnations pénales pour des infractions passibles d’une peine d’emprisonnement de trois ans ou plus et que la durée totale des peines d’emprisonnement fermes qui lui avaient été infligées, à savoir 66 mois, par rapport à la durée de son séjour légal aux Pays-Bas, répondait aux exigences de l’échelle mobile renforcée. Ladite décision était également motivée par le fait que le comportement personnel de S constituait une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société en ce que, d’une part, il avait commis des infractions graves, notamment un vol avec violence, un vol par effraction et du trafic de drogues dures et, d’autre part, le risque de récidive de l’intéressé serait élevé dès lors que S avait continué à commettre des infractions après avoir été placé pendant deux ans dans un établissement spécial pour délinquants multirécidivistes.

30

Par la décision du 27 mars 2018, le secrétaire d’État a rejeté comme non fondée la réclamation introduite par S contre la décision du 5 octobre 2017.

31

Saisi par S d’un recours contre cette décision, le rechtbank Den Haag (tribunal de première instance de la Haye, Pays-Bas), siégeant à Rotterdam (Pays-Bas), a, par le jugement du 18 octobre 2018, annulé la décision du 27 mars 2018 ainsi que celle du 5 octobre 2017, au motif que l’échelle mobile renforcée constituait une « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de la décision no 1/80.

32

Le secrétaire d’État a interjeté appel de ce jugement devant le Raad van State (Conseil d’État, Pays-Bas), la juridiction de renvoi, invoquant, notamment, que l’absence d’application de cette législation nationale à S placerait ce dernier dans une situation plus favorable que les citoyens de l’Union, ce qui serait contraire à l’article 59 du protocole additionnel.

Le litige au principal impliquant C

33

C, de nationalité turque, séjourne légalement aux Pays-Bas depuis le 3 mai 1976 et est titulaire d’un permis de séjour ordinaire à durée illimitée depuis le 25 mars 1983.

34

Par la décision du 22 avril 2018, le secrétaire d’État a retiré à C, sur le fondement de l’échelle mobile renforcée, son permis de séjour, lui a ordonné de quitter immédiatement le territoire néerlandais et a prononcé à son égard une interdiction d’entrée sur ce territoire. Cette décision était motivée par le fait que, depuis l’année 1988, C avait fait l’objet de 22 condamnations pénales, notamment après l’année 2012, pour des infractions de vols avec effraction, agressions et trafic de drogues dures, et que la durée totale des peines d’emprisonnement fermes qui lui avaient été infligées, à savoir 56 mois, par rapport à la durée de son séjour légal aux Pays-Bas, répondait aux exigences de l’échelle mobile renforcée. Le secrétaire d’État a également considéré que la circonstance que, entre le 1er septembre 1990 et le 31 décembre 2000, C avait abusé sexuellement de sa fille mineure, renforçait son appréciation selon laquelle le comportement personnel de l’intéressé représentait une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société.

35

Par la décision du 3 octobre 2018, le secrétaire d’État a rejeté comme non fondée la réclamation introduite par C contre cette décision.

36

Par le jugement du 24 juillet 2019, le rechtbank Den Haag (tribunal de première instance de la Haye), siégeant à Middelbourg (Pays-Bas), a déclaré non fondé le recours introduit par C contre la décision du 3 octobre 2018. Cette juridiction a jugé que l’article 14 de la décision no 1/80 était applicable dès lors que le comportement personnel de C représentait une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société et que, dans ce cas de figure, celui-ci ne pouvait invoquer l’article 13 de cette dernière décision.

37

C a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi, soutenant que son comportement personnel ne représentait pas une menace actuelle pour un intérêt fondamental de la société et que l’article 13 de la décision no 1/80 était applicable en l’occurrence.

Le litige au principal impliquant E

38

E, de nationalité turque, séjourne légalement aux Pays-Bas depuis l’année 1981 et est titulaire d’un permis de séjour ordinaire à durée illimitée depuis le 16 mars 1995.

