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Document 62019CJ0176

    Arrêt de la Cour (première chambre) du 27 juin 2024.
    Commission européenne contre Servier SAS e.a.
    Pourvoi – Concurrence – Produits pharmaceutiques – Marché du périndopril – Article 101 TFUE – Ententes – Partage de marché – Concurrence potentielle – Restriction de la concurrence par objet – Stratégie visant à retarder l’entrée sur le marché de versions génériques du périndopril – Accord de règlement amiable de litige en matière de brevets – Accord de licence de brevet – Accord de cession et de licence de technologie – Article 102 TFUE – Marché pertinent – Abus de position dominante.
    Affaire C-176/19 P.

    Court reports – general – 'Information on unpublished decisions' section

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:2024:549

    Affaire C‑176/19 P

    Commission européenne

    contre

    Servier SAS e.a.

    Arrêt de la Cour (première chambre) du 27 juin 2024

    « Pourvoi – Concurrence – Produits pharmaceutiques – Marché du périndopril – Article 101 TFUE – Ententes – Partage de marché – Concurrence potentielle – Restriction de la concurrence par objet – Stratégie visant à retarder l’entrée sur le marché de versions génériques du périndopril – Accord de règlement amiable de litige en matière de brevets – Accord de licence de brevet – Accord de cession et de licence de technologie – Article 102 TFUE – Marché pertinent – Abus de position dominante »

    1. Pourvoi – Moyens – Appréciation erronée des faits et des éléments de preuve – Irrecevabilité – Contrôle par la Cour de l’appréciation des faits et des éléments de preuve – Exclusion sauf cas de dénaturation – Contrôle par la Cour de la qualification juridique donnée aux faits du litige – Admissibilité

      (Art. 256, § 1, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

      (voir points 69-75)

    2. Pourvoi – Moyens – Simple répétition des moyens et arguments présentés devant le Tribunal – Irrecevabilité – Contestation de l’interprétation ou de l’application du droit de l’Union faite par le Tribunal – Recevabilité

      [Art. 256 TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al. ; règlement de procédure de la Cour, art. 168, § 1, d), et 169, § 2]

      (voir points 77-79)

    3. Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Qualification d’une entreprise de concurrent potentiel – Possibilités réelles et concrètes d’entrer sur le marché – Critères – Détermination ferme et capacité propre de l’entreprise à intégrer le marché pertinent – Absence de barrière insurmontable – Appréciation – Existence de brevets protégeant un médicament princeps ou l’un de ses procédés de fabrication – Qualification d’un fabricant de médicaments génériques de concurrent potentiel du fabricant de princeps titulaire des brevets

      (Art. 101 TFUE)

      (voir points 91, 92, 100-103, 130-135, 425, 427-440)

    4. Ententes – Atteinte à la concurrence – Accord de règlement amiable de litiges en matière de brevets et accord de licence de brevet – Accords conclus entre un fabricant de médicaments princeps et un fabricant de médicaments génériques – Accords contenant des clauses de non-contestation de brevets et de non-commercialisation de produits par le fabricant de génériques sur certains marchés – Qualification de restriction par objet – Critères – Degré de nocivité des accords à l’égard de la concurrence sur le marché concerné – Appréciation au regard du contenu, de la genèse et du contexte juridique et économique des accords concernés – Nécessité d’examiner les effets du comportement anticoncurrentiel sur la concurrence – Absence – Entreprises impliquées ayant agi sans l’intention d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence – Circonstances non déterminantes

      (Art. 101, § 1, TFUE)

      (voir points 93-96, 104-108, 174-184, 196-200, 223-226, 236-244)

    5. Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Objet anticoncurrentiel – Accords portant sur la répartition des marchés – Infraction par objet – Absence de répartition étanche des marchés – Absence de pertinence

      (Art. 101, § 1, TFUE)

      (voir points 97, 215-219)

    6. Pourvoi – Moyens – Critique de motifs ayant une influence sur le dispositif de l’arrêt attaqué – Moyen opérant

      (Art. 256, § 1, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

      (voir points 111-120)

    7. Pourvoi – Moyens – Appréciation erronée des faits et des éléments de preuve – Irrecevabilité – Contrôle par la Cour de l’appréciation des faits et des éléments de preuve – Exclusion sauf cas de dénaturation – Moyen tiré de la dénaturation des éléments de preuve – Tribunal ayant effectué une lecture des éléments de preuve manifestement contraire à leur libellé

      (Art. 256, § 1, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al.)

