EUR-Lex Access to European Union law

Back to EUR-Lex homepage

This document is an excerpt from the EUR-Lex website

Document 62003CC0433

Conclusions de l'avocat général Tizzano présentées le 10 mars 2005.
Commission des Communautés européennes contre République fédérale d'Allemagne.
Manquement d'État - Négociation, conclusion, ratification et mise en œuvre d'accords bilatéraux par un État membre - Transports de marchandises ou de personnes par voie navigable - Compétence externe de la Communauté - Article 10 CE - Règlements (CEE) nº 3921/91 et (CE) nº 1356/96.
Affaire C-433/03.

European Court Reports 2005 I-06985

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2005:153

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. ANTONIO TIZZANO

présentées le 10 mars 2005 (1)

Affaire C-433/03

Commission des Communautés européennes

contre

République fédérale d’Allemagne

«Manquement d’État – Transports par voie navigable – Accords internationaux – Compétence externe exclusive de la Communauté – Conditions – Article 10 CE»





I –    Introduction

1.     Dans la présente affaire, la Commission des Communautés européennes a saisi la Cour de justice d’un recours en application de l’article 226 CE tendant à faire constater que, en ayant individuellement négocié, conclu, ratifié et appliqué des accords bilatéraux portant sur la navigation fluviale avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine, la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 10 CE et du règlement (CEE) n° 3921/91 du Conseil, du 16 décembre 1991, fixant les conditions de l’admission de transporteurs non résidents aux transports nationaux de marchandises ou de personnes par voie navigable dans un État membre (2). La Commission reproche en outre à la République fédérale d’Allemagne d’avoir violé le règlement (CE) n° 1356/96 du Conseil, du 8 juillet 1996, concernant des règles communes applicables aux transports de marchandises ou de personnes par voie navigable entre États membres, en vue de réaliser dans ces transports la libre prestation de services (3), en refusant de dénoncer les accords bilatéraux susmentionnés ainsi que les accords de contenu similaire conclus avec la République de Hongrie et la Tchécoslovaquie, accords qui seraient tous totalement incompatibles avec ledit règlement.

II – Cadre juridique

A –    Le droit communautaire

1.      Les dispositions du traité CE

2.     Aux fins de la présente affaire, l’article 10 CE revêt une importance particulière; comme on le sait, il est ainsi rédigé:

«Les États membres prennent toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l’exécution des obligations découlant du présent traité ou résultant des actes des institutions de la Communauté. Ils facilitent à celle-ci l’accomplissement de sa mission.

Ils s’abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du présent traité.»

3.     Il convient ensuite de rappeler certaines dispositions du titre V du traité, consacré aux transports, qui font précisément l’objet de l’affaire qui nous occupe aujourd’hui, en commençant notamment par l’article 70 CE, qui prévoit que «[l]es objectifs du traité sont poursuivis par les États membres, en ce qui concerne la matière régie par le présent titre, dans le cadre d’une politique commune des transports».

4.     Aux fins de l’exécution de cette politique commune, l’article 71, paragraphe 1, CE dispose que «le Conseil, statuant conformément à la procédure visée à l’article 251 et après consultation du Comité économique et social et du Comité des régions [(4)], établit:

a)      des règles communes applicables aux transports internationaux exécutés au départ ou à destination du territoire d’un État membre, ou traversant le territoire d’un ou de plusieurs États membres;

b)      les conditions d’admission de transporteurs non résidents aux transports nationaux dans un État membre;

c)      les mesures permettant d’améliorer la sécurité des transports;

d)      toutes autres dispositions utiles».

5.     L’article 80, paragraphe 1, CE précise en outre que «[l]es dispositions du présent titre s’appliquent aux transports par chemin de fer, par route et par voie navigable».

2.      Les règlements nos 3921/91 et 1356/96

6.     Dans le cadre de la mise en œuvre de la politique communautaire des transports par voie navigable, le Conseil a adopté les règlements nos 3921/91 et 1356/96, qui sont en cause en l’espèce.

7.     Le règlement n° 3921/91 a pour objectif l’élimination des restrictions qui existent à l’égard des prestataires de services de transport par voie navigable en raison de leur nationalité ou du fait qu’ils sont établis dans un État membre autre que celui dans lequel la prestation doit être fournie. Conformément au principe général d’égalité de traitement, les transporteurs non résidents doivent donc être autorisés, en vertu du règlement précité, à effectuer des transports nationaux de marchandises ou de personnes par voie navigable aux mêmes conditions que celles que l’État membre concerné impose à ses propres transporteurs.

8.     Le règlement prévoit notamment que les transporteurs de marchandises ou de personnes bénéficient, à compter du 1er janvier 1993, de la faculté d’effectuer à titre temporaire des transports nationaux pour compte d’autrui dans un État membre autre que celui où ils sont établis (pratique dénommée «cabotage»), à condition que soient respectées certaines conditions relatives au transporteur et aux bateaux qu’il utilise.

9.     S’agissant des conditions relatives au transporteur, l’article 1er du règlement n° 3921/91 stipule que le cabotage dans un État membre peut être effectué par tout transporteur à condition qu’il soit établi dans un État membre en conformité avec la législation de celui-ci et, le cas échéant, qu’il y soit habilité à effectuer des transports internationaux de marchandises ou de personnes par voie navigable.

10.   Quant aux conditions relatives aux bateaux, l’article 2, paragraphe 1, du règlement n° 3921/91 précise qu’ils doivent appartenir à des personnes physiques qui ont leur domicile dans un État membre et sont des ressortissants d’un État membre, ou à des personnes morales qui ont leur siège social dans un État membre et appartiennent en majorité à des ressortissants des États membres.

11.   Enfin, l’article 6 du règlement n° 3921/91 précise que ces dispositions «n’affectent pas les droits existant au titre de la convention révisée pour la navigation du Rhin (convention de Mannheim)» (5).

12.   Quant au règlement n°  1356/96, il a pour objet de réaliser la libre prestation de services dans le secteur des transports de marchandises ou de personnes par voie navigable entre États membres. À cet effet, il vise, de même que le règlement n°  3921/91, à éliminer les restrictions à l’égard des prestataires de services en raison de leur nationalité ou de la circonstance qu’ils sont établis dans un État membre autre que celui où la prestation doit être fournie.

13.   Dans le premier considérant du règlement n°  1356/96, on peut lire que «l’instauration d’une politique commune des transports comporte, entre autres, l’établissement de règles communes applicables à l’accès au marché des transports internationaux de marchandises et de personnes par voie navigable sur le territoire de la Communauté; … ces règles doivent être établies de façon à contribuer à la réalisation du marché intérieur des transports».