39

Par la décision du 30 mai 2018, le secrétaire d’État a retiré à E, sur le fondement de l’échelle mobile renforcée, son permis de séjour, lui a ordonné de quitter immédiatement le territoire néerlandais et a prononcé à son égard une interdiction d’entrée sur ce territoire. Cette décision était motivée par le fait que, depuis l’année 1990, E avait fait l’objet de treize condamnations pénales, y compris après l’année 2012, et que la durée totale des peines d’emprisonnement fermes qui lui avaient été infligées, à savoir 25 mois, par rapport à la durée de son séjour légal sur ledit territoire, répondait aux exigences de l’échelle mobile renforcée. En outre, le secrétaire d’État a estimé que le comportement personnel de E représentait une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société.

40

Par la décision du 24 septembre 2018, la réclamation introduite par E contre la décision du 30 mai 2018 a été rejetée comme non fondée.

41

Par le jugement du 2 mai 2019, le rechtbank Den Haag (tribunal de première instance de la Haye), siégeant à Amsterdam (Pays-Bas), a déclaré non fondé le recours introduit par E contre la décision du 24 septembre 2018, considérant, d’une part, que, même si l’échelle mobile renforcée constituait une « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de la décision no 1/80, la portée de cet article était limitée par l’article 14 de cette dernière et, d’autre part, qu’il serait contraire à l’article 59 du protocole additionnel de ne pas appliquer à E cette législation nationale, car cela placerait celui-ci dans une position plus favorable que les citoyens de l’Union.

42

E a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi, faisant valoir que l’application de l’échelle mobile renforcée était contraire à l’article 13 de la décision no 1/80 et qu’il ne serait pas placé dans une situation plus favorable qu’un citoyen de l’Union si ladite législation nationale ne lui était pas appliquée.

Les questions préjudicielles

43

La juridiction de renvoi, saisie des appels interjetés des jugements prononcés en première instance à l’égard de S, de C et de E, considère qu’il est nécessaire, pour résoudre les litiges au principal, d’interpréter les articles 13 et 14 de la décision no 1/80.

44

Cette juridiction n’exclut pas que la législation nationale concernée, à savoir le décret du 26 mars 2012 qui prévoit l’échelle mobile renforcée, puisse être qualifiée de « nouvelle restriction », au sens de l’article 13 de la décision no 1/80, puisque, contrairement à la législation nationale applicable antérieurement à l’entrée en vigueur de ce décret, elle ne comporte plus d’interdiction de retrait du permis de séjour des étrangers séjournant légalement sur le territoire néerlandais depuis au moins 20 ans et rend donc plus difficile l’usage, par les ressortissants turcs, de leur droit à la libre circulation sur ce territoire.

45

Pour autant, ladite juridiction se demande si un ressortissant turc qui, à l’instar des intéressés, bénéficie d’un droit de séjour corrélatif aux droits tirés de l’article 6 de la décision no 1/80, s’agissant de C, ou de l’article 7 de celle-ci, s’agissant de S et de E, peut invoquer l’article 13 de cette décision pour empêcher que lui soit appliquée une telle législation nationale, la jurisprudence de la Cour n’apportant, selon elle, pas de réponse claire à cet égard.

46

La juridiction de renvoi constate que le comportement personnel des intéressés constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Or, il ressortirait de la jurisprudence de la Cour, notamment des arrêts du 18 juillet 2007, Derin (C‑325/05, EU:C:2007:442, point 74), et du 8 décembre 2011, Ziebell, (C‑371/08, EU:C:2011:809, point 82), que, sur la base d’une appréciation de son comportement personnel qui respecte le principe de proportionnalité et les droits fondamentaux du ressortissant turc concerné, un État membre peut, en vertu de l’article 14 de la décision no 1/80, lui retirer les droits conférés par les articles 6 et 7 de cette décision s’il représente une telle menace. En outre, il découlerait du libellé de l’article 14 de ladite décision que l’article 13 de la même décision s’applique sous réserve des limitations justifiées, notamment, par des raisons d’ordre public.

