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Document 61959CC0031

    Conclusions de l'avocat général Roemer présentées le 11 février 1960.
    Acciaieria e Tubificio di Brescia contre Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.
    Affaire 31-59.

    édition spéciale anglaise 1960 00153

    ECLI identifier: ECLI:EU:C:1960:3

    Conclusions de l'avocat général

    M. KARL ROEMER

    11 février 1960

    Traduit de l'allemand

    SOMMAIRE

    Page
     

    A — Introduction

     

    1) Les exploitations de la requérante

     

    2) Les contrôles au cours de l'année 1958; échange de lettres des parties.

     

    3) La décision attaquée

     

    B — Appréciation juridique de la décision attaquée

     

    I — Les conditions de fond et l'étendue du droit d'obtenir des informations et de procéder à des contrôles

     

    1) Remarques générales

     

    2) Conditions et étendue du droit de vérification

     

    a) Interprétation restrictive de l'article 47

     

    b) Article 86 du traité

     

    aa) Quels sont les rapports entre l'article 86 et l'article 47 du traité?

     

    bb) Comparaison des pouvoirs de vérification dans les systèmes fiscaux nationaux

     

    cc) Les pouvoirs de la Haute Autorité en cas de perception du prélèvement général

     

    dd) L'étendue du droit de vérification

     

    c) Est-ce que la décision attaquée viole les principes du droit de vérification?

     

    3) Conditions et étendue du droit d'obtenir des informations .

     

    4) La Haute Autorité peut-elle exiger des informations et ordonner des vérifications en ce qui concerne les domaines de production qui ne relèvent pas de sa juridiction? …

     

    a) Les conditions d'un tel «dépassement de compétence» .

     

    b) La question de l'indivisibilité de la comptabilité …

     

    c) Conclusions

     

    II — Les conditions de forme qui doivent être respectées lorsque la Haute Autorité demande des informations et procède à des vérifications

     

    1) La nécessité d'une décision formelle

     

    2) A quelles exigences la décision doit-elle répondre? …

     

    C — Conclusions générales

    Monsieur le Président, Messieurs les Juges,

    Nous devons aujourd'hui vous présenter nos conclusions dans une affaire où une décision individuelle de la Haute Autorité est attaquée par un recours de la société «Acciaieria e Tubificio di Brescia»; cette décision a été prise contre la requérante le 15 avril 1959 et elle lui a été notifiée par lettre du 30 avril 1959.

    A — INTRODUCTION

    Il n'y a aucune remarque à faire sur la régularité de la procédure.

    Nous pouvons donc aborder tout de suite les points de fait et de droit de l'argumentation des parties, la décision attaquée et l'appréciation juridique de la matière du procès.

    Pour expliquer les rapports de la requérante avec la Haute Autorité, dans la mesure où ils présentent de l'importance dans ce procès, il faut mentionner certains faits et certains événements qui se sont produits avant l'adoption de la décision attaquée.

    1) LES EXPLOITATIONS DE LA REQUÉRANTE

    Dans une des divisions de son entreprise, la requérante produit de l'acier et, dans une autre division, elle construit des installations techniques, notamment pour des barrages, et des pièces détachées de machines. La marche de ces deux divisions est séparée. Le processus de fabrication de l'aciérie se termine avec la vente du produit à des tiers; la division qui produit des installations techniques reçoit ses pièces détachées de l'extérieur, notamment des plaques d'acier. Chacune de ces deux divisions a été exploitée auparavant sous la forme juridique d'une société indépendante. A la suite de la fusion de ces entreprises, qui ont constitué la société requérante, il est publié un seul bilan et un seul compte de profits et pertes pour les deux exploitations.

    2) LES CONTROLES AU COURS DE L'ANNÉE 1958 ; ÉCHANGE DE LETTRES DES PARTIES

    La Haute Autorité s'était décidée à faire contrôler cette société par application des pouvoirs qu'elle tire de l'article 47 du traité, tel qu'elle l'interprète. Elle a délivré à des inspecteurs agissant pour son compte un document écrit valant pouvoir et mandat, portant la date du 16 septembre 1958.

    Les contrôles ont été faits dans les locaux de la requérante par trois inspecteurs pendant la période du 11 au 24 octobre 1958, puis pendant trois journées en novembre 1958. Il semble que le contrôle ait été interrompu au moment où les inspecteurs ont exigé de voir et de contrôler certains papiers d'affaires et certaines parties de la comptabilité qui sont communs aux deux divisions. L'administration de la société n'a pas donné suite à la demande pour des raisons de principe de nature juridique et commerciale. Les déclarations qu'elle a faites aux inspecteurs ont amené la Haute Autorité à écrire la lettre du 5 février 1959, dans laquelle un membre de la Haute Autorité a dit notamment ce qui suit:

    Les inspecteurs ont demandé à recevoir certains renseignements. La requérante a répondu qu'elle ne pouvait pas produire certains documents relatifs à la gestion de l'affaire et à la comptabilité (extraits bancaires et comptes des ventes, reportés sur le compte de profits et pertes). La Haute Autorité rappelle à ce sujet que, selon l'article 86 du traité, les inspecteurs disposent des droits et pouvoirs dévolus par les législations des États membres aux agents des administrations fiscales. Elle rappelle en outre que, d'après l'article 47 du traité, elle peut recueillir les informations nécessaires à l'accomplissement de sa mission.