14.   Le troisième considérant du règlement précise en outre que, à la suite de l’adhésion de nouveaux États membres, l’existence de régimes divergents, découlant d’accords bilatéraux entre États membres et nouveaux États adhérents, avait rendu nécessaire l’établissement de «règles communes pour assurer le bon fonctionnement du marché intérieur des transports et […] pour éviter des distorsions de concurrence et des perturbations dans l’organisation du marché en question».

15.   En application des articles 1er et 2 du règlement n° 1356/96, tout transporteur de marchandises ou de personnes par voie navigable est admis à effectuer des opérations de transport entre États membres et en transit par ceux-ci, sans discrimination en raison de sa nationalité et de son lieu d’établissement, dès lors qu’il respecte les conditions suivantes: il doit être établi dans un État membre en conformité avec la législation de celui-ci, y être habilité à effectuer des transports internationaux de marchandises ou de personnes par voie navigable, utiliser pour ces opérations de transport des bateaux de la navigation intérieure immatriculés dans un État membre ou disposant d’une attestation d’appartenance à la flotte d’un État membre, et satisfaire aux conditions figurant à l’article 2 du règlement n° 3921/91 (voir supra, point 10).

16.   Enfin, l’article 3 du règlement n° 1356/96 précise que les dispositions du règlement «n’affectent pas les droits existant pour les transporteurs des pays tiers au titre de la convention révisée pour la navigation du Rhin (convention de Mannheim), de la convention pour la navigation sur le Danube (convention de Belgrade) [(6)], ni les droits découlant des obligations internationales de la Communauté».

3.      Le projet d’accord multilatéral entre la Communauté et divers pays tiers

17.   Le 7 décembre 1992, le Conseil a adopté, conformément à l’article 228, paragraphe 1, du traité CEE (devenu, après modification, article 228, paragraphe 1, du traité CE et, après une nouvelle modification, article 300, paragraphe 1, CE), une décision autorisant la Commission à négocier un accord entre la Communauté économique européenne, d’une part, et la République de Pologne et les États parties à la convention du Danube (République de Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie, Bulgarie, ex-URSS, ex-Yougoslavie et Autriche) d’autre part (7). Ces négociations avaient pour objectif général la conclusion d’un accord multilatéral unique entre la Communauté et les pays précités pour élaborer les règles applicables au transport fluvial de voyageurs et de marchandises entre les parties intéressées. Elles visaient plus spécialement à mettre en place un réseau paneuropéen efficace de transports par voie navigable afin de décongestionner les réseaux de transport est-ouest, surtout après l’ouverture du canal Rhin‑Main‑Danube en 1992.

18.   À l’issue de ces négociations, la Commission a soumis au Conseil, le 13 décembre 1996, une proposition de décision relative à la conclusion d’une convention établissant les conditions régissant le transport par voie navigable de marchandises et de passagers entre la Communauté européenne, d’une part, et la République tchèque, la République de République de Pologne et la République slovaque, d’autre part (8).

19.   À ce jour, la proposition de décision n’a pas été approuvée par le Conseil.

B –    Les accords bilatéraux en cause

20.   Outre l’initiative communautaire susmentionnée, le transport de personnes et de marchandises par voie navigables a fait l’objet, pour ce qui nous intéresse ici, de plusieurs accords bilatéraux conclus par la République fédérale d’Allemagne avec les pays suivants:

–       la République de Hongrie (accord signé le 15 janvier 1988, ratifié par une loi du 14 décembre 1989 (9) et entré en vigueur le 2 février 1990);

–       la Tchécoslovaquie (accord signé le 26 janvier 1988, ratifié par une loi du 14 décembre 1989 (10) et entré en vigueur le 4 mai 1990);

–       la Roumanie (accord signé le 22 octobre 1991, ratifié par une loi du 19 avril 1993 (11) et entré en vigueur le 9 juillet 1993);

–       la République de Pologne (accord signé le 8 novembre 1991, ratifié par une loi du 19 avril 1993 (12) et entré en vigueur le 1er novembre 1993);

–       l’Ukraine (accord signé le 14 juillet 1992, ratifié par une loi du 2 février 1994 (13) et entré en vigueur le 1er juillet 1994).

21.   Ces accords bilatéraux réglementent l’accès des navires d’un État contractant aux voies navigables de l’autre partie aux fins du transport de personnes et de marchandises.

22.   Ils prévoient notamment que les autorités d’un État contractant peuvent autoriser des navires de l’autre partie à effectuer des transports de personnes ou de marchandises entre différents ports situés dans le premier État (c’est-à-dire le trafic de cabotage), d’une part, et entre ses ports et ceux de pays tiers, d’autre part.

III – Faits et procédure

23.   À la suite de la décision du Conseil du 7 décembre 1992 qui l’autorisait à négocier un accord multilatéral en matière de transport fluvial (voir supra, point 17), la Commission, par lettre du 20 avril 1993, a demandé à différents États membres, dont la République fédérale d’Allemagne, de s’abstenir de toute initiative susceptible de compromettre le bon déroulement des négociations engagées à l’échelon communautaire et, en particulier, de renoncer à ratifier les accords bilatéraux déjà paraphés ou signés, ainsi qu’à ouvrir de nouvelles négociations avec des pays de l’Europe centrale et orientale en matière de navigation intérieure.

24.   Estimant que la République fédérale d’Allemagne avait conclu les accords bilatéraux avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine postérieurement à la lettre susmentionnée, la Commission lui a envoyé, le 10 avril 1995, une lettre de mise en demeure lui intimant de dénoncer les accords en question.

25.   Dans sa réponse du 23 juin 1995, le gouvernement allemand a répondu que les accords avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine avaient été signés avant la décision du Conseil autorisant les négociations, et que la Commission, à laquelle les projets d’accord avaient été notifiés, n’avait soulevé aucune objection de principe. En outre, il a fait remarquer que, comme l’issue des négociations entreprises à l’échelon communautaire était incertaine, procéder conformément aux indications de la Commission aurait placé les relations en matière de navigation interne avec les pays tiers dans une situation inacceptable de vide juridique. Le gouvernement allemand s’est toutefois déclaré prêt à dénoncer les accords en question dès qu’un accord au niveau communautaire serait conclu en précisant à cet égard que, conformément à la demande de la Commission lors de la notification des projets, le délai de dénonciation des accords avait été ramené à six mois.

26.   Par lettre de mise en demeure complémentaire du 24 novembre 1998, la Commission a reproché au gouvernement allemand, pour ce qui nous intéresse ici, avant tout d’avoir manqué aux obligations découlant de la répartition des compétences entre la Communauté et les États membres en matière de relations extérieures, au motif que les accords bilatéraux conclus avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine portaient atteinte à la compétence exclusive dans le domaine des transports par voie navigable que la Communauté avait acquise sur la base de la jurisprudence AETR (14), à la suite de l’adoption du règlement n° 3921/91. La Commission a fait valoir également que les accords susmentionnés, ainsi d’ailleurs que ceux conclus avec la République de Hongrie et la Tchécoslovaquie, étaient incompatibles avec le règlement n° 1356/96.