47

La juridiction de renvoi souligne que, en l’occurrence, il ressort de l’exposé des motifs du décret du 26 mars 2012 que l’adoption de la législation nationale concernée est motivée par l’évolution de la perception de la protection de l’ordre public au sein de la société néerlandaise. À cet égard, elle part de la prémisse que le comportement personnel de S, de C et de E constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt de la société, de telle sorte qu’il peut en principe être mis fin à leur droit de séjour en application de l’article 14 de la décision no 1/80. Toutefois, cette juridiction se demande si l’article 13 de la décision no 1/80 est applicable lorsqu’un étranger tire déjà des droits de l’article 6 ou de l’article 7 de cette décision et, dans l’affirmative, comment s’articulent l’article 13 et l’article 14 de ladite décision.

48

Dans ces conditions, le Raad van State (Conseil d’État) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Les ressortissants turcs qui sont titulaires des droits visés à l’article 6 ou à l’article 7 de la décision no 1/80 peuvent-ils encore se prévaloir de l’article 13 de la décision no 1/80 ?

2)

Découle-t-il de l’article 14 de la décision no 1/80 que les ressortissants turcs ne peuvent plus invoquer l’article 13 de la décision no 1/80 lorsque, en raison de leur comportement personnel, ils représentent une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société ?

3)

La nouvelle restriction, en vertu de laquelle il peut être mis fin au droit de séjour des ressortissants turcs pour des raisons d’ordre public même après 20 ans [de séjour légal], peut-elle être justifiée par la référence à l’évolution des conceptions sociales qui a conduit à cette nouvelle restriction ? Suffit-il à cet égard que la nouvelle restriction serve l’objectif d’ordre public, ou bien doit‑elle également être appropriée pour atteindre cet objectif et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire à la réalisation de cet objectif ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur la première question

49

Par sa première question, la juridiction de renvoi demande si l’article 13 de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens qu’il peut être invoqué par des ressortissants turcs qui sont titulaires des droits visés à l’article 6 ou à l’article 7 de cette décision.

50

À cet égard, il ressort du libellé de l’article 13 de la décision no 1/80 que celui-ci énonce une clause de standstill interdisant aux États membres l’introduction de nouvelles restrictions concernant les conditions d’accès à l’emploi des travailleurs turcs et des membres de leur famille qui se trouvent sur leur territoire en situation régulière en ce qui concerne le séjour et l’emploi.

51

Ainsi qu’il ressort d’une jurisprudence constante, cette clause de standstill est d’effet direct (arrêt du 21 octobre 2003, Abatay e.a., C‑317/01 et C‑369/01, EU:C:2003:572, point 58 ainsi que jurisprudence citée) et a vocation à s’appliquer aux ressortissants turcs qui ne bénéficient pas encore des droits en matière d’emploi et, corrélativement, de séjour au titre de l’article 6, paragraphe 1, de cette décision (arrêt du 29 avril 2010, Commission/Pays-Bas, C‑92/07, EU:C:2010:228, point 45 et jurisprudence citée). En effet, ladite clause de standstill trouve sa raison d’être dans la circonstance que les États membres ont conservé le pouvoir d’autoriser les ressortissants turcs à accéder à leur territoire et à y occuper un premier emploi et vise à faire en sorte que les autorités nationales s’abstiennent de prendre des dispositions de nature à compromettre la réalisation de l’objectif de la décision no 1/80 consistant à établir la libre circulation des travailleurs, même si, lors d’une première étape, dans la perspective de la mise en œuvre progressive de cette liberté fondamentale, les restrictions nationales préexistantes en matière d’accès à l’emploi peuvent être maintenues (voir, en ce sens, arrêt du 21 octobre 2003, Abatay e.a., C‑317/01 et C‑369/01, EU:C:2003:572, points 80 et 81).