      (voir points 145-154, 230-232)

    8. Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction – Mode de preuve – Recours à un faisceau d’indices – Degré de force probante requis s’agissant des indices pris individuellement – Admissibilité de l’appréciation globale d’un faisceau d’indices – Commission disposant du contenu des accords anticoncurrentiels – Absence d’incidence

      (Art. 101, § 1, TFUE)

      (voir points 271-276)

    9. Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Distinction entre restrictions par objet et par effet – Restriction par objet – Degré suffisant de nocivité – Appréciation – Absence de pertinence des effets proconcurrentiels sur des marchés ne relevant pas du champ géographique de l’infraction

      (Art. 101, § 1, TFUE)

      (voir points 288-290, 452, 453, 489)

    10. Ententes – Atteinte à la concurrence – Critères d’appréciation – Distinction entre restrictions par objet et par effet – Restriction par effet – Examen du jeu de la concurrence en l’absence de l’accord litigieux – Prise en compte de la concurrence actuelle et potentielle – Accord à l’amiable en matière de brevets conclu entre un laboratoire de princeps et une entreprise de médicaments génériques – Obligation pour la Commission d’établir la situation concurrentielle possible sur les marchés du produit concerné sans l’accord à l’amiable – Élaboration d’un scénario contrefactuel réaliste et crédible – Nécessité d’un point de référence temporel identique pour la situation observée et le scénario contrefactuel – Scénario contrefactuel ne pouvant reposer sur des événements postérieurs à la date de conclusion de l’accord – Scénario contrefactuel devant établir les possibilités réalistes de comportement de l’entreprise de médicaments génériques

      (Art. 101, § 1, TFUE)

      (voir points 338-356, 482-486)

    11. Position dominante – Marché en cause – Délimitation – Critères – Produits pharmaceutiques – Interchangeabilité – Critères d’appréciation – Élasticité de la demande du produit pharmaceutique par rapport aux changements des prix d’autres produits destinés à une même indication thérapeutique

      (Art. 102 TFUE)

      (voir points 381-390)

    12. Pourvoi – Pourvoi jugé fondé – Règlement du litige au fond par la juridiction de pourvoi – Condition – Litige en état d’être jugé – Absence – Renvoi de l’affaire devant le Tribunal – Obligation de renvoyer l’affaire devant une formation de jugement composée d’une manière distincte – Absence

      (Art. 256, § 1, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 58, 1er al. ; règlement de procédure du Tribunal, art. 216, § 1)

      (voir point 417)

    13. Ententes – Atteinte à la concurrence – Accord de règlement amiable de litiges en matière de brevets et accord de licence de brevet – Accords conclus entre un fabricant de médicaments princeps et un fabricant de médicaments génériques – Accords contenant des clauses de non-contestation de brevets et de non-commercialisation de produits par le fabricant de génériques sur certains marchés – Contrepartie consistant en l’octroi d’une licence autorisant le fabricant de génériques à commercialiser le médicament en cause sur ses marchés principaux – Qualification d’accords de répartition des marchés restreignant la concurrence par objet – Critères – Effet incitatif de l’octroi de la licence au fabricant de génériques sur sa renonciation à commercialiser son produit sur les marchés réservés au fabricant de princeps

      (Art. 101, § 1, TFUE)

      (voir points 447-473)

    Résumé

    La Cour accueille les pourvois formés par la Commission européenne contre deux arrêts du Tribunal ( 1 ) annulant partiellement la décision par laquelle la Commission a constaté l’existence d’ententes et d’un abus de position dominante sur le marché du produit pharmaceutique périndopril et imposé des amendes aux fabricants de médicaments impliqués ( 2 ). Ce faisant, la Cour précise la ligne de démarcation entre, d’une part, les démarches légitimes des fabricants de médicaments consistant à régler à l’amiable de véritables litiges brevetaires dans le secteur pharmaceutique et, d’autre part, les accords qui partagent de manière illégale le marché d’un produit pharmaceutique sous couvert d’un règlement amiable de litiges en matière de brevets.