27.   Le gouvernement allemand ayant contesté, dans sa réponse du 26 février 1999, que son comportement ait constitué une violation du droit communautaire, la Commission lui a adressé, le 28 février 2000, un avis motivé qui précisait le manquement reproché dans les termes suivants. D’une part, le fait d’avoir individuellement négocié, conclu, ratifié, appliqué et refusé de dénoncer les accords bilatéraux avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine constituait une violation des obligations qui incombaient à la République fédérale d’Allemagne en vertu notamment de l’article 10 CE et des règlements nos 3921/91 et 1356/96. D’autre part, le refus de dénoncer les accords bilatéraux avec la République de Hongrie et la Tchécoslovaquie constituait une violation des obligations découlant du règlement n° 1356/96.

28.   Dans son avis motivé, la Commission a imparti à la République fédérale d’Allemagne un délai de deux mois à compter de la notification (délai qui a donc expiré le 28 avril 2000) pour s’y conformer.

29.   Dans sa réponse du 11 mai 2000, le gouvernement allemand a maintenu qu’à son avis les accords bilatéraux n’étaient pas contraires au droit communautaire et que, par conséquent, il n’y avait pas lieu de les dénoncer.

30.   Au vu de ces éléments, la Commission a formé, le 10 octobre 2003, le recours qui est à l’origine de la présente affaire.

31.   Après l’échange des mémoires écrits, et considérant qu’aucune des parties n’a demandé à être entendue en audience, la Cour, conformément à l’article 44 bis du règlement de procédure, a décidé de statuer sans phase orale.

IV – Analyse juridique

A –    Sur la recevabilité

32.   Avant d’examiner sur le fond les griefs invoqués par la Commission, nous entendons écarter les exceptions d’irrecevabilité avancées par le gouvernement allemand, qui nous semblent manifestement infondées.

33.   Selon ce gouvernement, l’irrecevabilité porterait en premier lieu sur la partie du recours relative aux accords bilatéraux conclus avec la République de Hongrie et la Tchécoslovaquie, lesquels n’auraient pas été examinés dans l’avis motivé, limité aux seuls accords passés avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine.

34.   Or, pour rejeter cette exception, il suffit de dire que la lecture de l’avis motivé démontre sans aucun doute que, pour ce qui est de la violation du règlement n° 1356/96 (il s’agit en l’occurrence du seul grief que la Commission a fait valoir dans le recours en ce qui concerne les accords avec la République de Hongrie et la Tchécoslovaquie), la Commission a analysé les cinq accords en cause.

35.   En second lieu, le gouvernement allemand soutient que le recours est irrecevable en raison des références abondantes à la jurisprudence «ciel ouvert» (15) qu’il contient. Cette jurisprudence étant postérieure à la clôture de la phase précontentieuse de la présente affaire, la Commission aurait dû adresser un nouvel avis motivé exposant le nouveau cadre juridique dans lequel s’inscrivaient les manquements reprochés.

36.   Toutefois, à bien y regarder, la jurisprudence «ciel ouvert» se borne à élaborer les principes régissant la compétence externe exclusive de la Communauté, principes qui ont été reconnus à compter de l’arrêt AETR, précité. On ne peut donc pas dire que les arguments que la Commission en déduit constituent un moyen nouveau par rapport à ceux évoqués dans le cadre de la procédure précontentieuse.

37.   Enfin, le gouvernement allemand demande à la Cour de constater que le recours est devenu sans objet dans la partie relative aux accords conclus par la République fédérale d’Allemagne avec des États qui sont ensuite devenus membres de l’Union à compter du 1er mai 2004.

38.   À cet égard, il est à peine nécessaire de rappeler que, selon une jurisprudence constante, «l’existence d’un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de l’État membre telle qu’elle se présentait au terme du délai fixé dans l’avis motivé et que les changements intervenus par la suite ne sauraient être pris en compte par la Cour» (16).

39.   Or, en l’espèce, comme on l’a vu, ce délai est arrivé à expiration le 28 avril 2000, soit près de quatre ans avant l’élargissement.

40.   Nous estimons donc que, sous réserve de ce que nous dirons plus loin au point 63, le recours est recevable.

B –    Sur le fond

1.      Remarque liminaire

41.   Dans son recours, la Commission développe trois griefs distincts par lesquels elle reproche à la République fédérale d’Allemagne d’avoir violé respectivement la compétence exclusive de la Communauté pour conclure des accords internationaux en matière de navigation fluviale, l’article 10 CE et le règlement n° 1356/96.

42.   Nous observerons tout d’abord que des griefs similaires avaient été adressés antérieurement au Grand-Duché de Luxembourg, qui avait conclu des accords avec des États tiers dans le même domaine. Dans cette affaire (17), actuellement pendante devant la Cour, l’avocat général Léger a présenté ses conclusions le 25 novembre 2004. Comme nous estimons pouvoir souscrire aux conclusions en question, nous nous référerons dans une large mesure aux arguments qu’il y développe.

2.      Sur le premier grief

43.   Par ce grief, comme on l’a vu, la Commission reproche à la République fédérale d’Allemagne d’avoir violé la compétence exclusive pour conclure des accords internationaux en matière de navigation fluviale dont jouirait la Communauté en application des principes énoncés par la Cour à compter de l’arrêt AETR, précité.

44.   En particulier, la Commission estime que les accords bilatéraux conclus avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine – et notamment la disposition (l’article 6) qui permet aux autorités nationales d’autoriser l’accès des transporteurs des pays tiers intéressés au cabotage en Allemagne – affectent les règles communautaires contenues dans le règlement n° 3921/91 dans la mesure où ces dernières harmoniseraient entièrement, à partir du 1er janvier 1993, les conditions relatives au cabotage dans les États membres de la Communauté. Par conséquent, en se réservant la faculté de concéder unilatéralement des droits d’accès aux transporteurs de pays tiers n’appartenant pas à la Communauté, le gouvernement allemand aurait violé la compétence externe exclusive de la Communauté.

45.   Se référant aux arrêts «ciel ouvert», la Commission estime que le règlement n° 3921/91 ne vise pas seulement les transporteurs de la Communauté, mais également ceux de pays tiers. Cette thèse serait corroborée par l’article 6 dudit règlement, qui reconnaîtrait les droits d’accès des transporteurs suisses au cabotage dans les États membres en vertu de la convention de Mannheim.

46.   Nous dirons d’emblée que ce grief ne nous semble pas fondé, et ce pour les raisons déjà exposées de manière détaillée par l’avocat général Léger aux points 46 à 63 de ses conclusions susmentionnées, dont nous nous bornerons ici à reprendre les passages fondamentaux.