52

Toutefois, il ressort également d’une jurisprudence constante que la même clause de standstill prohibe de manière générale l’introduction de toute nouvelle mesure interne qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre l’exercice, par un ressortissant turc, de la libre circulation des travailleurs sur le territoire national à des conditions plus restrictives que celles qui lui étaient applicables à l’entrée en vigueur de la décision no 1/80 dans l’État membre concerné (arrêts du 29 mars 2017, Tekdemir, C‑652/15, EU:C:2017:239, point 25, ainsi que du 2 septembre 2021, Udlændingenævnet, C‑379/20, EU:C:2021:660, point 19 et jurisprudence citée).

53

Une telle interprétation large de la portée de la clause de standstill concernée se justifie au regard de l’objectif de la décision no 1/80 consistant à établir la libre circulation des travailleurs. En effet, tant une nouvelle restriction qui durcit les conditions d’accès à la première activité professionnelle d’un travailleur turc ou des membres de sa famille que celle qui, une fois que ce travailleur ou les membres de sa famille bénéficient de droits en matière d’emploi en vertu de l’article 6 ou de l’article 7 de cette décision, restreint son accès à une activité salariée garantie par ces droits contreviennent à l’objectif de ladite décision de réaliser la libre circulation de ces travailleurs.

54

Certes, ainsi que la juridiction de renvoi l’a relevé, la Cour a considéré, au point 81 de l’arrêt du 21 octobre 2003, Abatay e.a. (C‑317/01 et C‑369/01, EU:C:2003:572), qu’un ressortissant turc qui exerce déjà régulièrement un emploi dans un État membre n’a plus besoin d’être protégé par la clause de standstill relative à l’accès à l’emploi, un tel accès ayant précisément déjà eu lieu et l’intéressé bénéficiant pour la suite de sa carrière dans l’État membre d’accueil des droits que l’article 6 de ladite décision lui confère explicitement.

55

Pour autant, ce constat n’implique pas que l’application de cette clause de standstill soit exclue dans une telle hypothèse. En effet, même si un ressortissant turc et les membres de sa famille qui relèvent respectivement des articles 6 et 7 de la décision no 1/80 peuvent invoquer les droits qu’ils tirent de ces dispositions pour s’opposer à des restrictions à leur exercice de la libre circulation, sans qu’ils doivent démontrer, en outre, que ces restrictions sont nouvelles et donc contraires à ladite clause de standstill, il n’en demeure pas moins que ces deux cas de figure peuvent coïncider.

56

La Cour a d’ailleurs précisé au point 84 de l’arrêt du 21 octobre 2003, Abatay e.a. (C‑317/01 et C‑369/01, EU:C:2003:572), que la portée de l’article 13 de la décision no 1/80 n’est pas limitée aux ressortissants turcs déjà intégrés au marché du travail d’un État membre. Dès lors, ces derniers doivent être considérés comme relevant du champ d’application de cette disposition.

57

En l’occurrence, il ressort de la demande de décision préjudicielle que les litiges au principal trouvent leur origine dans le retrait, par les autorités compétentes néerlandaises, du droit de séjour des intéressés en application d’une législation nationale adoptée pour des motifs d’ordre public. Cette législation nationale, introduite après l’entrée en vigueur de la décision no 1/80 sur le territoire néerlandais, autorise les autorités compétentes à retirer le droit de séjour et à expulser un travailleur turc séjournant légalement sur ce territoire depuis plus de 20 ans, et qui tire, de ce fait, des droits de l’article 6, paragraphe 1, troisième tiret, ou de l’article 7, second alinéa, de cette décision, lorsqu’il constitue une menace actuelle, réelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société.

58

À cet égard, il découle de la jurisprudence que des mesures d’un État membre qui visent à définir les critères de régularité de la situation des ressortissants turcs, en adoptant ou en modifiant, notamment, les conditions de séjour de ces ressortissants sur son territoire, sont susceptibles de constituer de nouvelles restrictions, au sens de l’article 13 de la décision no 1/80 (voir, en ce sens, arrêt du 7 novembre 2013, Demir, C‑225/12, EU:C:2013:725, points 38 et 39).