    Le groupe pharmaceutique Servier, dont la société mère, Servier SAS, est établie en France (ci-après, prises individuellement ou ensemble, « Servier »), a mis au point le périndopril, médicament relevant de la classe des inhibiteurs de l’enzyme de conversion, indiqué en médecine cardiovasculaire et principalement destiné à lutter contre l’hypertension et l’insuffisance cardiaque. Le brevet relatif à la molécule du périndopril, déposé devant l’Office européen des brevets (OEB) en 1981, est arrivé à expiration au cours des années 2000.

    L’ingrédient pharmaceutique actif du périndopril se présente sous la forme d’un sel, l’erbumine. En 1988, Servier a déposé devant l’OEB plusieurs brevets relatifs aux procédés de fabrication dudit principe actif qui expiraient le 16 septembre 2008.

    Un nouveau brevet relatif au périndopril et à son procédé de fabrication a été déposé devant l’OEB par Servier en 2001 et délivré en 2004 (ci-après le « brevet 947 »). Servier a, en outre, obtenu des brevets nationaux correspondant au brevet 947 dans plusieurs États membres avant que ceux-ci ne soient parties à la convention sur la délivrance de brevets européens.

    À partir de 2003, plusieurs litiges ont opposé Servier à des fabricants de médicaments génériques qui s’apprêtaient à commercialiser une version générique du périndopril. Dans ce contexte, dix fabricants de génériques ont formé opposition contre le brevet 947 devant l’OEB, dont la chambre de recours technique a révoqué le brevet contesté en mai 2009. Plusieurs fabricants de médicaments génériques ont également contesté la validité du brevet 947 devant certaines juridictions nationales. De son côté, Servier a introduit des actions en contrefaçon ainsi que des demandes d’injonctions provisoires contre les fabricants de médicaments génériques en cause, parmi lesquels figure la société slovène KRKA, tovarna zdravil, d.d. (ci-après « Krka »).

    Afin de mettre fin auxdits litiges, Servier a conclu, entre 2005 et 2007, des accords de règlement amiable avec plusieurs fabricants de génériques. Avec Krka, Servier a ainsi conclu un accord de règlement amiable visant le brevet 947 et les brevets nationaux équivalents, un accord de licence et un accord de cession et de licence (ci-après les « accords Krka »). Ces accords couvraient tous les États qui étaient membres de l’Union européenne à la date des faits, ainsi que les non-membres de l’Union constituant les marchés principaux de Krka.

    Selon la Commission, Servier et Krka ont conclu ces accords dans l’objectif illégal de partager le territoire des pays couverts en deux sphères d’influence, comprenant pour chacune d’elles leurs marchés principaux, à l’intérieur desquelles elles pouvaient exercer leurs activités dans l’assurance, s’agissant de Servier, de ne pas subir, de la part de Krka, de pressions concurrentielles excédant les limites résultant de ces accords et, s’agissant de Krka, de ne pas courir le risque d’être poursuivie pour contrefaçon par Servier.

    Par décision du 9 juillet 2014 ( 3 ), la Commission a constaté que les accords conclus par Servier avec Krka et les autres fabricants de génériques constituaient des restrictions de concurrence interdites par l’article 101 TFUE. Elle a, en outre, considéré que Servier avait enfreint l’article 102 TFUE en élaborant et en mettant en œuvre une stratégie d’exclusion couvrant le marché du périndopril et de la technologie relative au principe actif de ce médicament, en France, aux Pays-Bas, en Pologne et au Royaume-Uni.

    Ainsi, la Commission a infligé à Servier des amendes d’un montant total de 289727200 euros au titre des infractions à l’article 101 TFUE, dont 37661800 euros au titre de sa participation aux accords Krka, ainsi qu’une amende de 41270000 euros au titre de l’infraction à l’article 102 TFUE. Krka s’est, quant à elle, vu imposer une amende de dix millions d’euros pour avoir enfreint l’article 101 TFUE.

    Saisi de recours introduits par Servier et par Krka, le Tribunal a constaté que la Commission a commis des erreurs de droit en qualifiant les accords Krka d’infraction à l’article 101, paragraphe 1, TFUE sans avoir établi l’existence d’une restriction de la concurrence par objet ou par effet. S’agissant de l’infraction à l’article 102 TFUE reprochée à Servier, le Tribunal a considéré que la définition du marché du périndopril retenue par la Commission était entachée d’erreurs d’appréciation de nature à vicier ses constatations relatives à la position dominante de Servier sur le marché pertinent.