47.   Nous rappellerons tout d’abord que, en vertu de la jurisprudence bien connue de la Cour, et en particulier de l’arrêt AETR, mentionné à maintes reprises, lorsqu’elle n’est pas instituée par les textes eux-mêmes, une compétence externe exclusive de la Communauté peut naître implicitement «dans tous les cas où la compétence interne a déjà été utilisée en vue d’adopter des mesures s’inscrivant dans la réalisation des politiques communes» (18).

48.   En effet, selon la Cour, «chaque fois que, pour la mise en œuvre d’une politique commune prévue par le traité, la Communauté a pris des dispositions instaurant, sous quelque forme que ce soit, des règles communes, les États membres ne sont plus en droit, qu’ils agissent individuellement ou même collectivement, de contracter avec les États tiers des obligations affectant ces règles». En effet, «au fur et à mesure de l’instauration de ces règles communes, la Communauté seule est en mesure d’assumer et d’exécuter, avec effet pour l’ensemble du domaine d’application de l’ordre juridique communautaire, les engagements contractés à l’égard d’États tiers» (19).

49.   La portée de cette affectation a été précisée par la Cour à diverses occasions et, en dernier lieu, dans les arrêts «ciel ouvert»: la Cour y a déclaré qu’une telle affectation n’est pas subordonnée à une contradiction entre les obligations internationales assumées unilatéralement par les États membres et les règles communes; au contraire, elle existe du seul fait que «les engagements internationaux [des États membres] relèvent du domaine d’application des règles communes […] ou en tout cas d’un domaine déjà couvert en grande partie par de telles règles» (20).

50.   Il s’ensuit, toujours selon la Cour, que, «lorsque la Communauté a inclus dans ses actes législatifs internes des clauses relatives au traitement à réserver aux ressortissants de pays tiers ou qu’elle a conféré expressément à ses institutions une compétence pour négocier avec les pays tiers, elle acquiert une compétence externe exclusive dans la mesure couverte par ces actes […]» (21).

51.   Or, «il en va également ainsi, même en l’absence de clause expresse habilitant ses institutions à négocier avec des pays tiers, lorsque la Communauté a réalisé une harmonisation complète dans un domaine déterminé, car les règles communes ainsi adoptées pourraient être affectées au sens de l’arrêt AETR, précité, si les États membres conservaient une liberté de négociation avec les pays tiers» (22).

52.   Or, en l’espèce, comme l’a précisément observé l’avocat général Léger dans ses conclusions précitées, ainsi que le gouvernement allemand dans la présente affaire, il ne nous semble pas que le règlement n° 3921/91 contienne une clause déterminant le traitement à réserver aux transporteurs de pays tiers.

53.   En effet, comme on l’a vu, ce dernier se borne à fixer les conditions d’admission de transporteurs (communautaires) non résidents aux transports nationaux de marchandises ou de personnes par voie navigable dans un État membre. Il s’agit donc de dispositions qui ne concernent que les transporteurs établis dans un État membre et qui utilisent des bateaux appartenant à des personnes physiques qui ont leur domicile dans un État membre et sont ressortissants d’un État membre, ou de personnes morales qui ont leur siège social dans un État membre et appartiennent en majorité à des ressortissants des États membres.

54.   Il en résulte que des accords bilatéraux tels que ceux en cause en l’espèce, qui portent sur le traitement des transporteurs des pays tiers intéressés, ne sauraient affecter, au sens de la jurisprudence susmentionnée de la Cour, les dispositions du règlement n° 3921/91, qui ne visent que les transporteurs communautaires.

55.   En outre, comme la Cour l’a précisé dans les arrêts «ciel ouvert», le fait même que le règlement précité ne régit pas la situation des transporteurs de pays tiers qui opèrent à l’intérieur de la Communauté montre que l’harmonisation réalisée par ledit règlement n’a pas un caractère complet (23).

56.   Comme il n’existe donc pas, en la matière, de règles communes dont l’application pourrait être compromise par d’éventuels accords conclus de manière autonome par les États membres, la Communauté ne saurait se prévaloir d’une compétence externe exclusive en application de la jurisprudence AETR.

57.   Il s’ensuit que la négociation, la conclusion, la ratification et l’entrée en vigueur des accords bilatéraux entre la République fédérale d’Allemagne, d’une part, et la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine, d’autre part, ne peuvent constituer des violations d’une compétence externe exclusive de la Communauté.

58.   Nous estimons par conséquent que la Cour devrait juger le premier grief infondé.

3.      Sur le deuxième grief

59.   Par ce grief, la Commission reproche à la République fédérale d’Allemagne d’avoir manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 10 CE dans la mesure où, en ratifiant et en appliquant les accords bilatéraux avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine alors que le Conseil avait autorisé antérieurement la Commission à négocier un accord au nom de la Communauté, la République fédérale d’Allemagne aurait compromis la mise en œuvre de cette décision.

60.   Selon la Commission en effet, tant la négociation que la conclusion de l’accord par la Communauté pourraient être compromises par l’interférence d’initiatives unilatérales d’un État membre. En particulier, la position de la Communauté dans les négociations avec les pays tiers serait affaiblie si elle-même et ses États membres se présentaient en ordre dispersé.

61.   C’est précisément pour éviter de telles conséquences, poursuit la Commission, qu’elle avait adressé à différents États membres, dont la République fédérale d’Allemagne, la lettre du 20 avril 1993 leur demandant de s’abstenir de toute initiative susceptible de compromettre le bon déroulement des négociations entreprises à l’échelon communautaire et, en particulier, de renoncer à ratifier les accords bilatéraux déjà paraphés ou signés, ainsi qu’à ouvrir de nouvelles négociations avec des pays de l’Europe centrale et orientale en matière de navigation interne.

62.   Dans sa réplique, la Commission a ajouté que la République fédérale d’Allemagne a violé l’article 10 CE également en ce qui concerne l’accord avec la Tchécoslovaquie, puisqu’en 1993, donc postérieurement à la décision du Conseil, elle a «transposé» (24) cet accord à la République tchèque et à la République slovaque.

63.   Cependant, nous disons d’emblée que ce reproche constitue un grief nouveau et distinct de ceux allégués au cours de la phase précontentieuse et dans le recours. Nous estimons donc qu’il n’est pas recevable.

64.   Quant au gouvernement allemand, il fait valoir tout d’abord que la décision du Conseil autorisant l’ouverture des négociations ne saurait en elle-même imposer aux États membres une obligation de «stand‑still», parce que cela équivaudrait à reconnaître à la Communauté une compétence externe exclusive sans que les conditions nécessaires à cet effet en vertu de la jurisprudence «ciel ouvert» soient réunies.