59

Partant, une législation nationale permettant le retrait des droits de séjour des intéressés qu’ils détiennent en vertu de l’article 6, paragraphe 1, troisième tiret, et de l’article 7, second alinéa, de la décision no 1/80, limite leur droit à la libre circulation par rapport au droit à la libre circulation dont ils jouissaient lors de l’entrée en vigueur de cette décision et constitue dès lors une nouvelle restriction, au sens de l’article 13 de cette décision.

60

Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la première question que l’article 13 de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens qu’il peut être invoqué par des ressortissants turcs qui sont titulaires des droits visés à l’article 6 ou à l’article 7 de cette décision.

Sur les deuxième et troisième questions

61

Par ses deuxième et troisième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens que des ressortissants turcs peuvent invoquer l’article 13 de cette décision pour s’opposer à ce que leur soit appliquée une « nouvelle restriction », au sens de cette disposition, permettant aux autorités nationales compétentes d’un État membre de mettre fin à leur droit de séjour, au motif qu’ils constituent selon ces autorités une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Dans l’affirmative, la juridiction de renvoi cherche à savoir si et dans quelles conditions une telle restriction peut être justifiée en application de l’article 14 de ladite décision.

62

À cet égard, il y a lieu de rappeler que l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80 prévoit la possibilité pour les États membres de déroger à l’application des dispositions de cette décision qui confèrent certains droits aux travailleurs turcs.

63

En effet, aux termes de cet article 14, l’application des dispositions de la section de la décision no 1/80 relative à l’emploi et à la libre circulation des travailleurs peut faire l’objet de limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité et de santé publiques.

64

Il s’ensuit qu’une mesure contrevenant à l’interdiction prévue à l’article 13 de la décision no 1/80 d’adopter toute nouvelle mesure interne qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre l’exercice par un ressortissant turc de la libre circulation des travailleurs sur le territoire national à des conditions plus restrictives que celles qui lui étaient applicables à la date d’entrée en vigueur de cette décision à l’égard de l’État membre concerné, peut être justifiée par des motifs d’ordre public visés à l’article 14, paragraphe 1, de ladite décision (voir, en ce sens, arrêt du 2 septembre 2021, Udlændingenævnet, C‑379/20, EU:C:2021:660, points 22 et 23 ainsi que jurisprudence citée).

65

Par ailleurs, il importe de relever qu’un ressortissant turc qui est titulaire d’un droit de séjour dans l’État membre d’accueil en application de la décision no 1/80 qui se voit imposer une telle restriction pour des motifs d’ordre public peut la contester devant les juridictions nationales en invoquant l’interdiction d’adopter de « nouvelles restrictions » figurant à l’article 13 de cette décision et l’application erronée de l’article 14 de ladite décision. En effet, il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour que l’article 13 de la décision no 1/80 peut être valablement invoqué devant les juridictions des États membres par les ressortissants turcs auxquels il s’applique pour écarter l’application des règles de droit interne qui lui sont contraires (arrêt du 17 septembre 2009, Sahin, C‑242/06, EU:C:2009:554, point 62 et jurisprudence citée). En outre, la Cour a admis qu’un ressortissant turc qui est titulaire d’un droit de séjour dans l’État membre d’accueil en application de la décision no 1/80 peut valablement invoquer l’article 14, paragraphe 1, de cette décision devant les juridictions nationales de cet État membre pour faire écarter l’application d’une mesure nationale contraire à cette disposition (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2011, Ziebell, C‑371/08, EU:C:2011:809, point 51).

66

Toutefois, l’exception prévue à l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80 constituant une dérogation à la liberté fondamentale que constitue la libre circulation des travailleurs, elle doit être entendue strictement et sa portée ne saurait être déterminée unilatéralement par les États membres (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2011, Ziebell, C‑371/08, EU:C:2011:809, point 81).