    En conséquence, par deux arrêts prononcés le 12 décembre 2018 ( 4 ), le Tribunal a annulé la décision litigieuse pour autant qu’elle retient une infraction à l’article 101 TFUE en relation avec les accords Krka ainsi qu’une infraction à l’article 102 TFUE, de même que les amendes respectivement infligées à Servier et Krka au titre de ces infractions.

    La Commission a saisi la Cour de deux pourvois contre ces arrêts du Tribunal.

    Appréciation de la Cour

    Sur l’infraction à l’article 101 TFUE

    A. Existence d’une concurrence potentielle entre Servier et Krka

    La Cour examine, en premier lieu, les griefs de la Commission tirés d’erreurs d’interprétation et d’application de la notion de concurrence potentielle commises par le Tribunal.

    À titre liminaire, la Cour relève que, aux fins de l’examen au regard de l’article 101, paragraphe 1, TFUE de pratiques collusoires prenant la forme d’accords de coopération horizontale entre entreprises, tels que les accords Krka, il convient de déterminer, dans un premier stade, si ces pratiques peuvent être qualifiées de restriction de la concurrence par des entreprises se trouvant dans une situation de concurrence, ne serait-ce que potentielle. Si tel est le cas, il y a lieu de vérifier, dans un second stade, si, eu égard à leurs caractéristiques économiques, lesdites pratiques relèvent de la qualification de restriction de la concurrence par objet. Lorsque l’objet anticoncurrentiel desdites pratiques n’est pas établi, il convient d’en examiner les effets.

    Cette précision étant effectuée, la Cour déclare les griefs tirés d’erreurs d’interprétation et d’application de la notion de concurrence potentielle opérants, dès lors que le Tribunal avait examiné plusieurs considérants de la décision litigieuse relatifs à la question de la concurrence potentielle entre Krka et Servier ainsi que certains griefs avancés à cet égard par cette dernière.

    Sur le fond, la Cour constate que, en jugeant qu’il existait, au moment de la conclusion des accords de règlement amiable et de licence Krka, des indices concordants pouvant laisser penser à Servier et à Krka que le brevet 947 était valide, le Tribunal a déduit de ces indices qu’une concurrence entre ces entreprises sur les marchés nationaux à l’intérieur de l’Union était désormais exclue et qu’il n’existait donc plus de concurrence potentielle entre elles.

    Or, pour arriver à une telle conclusion quant à l’absence d’une concurrence potentielle, le Tribunal aurait dû vérifier si la Commission était restée en défaut d’établir l’existence, à la date de conclusion des accords Krka, de possibilités réelles et concrètes pour Krka d’entrer sur le marché pertinent et de concurrencer Servier, compte tenu de démarches préparatoires suffisantes et de l’absence d’obstacles à cette entrée présentant un caractère insurmontable.

    Néanmoins, au lieu de procéder aux vérifications nécessaires sur ce point, le Tribunal s’est borné à affirmer que Servier et Krka étaient convaincues que le brevet 947 était valide et que le comportement de Krka consistant à maintenir la pression concurrentielle sur Servier pouvait s’expliquer par son désir de renforcer sa position dans les éventuelles négociations en vue de parvenir à un accord de règlement amiable accompagné d’un accord de licence. Ce faisant, le Tribunal s’est mépris quant à la pertinence en droit de la situation brevetaire constatée sur les marchés en cause, ainsi que des intentions des parties. Il a, en outre, omis de motiver sa constatation implicite selon laquelle Servier et Krka n’étaient plus des concurrents potentiels, en dépit des éléments de la décision litigieuse visant à démontrer le contraire.

    De plus, la Cour souligne que, lors de son examen du contexte dans lequel les accords de règlement amiable et de licence Krka ont été conclus, le Tribunal a non seulement dénaturé les termes clairs et précis d’une décision d’une juridiction britannique concernant une demande reconventionnelle d’annulation du brevet 947 introduite par Krka, mais également le sens et la portée de la décision litigieuse s’agissant des effets d’une décision de la division d’opposition de l’OEB, qui avait validé ce brevet.

    Ainsi, la Cour accueille les griefs de la Commission tirés d’erreurs d’interprétation et d’application de la notion de concurrence potentielle commises par le Tribunal.