65.   En outre, selon ce gouvernement, il y aurait violation du principe de proportionnalité si la décision du Conseil qui autorise les négociations avait pour effet d’empêcher les États membres de conclure des accords bilatéraux dans l’attente de l’adoption d’un éventuel accord au niveau communautaire. Au lieu d’entraver l’action des États membres, les institutions communautaires devraient «organiser, dans les règles communes qu’elles arrêtent, des actions concertées à l’égard des pays tiers ou […] prescrire les attitudes à prendre par les États membres vis‑à‑vis de l’extérieur», comme la Cour l’a déclaré dans les arrêts «ciel ouvert» (25).

66.   En tout cas, poursuit le gouvernement défendeur, il ne pouvait agir autrement parce que, si les accords bilatéraux n’étaient pas entrés en vigueur, les modalités d’accès des transporteurs roumains, polonais et ukrainiens aux voies navigables allemandes (et vice versa) se seraient trouvées dans une sorte de vide juridique jusqu’à la conclusion, nullement certaine, d’un accord à l’échelon communautaire.

67.   La République fédérale d’Allemagne rappelle que c’est précisément pour éviter toute atteinte à l’initiative communautaire qu’elle a apporté à la Commission toute la coopération possible. En effet, i) elle l’a consultée durant la négociation des accords; ii) elle s’est engagée à dénoncer les accords bilatéraux dès l’instant où la Communauté serait parvenue à conclure son accord, en portant cet engagement à la connaissance des parties contractantes; iii) elle a ramené le délai de dénonciation à six mois, comme la Commission le demandait.

68.   Abordant à présent l’examen du grief en cause, nous relèverons à titre liminaire qu’avec ce dernier la Commission a modifié sa manière d’appréhender le comportement de la République fédérale d’Allemagne.

69.   En effet, ce n’est plus la violation d’une compétence communautaire exclusive que la Commission reproche désormais au gouvernement allemand, mais la violation de l’article 10 CE, en ce que le comportement de la République fédérale d’Allemagne pourrait mettre en péril l’action engagée par la Communauté à la suite du mandat de négociation que le Conseil a conféré à la Commission.

70.   Nous en déduisons que, contrairement à ce que redoute (et conteste) le gouvernement allemand, la Commission n’a pas estimé que ce mandat ait conféré une compétence exclusive à la Communauté.

71.   Il est vrai, comme nous le verrons encore plus loin, que l’obligation de coopération loyale prévue par cette disposition s’impose indépendamment de la nature de la compétence de la Communauté dans une matière donnée, et donc manifestement aussi lorsque cette compétence s’affirme comme exclusive. Cependant, il est vrai également que, si elle avait jugé cette dernière hypothèse avérée, la Commission aurait pu établir plus aisément l’illégalité du comportement du gouvernement allemand. En effet, elle aurait pu faire valoir, comme elle l’a fait pour le grief examiné précédemment, que cette illégalité existe du seul fait de la conclusion par la République fédérale d’Allemagne des accords en cause en violation de la compétence communautaire, indépendamment de la constatation de toute atteinte à son exercice.

72.   Au contraire, comme nous venons de le dire, la Commission n’a pas suivi cette voie, à juste titre selon nous. En effet, nous estimons nous aussi qu’une compétence externe exclusive de la Communauté n’est pas envisageable en l’espèce.

73.   Certes, toujours selon la jurisprudence de la Cour, une telle compétence peut être déduite implicitement non seulement dans les cas, mentionnés ci-dessus (voir les points 47 et suivants), dans lesquels les pouvoirs inhérents à la compétence interne ont déjà été exercés en vue d’adopter des mesures s’inscrivant dans la réalisation des politiques communes, mais également dans les cas où la conclusion d’un accord international par la Communauté est «nécessaire pour réaliser des objectifs du traité qui ne peuvent pas être atteints par l’établissement des règles autonomes» (26).

74.   Toutefois, dans ces cas, pour les raisons que nous avons cherché à exposer dans les conclusions présentées dans les affaires «ciel ouvert», la compétence externe de la Communauté, même si elle est jugée «nécessaire», ne pourra devenir exclusive qu’une fois qu’elle aura été exercée effectivement; ce n’est que dans une telle hypothèse en effet que les engagements internationaux pris par les États membres dans le même domaine pourraient compromettre la réalisation de l’objectif de la Communauté pour lequel l’accord a effectivement été considéré comme nécessaire (27). Dans le cas contraire, la compétence de la Communauté ne sera que potentielle et les États membres demeureront libres de souscrire des engagements internationaux dans le domaine concerné, tout en respectant bien entendu l’obligation de coopération loyale avec les institutions communautaires (28).

75.   Certes, en l’espèce, ce cas de figure se présente avec des contours moins nets. En effet, s’il est vrai qu’aucun accord communautaire susceptible de conférer automatiquement à la compétence communautaire un caractère exclusif n’a encore été conclu, il n’en est pas moins vrai également que le Conseil a adopté une décision autorisant la Commission à négocier. On pourrait alors se demander si cette décision peut être considérée comme un exercice concret de la compétence communautaire, qui puisse donc en lui-même rendre cette compétence exclusive, ou si au contraire la conclusion effective de l’accord, telle qu’elle est prévue à l’article 300, paragraphe 2, CE, est indispensable à cette fin.

76.   Toutefois, nous avons déjà indiqué à cet égard que, lorsqu’elle a énoncé pour la première fois, dans son avis 1/76, l’hypothèse en cause, la Cour a fait référence non à la simple négociation, mais à la «conclusion et [à] la mise en vigueur de l’accord international» (29), et a confirmé cette référence dans des avis postérieurs (30).

77.   Nous observerons, d’autre part, que la négociation d’un accord au niveau communautaire peut prendre beaucoup de temps sans pour autant aboutir nécessairement. Il serait donc excessif (ou, pour reprendre l’argument du gouvernement allemand, contraire au principe de proportionnalité) d’exclure, pendant la durée de la négociation, toute action des États membres, spécialement lorsque cela est nécessaire pour éviter un vide juridique.

78.   Il nous semble donc que c’est à bon droit que le gouvernement allemand conteste que le mandat de négociation suffise en l’espèce pour fonder une compétence externe exclusive de la Communauté, et cela explique également que la Commission se soit bornée à soutenir que le comportement adopté par cet État membre postérieurement au mandat conféré par le Conseil constitue une violation de l’article 10 CE.

79.   Cela ne veut pas dire, nous tenons à le préciser, que l’article 10 CE ne puisse pas être invoqué également en cas de violation d’une compétence exclusive. En effet, ainsi qu’il résulte du libellé même de cette disposition et comme l’a rappelé également l’avocat général Léger dans l’affaire Commission/Luxembourg, précitée (31), le principe de coopération loyale est d’application générale et peut donc être invoqué indépendamment de la nature de la compétence communautaire pertinente selon le cas (32). Toutefois, il est clair que, si cette compétence est exclusive, c’est avant tout sa violation qui peut être directement critiquée (comme l’a précisément fait la Commission dans le cadre de son premier grief), la référence éventuelle à l’article 10 CE ne constituant alors qu’un corollaire d’une telle mise en cause. Dans le cadre du présent grief en revanche, comme nous l’avons vu, la Commission a invoqué uniquement et de manière autonome l’inobservation de cette disposition.