67

En l’occurrence, la juridiction de renvoi se demande dans quelles conditions une nouvelle mesure contraire à la clause de standstill telle que la mesure nationale en cause au principal peut être considérée comme étant justifiée par des exigences d’ordre public. En particulier, elle se demande si le renforcement de l’échelle mobile que prévoit cette mesure nationale en raison de l’évolution des conceptions sociales tient suffisamment compte de l’interprétation restrictive à donner à la notion d’« ordre public » et si elle relève de la marge d’appréciation de l’État membre concerné.

68

À cet égard, il importe de rappeler que si les États membres restent libres de déterminer, conformément à leurs besoins nationaux pouvant varier d’un État membre à l’autre et d’une époque à l’autre, les exigences de l’ordre public notamment en tant que justification d’une dérogation au principe de la libre circulation des personnes (voir, en ce sens, arrêt du 22 mai 2012, I, C‑348/09, EU:C:2012:300, point 23), l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire est encadré à plusieurs égards.

69

Ainsi, il ressort du point 66 du présent arrêt que les exigences de l’ordre public doivent être entendues strictement.

70

De plus, il ressort de la jurisprudence que des mesures adoptées par les États membres relevant de ces exigences et visées à l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80 doivent être propres à garantir la réalisation de l’objectif de protection de l’ordre public poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (voir, en ce sens, arrêt du 2 septembre 2021, Udlændingenævnet, C‑379/20, EU:C:2021:660, point 23 et jurisprudence citée).

71

S’agissant de la situation d’un ressortissant turc qui, à l’instar des intéressés, réside depuis plus de dix ans dans l’État membre d’accueil, la Cour a, par ailleurs, jugé que le cadre de référence aux fins de l’application de l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80 est l’article 12 de la directive 2003/109. De ce cadre de référence résulte, en premier lieu, que le résident de longue durée concerné ne peut être expulsé que s’il représente une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public ou la sécurité publique, en deuxième lieu, que la décision d’éloignement ne saurait être justifiée par des motifs économiques et, en troisième lieu, que, avant d’adopter une telle décision, les autorités compétentes de l’État membre d’accueil sont tenues de prendre en considération la durée de la résidence de l’intéressé sur le territoire de cet État, son âge, les conséquences d’un éloignement pour la personne concernée et les membres de sa famille ainsi que les liens de cette dernière avec l’État de résidence ou l’absence de liens avec l’État d’origine (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2011, Ziebell, C‑371/08, EU:C:2011:809, points 79 et 80).

72

Ainsi, la Cour a considéré que les mesures justifiées pour des raisons d’ordre public ou de sécurité publique ne peuvent être prises que si, après une appréciation au cas par cas de la part des autorités nationales compétentes, qui respecte tant le principe de proportionnalité que les droits fondamentaux de l’intéressé, en particulier, le droit au respect de la vie privée et familiale, il s’avère que le comportement individuel de la personne concernée représente un danger actuel, réel et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société (arrêt du 8 décembre 2011, Ziebell, C‑371/08, EU:C:2011:809, point 82).

73

La Cour a précisé que, pour déterminer le caractère actuel de ce danger, il faut prendre en considération les éléments de fait intervenus après la dernière décision des autorités compétentes pouvant impliquer la disparition ou la diminution non négligeable de la menace que constituerait, pour l’intérêt fondamental concerné, le comportement de l’intéressé (voir, en ce sens, arrêt du 8 décembre 2011, Ziebell, C‑371/08, EU:C:2011:809, point 84).

74

Au vu de ces éléments, il y a lieu de considérer que, en l’occurrence, le renforcement de l’échelle mobile que prévoit la mesure nationale en cause au principal au titre de l’ordre public relève de la marge d’appréciation des autorités néerlandaises compétentes énoncée à l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80. En outre, la référence à l’évolution des conceptions sociales conduisant à cette nouvelle restriction et le fait que cette nouvelle restriction sert l’objectif d’ordre public peuvent contribuer à sa justification.