    B. Qualification des accords Krka de restrictions de la concurrence par objet

    En deuxième lieu, la Cour constate que le Tribunal a commis des erreurs de droit en concluant à l’absence d’une restriction de la concurrence par objet.

    Dans les arrêts sous pourvoi, le Tribunal a considéré que, en présence d’un véritable litige relatif à un brevet, un accord de règlement amiable de ce litige, comportant des clauses restrictives de la concurrence, associé à un accord de licence portant sur ce brevet, ne peut être qualifié de restriction de la concurrence par objet que si la Commission peut démontrer que cet accord de licence ne constitue pas une transaction conclue aux conditions normales de marché et masque ainsi un paiement inversé.

    Toutefois, selon la Cour, ce raisonnement fait abstraction de la nature même des accords en cause, qui consistent non pas en un simple accord de règlement amiable de litige de brevet contre paiement inversé, mais en un accord de répartition des marchés en deux zones, dont l’une ne relève, en outre, pas du champ de l’infraction à l’article 101 TFUE.

    Cette erreur de droit a conduit le Tribunal à vérifier la qualification de la pratique infractionnelle imputée à Servier et à Krka de restriction de la concurrence par objet en analysant la forme et les caractéristiques juridiques des accords destinés à mettre en œuvre cette pratique, alors qu’il lui appartenait d’apprécier le degré de nocivité économique desdits accords en procédant à une analyse détaillée de leurs caractéristiques, ainsi que de leurs objectifs et du contexte économique et juridique dans lequel ils s’insèrent.

    Par ailleurs, en considérant que, faute pour les accords de règlement amiable et de licence Krka d’avoir réservé une partie du marché à Krka, il ne pouvait être conclu à l’existence d’un partage de marché, le Tribunal a également commis une erreur d’interprétation de l’article 101, paragraphe 1, sous c), TFUE, dès lors que l’interdiction des accords consistant à répartir les marchés qu’édicte cette disposition ne se limite pas aux accords instaurant une répartition « étanche » entre les marchés.

    De plus, le Tribunal a commis une autre erreur de droit en introduisant, dans son raisonnement relatif à l’absence de restriction de la concurrence par objet, des considérations relatives au caractère prétendument hypothétique des effets potentiels des accords en cause, alors qu’il n’y a pas lieu de rechercher ni a fortiori de démontrer les effets sur la concurrence de pratiques qualifiées de restrictions de la concurrence par objet, y compris dans le cadre d’un éventuel examen de la question de savoir si le comportement concerné présente le degré de nocivité requis aux fins d’une telle qualification.

    De même, en reprochant à la Commission de ne pas avoir démontré, en substance, que Servier ou Krka avaient l’intention de restreindre la concurrence entre elles, alors qu’une telle démonstration n’était pas requise aux fins d’établir l’existence d’une restriction de la concurrence par objet, le Tribunal a encore commis une erreur de droit.

    De surcroît, le Tribunal a violé le principe de la libre administration de la preuve en jugeant qu’il existe une distinction en droit, s’agissant de la prise en compte d’éléments fragmentaires et épars pour établir l’existence d’une infraction, entre les situations dans lesquelles la Commission dispose, comme en l’espèce, du contenu d’accords anticoncurrentiels et celles dans lesquelles elle n’en dispose pas. Puis, le Tribunal a commis une erreur de droit additionnelle en jugeant que des déductions tirées d’extraits partiels de courriels ou d’autres documents censés établir les intentions des parties ne peuvent aisément remettre en question une conclusion qui serait fondée sur le contenu même des accords en cause.

    Enfin, la Cour rappelle que la possibilité qu’une licence de brevet puisse produire, sur certains marchés géographiques, des effets proconcurrentiels est totalement dénuée de pertinence pour apprécier s’il y a lieu de la qualifier de restriction de la concurrence par objet au titre de l’article 101, paragraphe 1, TFUE. En prenant en compte les effets positifs de l’accord de licence Krka sur les marchés principaux de Krka, le Tribunal a donc commis une erreur d’interprétation et d’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE, d’autant plus que les marchés principaux de Krka ne relèvent pas du champ d’application géographique de l’infraction à l’article 101 TFUE.

    Eu égard aux erreurs susvisées, la Cour conclut que le raisonnement du Tribunal relatif à l’absence de restriction de la concurrence par objet induite par les accords Krka est, dans son ensemble, entaché d’illégalité.