80.   Cela dit, il s’agit alors en l’espèce uniquement d’apprécier, à la lumière de l’article 10 CE, si le comportement reproché à la République fédérale d’Allemagne dans cette affaire (c’est-à-dire la ratification des accords bilatéraux signés avant la décision du Conseil) est effectivement susceptible de compromettre la réalisation des objectifs poursuivis par la Communauté, tels qu’ils ont été définis dans le mandat de négociation.

81.   En effet, il ne fait aucun doute que ce mandat constitue, pour reprendre l’expression de la Cour, «le point de départ d’une action communautaire concertée» (33) visant à réaliser un objectif du traité et à vrai dire, c’est même davantage le cas en l’espèce, puisqu’on est en présence non d’une simple proposition de la Commission, mais d’une décision du Conseil. Une telle «action concertée» implique donc l’obligation pour les États membres de s’abstenir, comme le dit justement l’article 10 CE, de «toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du […] traité».

82.   Or, il nous semble difficile de nier que la ratification d’accords bilatéraux par un État membre pendant que la Communauté s’apprête à négocier et à conclure un accord de son propre chef dans le même domaine relève elle aussi des mesures de cette nature.

83.   En effet, il est clair qu’une telle initiative est de nature à limiter, sinon à affaiblir, l’action commune que les institutions s’apprêtent à entreprendre et les empêche de se présenter comme étant porteuses d’une position commune de tous les États membres sans que rien ne garantisse que l’accord conclu par l’État membre en question soit conforme à l’intérêt commun et aille dans le sens voulu et décidé par les instances communautaires. En outre, on peut encore moins garantir que la réglementation prévue par l’accord conclu par cet État soit identique à celle que la Communauté entend définir dans l’accord commun.

84.   Nous estimons donc que la ratification par la République fédérale d’Allemagne d’accords bilatéraux déjà signés dans le même domaine que celui couvert par le mandat de négociation du Conseil constitue précisément en elle‑même une de ces mesures «susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du […] traité».

85.   Toutefois, comme nous l’avons vu, le gouvernement allemand objecte que, l’accord communautaire n’ayant pas encore été conclu, il ne pouvait pas ne pas ratifier les accords bilatéraux en question, parce qu’il devait se doter rapidement de règles qui soient applicables aux transporteurs des pays tiers.

86.   À cet égard, nous devons toutefois observer que, à supposer même que les choses se présentent en ces termes, il découle encore de l’article 10 CE que, dans de telles hypothèses, les États membres n’en doivent pas moins agir dans le respect de l’obligation de coopération loyale consacrée par cette disposition, ce qui signifie qu’ils doivent faire tout leur possible pour éviter que leur action puisse nuire à l’exercice des compétences communautaires.

87.   En effet, comme l’a précisé la Cour, bien qu’à un autre titre, même dans les cas de compétence partagée entre la Communauté et les États membres, «l’exigence d’unité dans la représentation internationale» de la première impose aux seconds une obligation de «coopération étroite […] tant dans le processus de négociation et de conclusion que dans l’exécution des engagements assumés» (34). Et, comme nous l’avons déjà relevé dans nos conclusions dans les affaires «ciel ouvert» (35), cette obligation s’impose également lorsque la Communauté n’est pas en mesure, pour des raisons internes ou externes, de conclure directement les accords nécessaires à la réalisation des objectifs qu’elle s’est fixés et qu’elle doit donc le faire «par l’intermédiaire des États membres agissant solidairement dans l’intérêt de la Communauté» (36). Il en est ainsi à plus forte raison, bien entendu, lorsque la Communauté a déjà décidé d’agir directement dans un secteur déterminé.

88.   Il s’ensuit que, même dans des circonstances analogues à celles évoquées par le gouvernement allemand, et donc en présence d’une éventuelle nécessité des États membres de remédier aux difficultés ou aux retards auxquels la Communauté se trouve confrontée dans l’exercice de sa compétence, ces derniers n’en doivent pas moins toujours agir de manière à respecter l’obligation de coopération loyale de manière à ne pas mettre en péril la réalisation des objectifs communs.

89.   Cela signifie en particulier qu’ils doivent agir en collaboration étroite avec les institutions communautaires et définir avec elles les initiatives nécessaires. Comme la Cour l’a rappelé, l’État membre qui entend adopter des mesures intéressant un domaine dans lequel la Communauté entend agir, mais n’a pas encore exercé pleinement sa compétence «a l’obligation de rechercher l’approbation de la Commission [, qui] doit être consultée à tous les stades de la procédure» (37).

90.   Or, il ne nous semble pas qu’en l’espèce il en ait été ainsi. En effet, il résulte du dossier que, postérieurement à la décision du Conseil qui conférait à la Commission mandat de négocier, la République fédérale d’Allemagne n’a procédé à aucune consultation de cette dernière.

91.   Toute la coopération que le gouvernement allemand prétend avoir apportée en la matière (voir supra, point 67) a eu lieu en réalité au cours de la phase de négociation et de signature des accords, c’est-à-dire à une période précédant la décision du Conseil.

92.   L’adoption de cette décision a toutefois entraîné, comme nous l’avons vu, un changement substantiel du cadre juridique dans lequel les accords en question s’inscrivaient et aurait donc rendu nécessaire une nouvelle phase de coopération plus étroite avec la Commission avant de procéder à la ratification.

93.   On ne saurait objecter, comme le fait la République fédérale d’Allemagne, que la Commission n’avait pas soulevé d’objections lors de la signature des accords bilatéraux. En effet, s’agissant déjà des accords passés avec la Roumanie et la République de Pologne, on ne pouvait nullement prétendre être assuré que la Commission maintienne la même appréciation à leur égard après la décision du Conseil. Cela vaut a fortiori pour l’accord avec l’Ukraine, puisque la lettre de la Commission demandant expressément de ne ratifier aucun accord dans la matière couverte par le mandat de négociation avait été envoyée avant la ratification dudit accord.

94.   Si, une fois la décision du Conseil prise, la République fédérale d’Allemagne avait respecté l’obligation d’agir «en coopération étroite» avec la Commission, cette dernière aurait pu exposer de manière appropriée et en temps opportun les raisons de la Communauté et fournir les indications nécessaires pour garantir que, tout en respectant les obligations internationales contractées pendant ce temps, le gouvernement allemand exécute son initiative unilatérale en harmonie avec les exigences communes ou du moins sans leur porter atteinte.