75

Toutefois, la référence à l’évolution des conceptions sociales et la justification fondée sur l’ordre public ne suffisent pas à elles seules pour légitimer la mesure nationale en cause au principal prise au titre de l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80. En effet, ces mesures doivent également être propres à garantir la réalisation de l’objectif de protection de l’ordre public poursuivi et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier. Lors de cette appréciation, cette dernière devra tenir compte des droits conférés par la décision no 1/80 et notamment ceux visés aux articles 6, 7 et 13 de celle-ci. Par ailleurs, il incombera à la juridiction de renvoi d’apprécier si ces mesures prévoient une appréciation préalable et individuelle de la situation actuelle du travailleur turc concerné, qui respecte tant le principe de proportionnalité que les droits fondamentaux de ce dernier tel que cela est énoncé aux points 71 à 73 du présent arrêt.

76

En l’occurrence, aux fins de déterminer si la législation en cause au principal respecte ces exigences, les éléments suivants sont susceptibles, sous réserve des vérifications qu’il appartiendra à la juridiction de renvoi d’effectuer, de constituer des éléments pertinents. Premièrement, l’absence d’automaticité entre l’infliction d’une peine et le retrait du droit de séjour conféré à la personne concernée par la décision no 1/80 et l’expulsion de cette personne du territoire néerlandais. Deuxièmement, le fait que les autorités compétentes qui envisagent d’adopter une telle décision de retrait doivent tenir compte de la durée du séjour de la personne concernée aux Pays-Bas, de son âge, de son état de santé, de sa situation familiale et économique, de son intégration sociale et culturelle dans cet État membre et de l’intensité de ses liens avec son pays d’origine et doivent, in fine, mettre en balance, d’une part, la sévérité de la peine qui a été infligée à la personne concernée en répression de l’infraction que cette personne a commise et, d’autre part, la durée du séjour de cette dernière. Troisièmement, le fait que ces autorités doivent, aux fins d’adopter une telle décision, prendre en considération, non seulement, la circonstance que cette personne ait ou non commis de manière répétée des infractions durant plusieurs années, mais aussi d’autres éléments, tels que le fait que ladite personne a modifié son comportement de manière positive à la suite de sa condamnation, notamment en exprimant des remords, en mettant fin à sa consommation de stupéfiants, en entamant des études ou si, au contraire, la même personne nie les faits pour lesquels elle a été condamnée ou les relativise.

77

Par conséquent, il convient de répondre aux deuxième et troisième questions que l’article 14, paragraphe 1, de la décision no 1/80 doit être interprété en ce sens que des ressortissants turcs qui, selon les autorités nationales compétentes de l’État membre concerné, constituent une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt de la société, peuvent invoquer l’article 13 de cette décision pour s’opposer à ce que leur soit appliquée une « nouvelle restriction », au sens de cette disposition, permettant à ces autorités de mettre fin à leur droit de séjour pour des raisons d’ordre public. Une telle restriction peut être justifiée en application de l’article 14 de ladite décision pour autant qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif de protection de l’ordre public poursuivi et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

Sur les dépens

78

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

 

1)

L’article 13 de la décision no 1/80 du conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie,

doit être interprété en ce sens que :

il peut être invoqué par des ressortissants turcs qui sont titulaires des droits visés à l’article 6 ou à l’article 7 de cette décision.

 

2)

L’article 14 de la décision no 1/80

doit être interprété en ce sens que :

des ressortissants turcs qui, selon les autorités nationales compétentes de l’État membre concerné, constituent une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt de la société, peuvent invoquer l’article 13 de cette décision pour s’opposer à ce que leur soit appliquée une « nouvelle restriction », au sens de cette disposition, permettant à ces autorités de mettre fin à leur droit de séjour pour des raisons d’ordre public. Une telle restriction peut être justifiée en application de l’article 14 de ladite décision pour autant qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif de protection de l’ordre public poursuivi et qu’elle n’aille pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : le néerlandais.

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