    C. Qualification des accords Krka de restriction de la concurrence par effet

    En troisième lieu, la Cour censure la conclusion du Tribunal selon laquelle la Commission n’avait pas établi que les accords Krka avaient eu pour effet de restreindre la concurrence, faute pour cette institution d’avoir réussi à prouver que, en l’absence des accords litigieux, Krka serait probablement entrée sur les marchés principaux de Servier.

    À cet égard, la Cour rappelle que, afin d’apprécier l’existence d’effets anticoncurrentiels causés par un accord entre entreprises, il convient de comparer la situation concurrentielle résultant de cet accord et celle qui existerait en son absence. Cette méthode, dite « contrefactuelle », implique la nécessité de prendre en considération le cadre concret dans lequel cet accord s’insère. Ainsi, le scénario contrefactuel, envisagé à partir de l’absence dudit accord, doit être réaliste et crédible.

    À l’aune de cette précision, la Cour juge que le Tribunal a méconnu, à trois principaux égards, les caractéristiques de la méthode contrefactuelle aux fins de l’application de l’article 101 TFUE.

    Premièrement, le Tribunal a jugé que l’appréciation des effets anticoncurrentiels de l’accord de règlement amiable Krka reposait sur une approche hypothétique et un examen incomplet de ces effets, faute pour la Commission d’avoir intégré dans le scénario contrefactuel le déroulement réel des événements postérieurs à cet accord. Or, ce raisonnement du Tribunal fait abstraction du fait que le scénario contrefactuel qui, par définition, est hypothétique, en ce sens qu’il ne s’est pas réalisé, ne peut pas reposer sur des éléments postérieurs à la conclusion dudit accord.

    Deuxièmement, le Tribunal a commis une erreur en jugeant que la jurisprudence selon laquelle un accord entre entreprises peut être qualifié de restriction de la concurrence par effet en raison de ses effets potentiels cesse d’être applicable lorsque cet accord a été mis en œuvre, au motif que les effets réels dudit accord sur la concurrence peuvent être observés. En effet, lorsque, tel qu’en l’espèce, un accord conduit non pas à modifier, mais, au contraire, à maintenir en l’état le nombre ou le comportement d’entreprises concurrentes déjà présentes à l’intérieur d’un marché, une simple comparaison entre les situations constatées sur ledit marché avant et après la mise en œuvre de cet accord serait insuffisante pour permettre de conclure à l’absence d’effet anticoncurrentiel, dès lors que l’effet anticoncurrentiel tient à la disparition certaine, en raison dudit accord, d’une source de concurrence qui, au moment de la conclusion de cet accord, demeure potentielle.

    Troisièmement, il résulte de la jurisprudence que, lorsqu’elle établit le scénario contrefactuel en vue d’examiner un accord de règlement amiable de litige de brevet opposant un fabricant de médicaments princeps à un fabricant de médicaments génériques, la Commission n’est pas tenue d’opérer un constat définitif relatif aux chances de succès de ce dernier dans le litige relatif au brevet ou à la probabilité de la conclusion d’un accord moins restrictif. Il s’ensuit que le Tribunal a commis une erreur d’interprétation et d’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE en jugeant que la Commission était restée en défaut de prouver que, en l’absence de l’accord de règlement amiable, Krka serait probablement entrée sur les marchés en cause et que la poursuite des procédures contentieuses contestant la validité du brevet 947 aurait de manière probable, voire plausible, permis une invalidation plus rapide ou plus complète de ce brevet.

    La Cour conclut que les erreurs de droit ainsi identifiées entachent d’illégalité l’intégralité du raisonnement du Tribunal rejetant la qualification de restriction de la concurrence par effet des accords Krka.

    Sur l’infraction à l’article 102 TFUE

    En quatrième lieu, la Cour écarte la conclusion du Tribunal selon laquelle la définition du marché du produit pertinent retenue par la Commission aux fins de son examen de l’existence d’un abus de position dominante par Servier était entachée d’erreurs de nature à vicier cet examen. À cet égard, le Tribunal avait notamment reproché à la Commission d’avoir erronément limité le marché pertinent au seul périndopril, à l’exclusion des autres médicaments relevant de la classe des inhibiteurs de l’enzyme de conversion (ci-après les « médicaments IEC »).