95.   La Commission aurait pu par exemple exiger des modifications destinées à garantir que la réglementation contenue dans les accords bilatéraux soit mise en conformité avec celle qu’elle entendait introduire dans l’accord communautaire en application des directives que le Conseil lui avait données. En outre, même si elle avait jugé nécessaire de maintenir en vigueur ces accords jusqu’à la conclusion de l’accord projeté par la Communauté pour éviter le vide juridique redouté par la République fédérale d’Allemagne (voir supra, point 66), la Commission aurait pu néanmoins exiger qu’ils soient modifiés, en y faisant préciser par exemple qu’ils n’avaient qu’un caractère purement provisoire et prendraient fin automatiquement dès que l’accord au niveau communautaire aurait été conclu.

96.   La République fédérale d’Allemagne n’a rien fait de tout cela. Au contraire, au lieu de reporter la ratification pour se concerter avec la Commission et attendre ses indications éventuelles, elle a procédé unilatéralement à cette ratification et permis ainsi l’entrée en vigueur des accords litigieux.

97.   Nous en déduisons donc que, en ayant procédé à la ratification des accords en question en omettant toute forme de coopération avec la Commission, la République fédérale d’Allemagne ne s’est pas conformée aux exigences de l’article 10 CE et aux principes que la Cour a dégagés à cet égard.

98.   En conséquence, nous proposons à la Cour de constater que la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 10 CE et, partant, d’accueillir le présent grief.

4.      Sur le troisième grief

99.   Enfin, la Commission soutient que les accords bilatéraux conclus avec la République de Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine sont incompatibles avec le règlement n° 1356/96.

100. En particulier, elle fait valoir que la circonstance que ces accords maintiennent, même après l’adoption du règlement précité, des dispositions prévoyant la possibilité pour des bateaux immatriculés dans des pays tiers de fournir des services de transport entre l’Allemagne et les autres États membres de la Communauté sur la base d’une autorisation délivrée par les autorités allemandes (article 5 des accords) est incompatible avec ledit règlement.

101. En effet, en agissant ainsi, la République fédérale d’Allemagne se serait réservé la faculté d’accorder unilatéralement des droits d’accès, sur des voies de communication situées à l’intérieur de la Communauté, à des transporteurs autres que ceux qui remplissent les conditions prévues par le règlement n° 1356/96 (voir supra, point 15, et infra, point 104). Cela constituerait toutefois, selon la Commission, une violation du système mis en place par ce règlement, étant donné que les transporteurs hongrois, tchèques, slovaques, polonais, roumains et ukrainiens – susceptibles d’être autorisés, en application des accords bilatéraux en cause, à effectuer des transports entre l’Allemagne et les autres États membres de la Communauté – ne remplissaient pas les conditions imposées à l’époque par ledit règlement.

102. Pour notre part, nous estimons que ce grief n’est pas non plus fondé, et ce pour les motifs mis en évidence par le gouvernement allemand et l’avocat général Léger dans les conclusions susmentionnées (38).

103. En premier lieu, il nous faut rappeler que l’objectif principal du règlement n° 1356/96 est la réalisation de la libre prestation des services en matière de transports de marchandises ou de personnes par voie navigable entre États membres en supprimant les restrictions éventuelles fondées sur la nationalité du prestataire ou sur le pays dans lequel il est établi.

104. En particulier, les articles 1er et 2 dudit règlement garantissent la libre prestation des services de transport fluvial entre les États membres à toute personne qui: i) est établie dans un État membre en conformité avec la législation de celui-ci et qui y est habilitée à effectuer des transports internationaux de marchandises ou de personnes par voie navigable; ii) utilise pour effectuer ces opérations de transport des bateaux de la navigation intérieure immatriculés dans un État membre ou disposant d’une attestation d’appartenance à la flotte d’un État membre; iii) satisfait aux conditions figurant à l’article 2 du règlement n° 3921/91, c’est-à-dire utilise des bateaux appartenant à des personnes physiques qui ont leur domicile dans un État membre et sont des ressortissants d’un État membre, ou de personnes morales qui ont leur siège social dans un État membre et appartiennent en majorité à des ressortissants des États membres.

105. Or, l’introduction de ce régime de libre prestation de services de transport fluvial entre les États membres de la Communauté au profit des transporteurs établis dans l’un d’eux ne doit pas être entendue en ce sens qu’elle interdit totalement aux bateaux immatriculés dans des pays tiers de fournir des services entre différents États membres de la Communauté. En effet, si le règlement n° 1356/96 peut être réputé, comme le suggère la Commission, avoir organisé une préférence communautaire en matière de transports fluviaux sur le territoire de la Communauté, il nous semble toutefois que cette préférence se borne à instaurer un régime de faveur en matière de libre prestation des services au profit des seuls transporteurs étroitement liés à un État membre. En revanche, rien dans ce règlement n’indique qu’il aurait pour objet ou pour effet d’empêcher de manière générale les bateaux immatriculés dans des pays tiers d’effectuer des services entre plusieurs États membres de la Communauté.

106. Par ailleurs, les accords bilatéraux en question n’instituent pas de système de libre prestation des services en faveur des bateaux des pays tiers intéressés, mais se bornent à prévoir que ces derniers auront la possibilité d’effectuer des transports entre l’Allemagne et d’autres États membres de la Communauté sur la base d’une autorisation délivrée par les autorités allemandes compétentes. Un tel régime ne saurait donc être réputé instituer la libre prestation de services de transport fluvial de marchandises ou de personnes entre les États membres de la Communauté au profit des transporteurs hongrois, tchèques, slovaques, roumains, polonais et ukrainiens.

107. Dès lors, compte tenu de la différence de nature entre le régime découlant des accords bilatéraux en cause et celui instauré par le règlement n° 1356/96, nous estimons que c’est à tort que la Commission reproche au gouvernement allemand d’avoir modifié la nature et la portée des règles régissant la libre prestation de services intracommunautaires de navigation intérieure telles que définies par ledit règlement.

108. L’ensemble des éléments qui précèdent nous conduit donc à considérer que la Commission n’a pas démontré l’incompatibilité avec le règlement n° 1356/96 des accords conclus entre la République fédérale d’Allemagne et la République de Hongrie, la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine.

109. En conséquence, nous estimons que la Cour devrait juger que le troisième grief est lui aussi infondé.

V –    Sur les dépens

110. En application de l’article 69, paragraphe 3, du règlement de procédure, la Cour peut répartir les dépens et décider que chaque partie supportera ses propres dépens si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs. Comme nous proposons de n’accueillir que partiellement le recours de la Commission, nous estimons que chacune des parties devrait supporter ses propres dépens.