    Sur ce point, la Cour rappelle que la détermination du marché pertinent, préalable à l’appréciation d’une éventuelle position dominante au sens de l’article 102 TFUE, suppose de définir, en premier lieu, le marché de produits, puis, en second lieu, le marché géographique de celui-ci.

    Il ressort, en outre, de la jurisprudence que la notion de marché pertinent implique un degré suffisant d’interchangeabilité entre les produits ou les services qui en font partie. En ce qui concerne, plus particulièrement, l’examen de la substituabilité économique entre médicaments, celle-ci doit s’apprécier au regard des transferts des ventes entre médicaments destinés à une même indication thérapeutique, induits par les changements des prix relatifs de ces médicaments. La constatation de l’absence d’une telle substituabilité révèle l’existence d’un marché distinct, et ce quelles qu’en soient les causes.

    Or, la Commission ayant conclu à l’absence d’interchangeabilité entre le périndopril et les autres médicaments IEC au regard du constat, non contesté par Servier, de la relative inélasticité de la demande de périndopril par rapport à la forte baisse des prix des autres médicaments IEC sur les marchés concernés, le Tribunal a commis une erreur de droit en censurant la Commission pour avoir limité le marché pertinent au seul périndopril.

    Comme le Tribunal avait ensuite considéré que la conclusion de la Commission quant à l’existence d’une position dominante de Servier sur le marché de la technologie relative au principe actif du périndopril était fondée sur la délimitation fautive du marché pertinent, la Cour constate que ces appréciations du Tribunal reposent sur une prémisse erronée et sont, de ce fait, également entachées d’illégalité.

    Les moyens de la Commission relatifs aux erreurs susvisées ayant été accueillis, la Cour annule partiellement les arrêts attaqués.

    Sur les recours en annulation formés par Servier et par Krka

    La Cour estime, en cinquième lieu, que l’affaire est en état d’être jugée concernant les moyens avancés par Servier et par Krka devant le Tribunal en vue de contester la qualification, dans la décision litigieuse, des accords de règlement amiable et de licence Krka de restriction de la concurrence par objet ainsi que la qualification de l’accord de règlement amiable et de l’accord de cession et de licence Krka de restriction de la concurrence par effet.

    En ce qui concerne, d’une part, la qualification des accords de règlement amiable et de licence Krka de restriction de concurrence par objet, la Cour vérifie, dans un premier temps, si la Commission a valablement pu qualifier ces accords de restriction de la concurrence potentielle exercée sur Servier par Krka. À cette fin, elle examine s’il existait, à la date de conclusion desdits accords, des possibilités réelles et concrètes que Krka entre sur le marché du périndopril et concurrence Servier.

    À cet égard, la Cour souligne que l’existence d’un brevet qui protège le procédé de fabrication d’un principe actif tombé dans le domaine public ne saurait, en tant que telle, être regardée comme un obstacle insurmontable à l’entrée sur le marché de médicaments génériques à base de ce principe actif. Il s’ensuit que l’existence d’un tel brevet n’empêche pas de qualifier de concurrent potentiel du fabricant du médicament princeps concerné un fabricant de médicaments génériques qui a effectivement la détermination ferme ainsi que la capacité propre d’entrer sur le marché et qui, par ses démarches, se montre prêt à contester la validité de ce brevet et à assumer le risque de se voir, lors de son entrée sur le marché, confronté à une action en contrefaçon introduite par le titulaire de ce brevet.

    S’agissant de la détermination ferme de Krka à poursuivre ses efforts en vue de la commercialisation de son périndopril malgré les défaites judiciaires qu’elle avait subies en 2006 dans des litiges brevetaires qui l’opposaient à Servier, la Cour relève qu’il ressort des éléments de preuve cités par la Commission dans la décision litigieuse que Krka n’avait pas cessé ses efforts en vue d’entrer sur les marchés principaux de Servier.

    Par ailleurs, le fait pour Krka de négocier avec Servier dans le but de conclure les accords de règlement amiable et de licence Krka ne suffit pas non plus pour démontrer que Krka n’avait plus la détermination ferme de concurrencer Servier.

    Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que Krka était un concurrent potentiel de Servier à la date de conclusion des accords de règlement amiable et de licence Krka.

    La Cour vérifie, dans un second temps, si la Commission a considéré à tort que les accords de règlement amiable et de licence Krka avaient pour objet de répartir les marchés du périndopril.

    À cet égard, elle souligne que le fait que des accords de règlement amiable d’un litige en matière de brevets, de même que des accords de licence associés à de tels accords, peuvent être conclus dans un but qui est susceptible d’être légitime ne saurait les faire échapper à l’application de l’article 101 TFUE s’il s’avère que lesdits accords visent à restreindre la concurrence. En l’espèce, il résulte, en outre, clairement des termes des accords de règlement amiable et de licence Krka et des circonstances entourant leur conclusion qu’ils sont liés sur le plan économique et ne sauraient être examinés séparément.

    Or, l’effet conjugué de l’accord de licence Krka, par lequel Servier a renoncé à s’opposer à la commercialisation par Krka d’une version générique du périndopril sur les marchés principaux de cette dernière, et de l’accord de règlement amiable, qui prévoit une obligation de non-contrefaçon par Krka sur les marchés principaux de Servier, équivaut, d’un point de vue économique, à un quid pro quo, permettant à Servier et Krka de maintenir, sur leurs marchés principaux respectifs, une position plus favorable. Un tel ensemble d’accords implique, en principe, un partage de ces marchés et, partant, une restriction de la concurrence par objet, laquelle ne peut être relativisée ni compensée par d’éventuels effets positifs ou proconcurrentiels sur quelque marché que ce soit.

    Eu égard à ces éléments, la Cour juge que les preuves avancées dans la décision litigieuse démontrent l’existence de la pratique visant, pour Servier et Krka, à se partager le marché du périndopril au moyen des accords de règlement amiable et de licence Krka et suffisent à justifier la qualification de cette pratique de restriction de la concurrence par objet.

    En ce qui concerne, d’autre part, la qualification de l’accord de règlement amiable et de l’accord de cession et de licence Krka de restriction de la concurrence par effet, la Cour rappelle qu’il incombait à la Commission de comparer la situation concurrentielle résultant de ces accords avec la situation concurrentielle résultant d’un scénario contrefactuel réaliste et crédible. Or, dans la mesure où, en l’espèce, la restriction de la concurrence en cause tenait à l’élimination de la source de concurrence potentielle exercée par Krka sur Servier, l’analyse du scénario contrefactuel correspondait, en substance, à celle de l’existence de cette concurrence potentielle.

    À la lumière de ces précisions, la Cour constate que la Commission a valablement pu estimer que Krka représentait l’une des menaces les plus immédiates pour Servier, en raison du fait qu’elle disposait de possibilités réelles et concrètes d’entrer sur les marchés en France, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. En l’absence des accords Krka, cette possibilité d’entrée de la part de Krka, au moyen de son périndopril, n’aurait pas été éliminée. Par voie de conséquence, la Commission a établi que l’élimination, grâce à la mise en œuvre desdits accords, de cette source de concurrence potentielle avait pour effet de restreindre la concurrence de manière sensible. Cet effet, qui n’est ni hypothétique ni potentiel, mais bien réel, est de nature à justifier la qualification de restriction de la concurrence par effet retenue dans la décision litigieuse.

    Après avoir ainsi statué sur certains moyens avancés par Servier et par Krka devant le Tribunal, la Cour constate que le litige n’est, toutefois, pas en état d’être jugé dans son ensemble. Dès lors, elle renvoie l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue sur la question de la qualification de restriction de la concurrence par objet de l’accord de cession et de licence Krka, ainsi que, dans l’affaire Commission/Servier e.a. (C-176/19 P), sur les moyens restant relatifs à l’infraction à l’article 102 TFUE et sur les moyens subsidiaires visant à contester le montant de l’amende.


    ( 1 ) Arrêts du 12 décembre 2018, Servier e.a./Commission (T-691/14, EU:T:2018:922) et Krka/Commission (T‑684/14, EU:T:2018:918) (ci-après, ensemble, les « arrêts attaqués »).

    ( 2 ) Décision C(2014) 4955 final de la Commission, du 9 juillet 2014, relative à une procédure d’application des articles 101 et 102 [TFUE] [affaire AT.39612 - Périndopril (Servier)] (ci-après la « décision litigieuse »).

    ( 3 ) Voir note de bas de page no 2.

    ( 4 ) Voir note de bas de page no 1.

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