VI – Conclusion

111. Sur la base des considérations exposées ci-dessus, nous proposons à la Cour de déclarer ce qui suit:

«1)      En ayant individuellement ratifié et fait entrer en vigueur les accords bilatéraux relatifs aux transports par voie navigable avec la Roumanie, la République de Pologne et l’Ukraine postérieurement à la décision du Conseil du 7 décembre 1992 relative à l’ouverture de négociations entre la Communauté et les pays tiers concernant les règles applicables aux transports fluviaux de voyageurs et de marchandises entre les parties intéressées, la République fédérale d’Allemagne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 10 CE.

2)      Le recours est rejeté pour le surplus.

3)      La Commission des Communautés européennes et la République fédérale d’Allemagne supportent chacune ses propres dépens.»


1 – Langue originale: l'italien.


2  – JO L 373, p. 1.


3  – JO L 175, p. 7.


4  – L’article 75 du traité CEE, qui constitue la base juridique du règlement n° 3921/91, prévoyait la procédure de consultation et non la procédure de codécision qui a été choisie par la suite par l’article 75 du traité CE et par l’article 71 CE.


5  – Cette convention, signée précisément à Mannheim le 17 octobre 1868, consacre les principes de la libre navigation sur le Rhin et de l’égalité de traitement des bateliers et des flottes. Elle lie le Royaume de Belgique, la République fédérale d’Allemagne, la République française, le Royaume des Pays-Bas, le Royaume-Uni de Grande‑Bretagne et d’Irlande du Nord et la Confédération suisse.


6  – Cette convention, qui a notamment pour but de garantir la libre navigation sur le Danube, a été signée à Belgrade le 18 août 1948 par la République de Bulgarie, la République de Hongrie, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, l’Ukraine, l’Union soviétique et la Yougoslavie.


7  – Document 10828/92 Trans 178 Relex 72. Comme la période à prendre en considération aux fins du présent recours est antérieure au 1er mai 2004, date d’adhésion de certains de ces pays à l’Union européenne, ces derniers seront dénommés «pays tiers» dans la suite de notre exposé.


8  – COM (96) 634 final.


9  – BGBl. 1989 II, p. 1026.


10  – BGBl. 1989 II, p. 1035.


11  – BGBl. 1993 II, p. 770.


12  – BGBl. 1993 II, p. 779.


13  – BGBl. 1994 II, p. 258.


14  – Arrêt du 31 mars 1971, Commission/Conseil, dit «AETR» (22/70, Rec. p. 263).


15  – Arrêts du 5 novembre 2002, Commission/Royaume-Uni (C-466/98, Rec. p. I‑9427), Commission/Danemark (C-467/98, Rec. p. I-9519), Commission/Suède (C-468/98, Rec. p. I‑9575), Commission/Finlande (C-469/98, Rec. p. I-9627), Commission/Belgique (C-471/98, Rec. p. I-9681), Commission/Luxembourg (C‑472/98, Rec. p. I-9741), Commission/Autriche (C-475/98, Rec. p. I-9797) et Commission/Allemagne (C-476/98, Rec. p. I-9855).


16  – Voir, notamment, arrêt du 12 septembre 2002, Commission/France (C-152/00, Rec. p. I-6973, point 15).


17  – Affaire Commission/Luxembourg (C-266/03).


18  – Voir avis 1/76, du 26 avril 1977 (Rec. p. 741, point 4), et arrêt Commission/Allemagne, précité, point 82.


19  – Arrêt AETR, précité, points 16 à 19. C'est nous qui soulignons.


20  – Voir, notamment, arrêt Commission/Allemagne, précité, point 108. Pour une analyse de la notion d’affectation, qu’il nous soit permis de renvoyer à nos conclusions dans les affaires «ciel ouvert», précitées (conclusions réunies du 31 janvier 2002, Rec. p. I-9431, points 63 et suiv.).


21  – Arrêt Commission/Allemagne, précité, point 109.


22  – Ibidem, point 110.


23  – Voir, notamment, arrêt Commission/Allemagne, précité, point 119.


24  – Le terme employé dans la version originale allemande de la réplique est «umgeschrieben».


25  – Voir, notamment, arrêt Commission/Allemagne, précité, point 112.


26  – Voir, notamment, en dernier lieu, arrêt Commission/Allemagne, précité, point 83 (c'est nous qui soulignons). Comme on le sait, la première reconnaissance d’une compétence externe de cette nature figure dans l’avis 1/76, précité (points 3 et 4).


27  – Conclusions précitées, point 49.


28  – Ibidem, point 54 et note 26.


29  – Avis précité, point 4. C'est nous qui soulignons.


30  – En effet, la Cour a observé dans ces avis que, lorsque «la conclusion d’un accord international est nécessaire pour réaliser des objectifs du traité qui ne peuvent être atteints par l’établissement de règles autonomes», «la compétence externe fondée sur les pouvoirs d’action interne de la Communauté peut être exercée sans qu’il y ait eu au préalable adoption d’un acte législatif interne, et devenir ainsi exclusive» (avis 2/92, du 24 mars 1995, Rec. p. I-521, point 32; c'est nous qui soulignons). Dans le même sens, voir avis 1/94, du 15 novembre 1994 (Rec. p. I-5267, point 85).


31  – Cette affaire diffère du présent litige en ce sens que les accords bilatéraux conclus par le Grand‑Duché de Luxembourg avaient été non seulement ratifiés (comme ceux de la République fédérale d’Allemagne), mais également signés après la décision du Conseil. En outre, contrairement à la République fédérale d’Allemagne, le Grand‑Duché de Luxembourg n’avait pas consulté la Commission durant la phase précédant la signature des accords bilatéraux.


32  – Aux points 71 et 72 de ses conclusions précitées, l’avocat général Léger cite à ce propos l’arrêt du 5 mai 1981, Commission/Royaume-Uni (804/79, Rec. p. I-1045, point 28), dans lequel la Cour s’est prononcée dans un domaine (la pêche) relevant de la compétence exclusive de la Communauté, mais en des termes qui, à notre sens, justifient la conclusion énoncée dans le texte. En effet, on peut lire dans cet arrêt que, «selon l'article [10 CE], les États membres ont l'obligation de faciliter à la Communauté l'accomplissement de sa mission et de s'abstenir de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des buts du traité. Cette disposition impose aux États membres des devoirs particuliers d'action et d'abstention dans une situation où la Commission, pour répondre à des besoins urgents de conservation, a soumis au Conseil des propositions qui, bien qu'elles n'aient pas été adoptées par celui-ci, constituent le point de départ d'une action communautaire concertée» (c'est nous qui soulignons).


33  – Arrêt du 5 mai 1981, Commission/Royaume-Uni, précité, point 28.


34  – Avis 2/91, du 19 mars 1993 (Rec. p. I-1061, point 36).


35  – Point 74.


36  – Avis 2/91, précité, points 5 et 37.


37  – Arrêt du 4 octobre 1979, France/Royaume-Uni (141/78, Rec. p. 2923, point 9).


38  – Conclusions précitées, points 82 à 91.

Top