    La lettre se termine par l'invitation de communiquer aux inspecteurs, lors d'une prochaine visite, toutes les informations et documents qui pourraient être nécessaires pour accomplir leur tâche, sinon la Haute Autorité se verrait obligée de prendre une décision contre la société.

    Dans une lettre qu'elle a adressée le 12 février à ce membre de la Haute Autorité, la société fait, en substance, la réponse suivante:

    Elle a notamment remis aux inspecteurs, pour qu'ils en prennent connaissance, la totalité des documents concernant la marche des affaires et les comptabilisations dans le domaine de la production de l'acier qui est soumis à la Haute Autorité. Elle énumère en détail ces documents. Il s'y trouve aussi des documents bancaires qui ont fait l'objet de demandes précises des inspecteurs. Elle estime qu'elle leur a donné toutes les explications et les documents complémentaires servant à la compréhension de ces documents. A l'observation de la Haute Autorité qu'elle doit maintenant présenter aussi aux inspecteurs certains documents commerciaux et certaines pièces de comptabilité, notamment des extraits des comptes bancaires et du compte qui donne des renseignements sur la valeur des ventes, ainsi que des extraits du compte de profits et pertes, la société remarque que ceux des extraits des comptes bancaires qui ont été demandés, de façon précise, ont été produits sans aucune réserve et sans aucune exception. En ce qui concerne le compte où figure le montant des ventes qui ont été reportées sur le compte de profits et pertes, la demande de la Haute Autorité est incompréhensible, car le montant des ventes a fait l'objet d'un contrôle sur la base des documents produits, sans que les inspecteurs aient constaté une différence ou aient fait des observations. Cependant, en ce qui concerne la production du compte de profits et pertes, il faut noter que la société ne produit pas seulement de l'acier, mais aussi des équipements et des installations techniques qui ne relèvent pas de la compétence de la Communauté. Comme le compte de profits et pertes recouvre les deux productions, la société s'est vue dans l'obligation d'exprimer aux experts ses objections contre une extension du contrôle à la production qui se trouve hors de la compétence de la Haute Autorité.

    Pour ces motifs, déclare la société, elle soumet à la Haute Autorité cette question qui présente une grande importance de principe et elle lui demande d'apprécier les motifs qui peuvent amener chaque entreprise ayant une production mixte à conserver un secteur libre, non contrôlé, pour sa production qui ne relève pas de la Haute Autorité.

    3) LA DÉCISION ATTAQUÉE

    Cet exposé du déroulement de l'inspection, qui a été fait manifestement avec l'intention d'arriver à une entente amiable, ainsi que des motifs commerciaux et juridiques de la requérante n'a pas donné lieu à une réponse analogue de la Haute Autorité. Au contraire, celle-ci a pris la décision du 15 avril 1959 qui fait état essentiellement des remarques suivantes.

    Tout d'abord l'exposé des motifs:

    Pour assurer le respect des règles qui déterminent le fonctionnement du marché commun, la Haute Autorité doit recevoir des entreprises toutes les informations voulues et elle doit exercer un contrôle auprès des entreprises par l'intermédiaire de ses inspecteurs. De cette façon, c'est-à-dire par la voie de ces informations et de ces contrôles, elle doit constater la valeur des ventes illicites au sens de l'article 64, et notamment le montant du chiffre d'affaires annuel au sens des articles 47 et 82 du traité. Le fait que certaines parties de la comptabilité et des archives concernent une activité de l'entreprise qui ne relève pas de la juridiction de la Communauté ne peut restreindre son droit d'exiger des informations et de procéder à des contrôles. La comptabilité d'une entreprise avec une production mixte est indivisible. C'est pourquoi la Haute Autorité ne serait pas en mesure d'accomplir les tâches qui lui sont confiées par le traité si elle n'avait pas le droit de contrôler l'ensemble de la comptabilité et des documents.

    Dans le dispositif de la décision:

    «L'entreprise Acciaieria e Tubificio di Brescia, S.p.a., via Zara 12, à Brescia, est tenue de fournir pendant les heures normales de service aux inspecteurs de la Haute Autorité, chargés par elle des contrôles visés dans les considérants de la présente décision, tous renseignements nécessaires à l'accomplissement de leur mission et à leur soumettre aux mêmes fins tous documents et comptes de la société, notamment les factures, les opérations passées par la banque, ainsi que les éléments du compte des pertes et profits, tels que les comptes “produits des ventes et frais généraux”.»

    B — APPRÉCIATION JURIDIQUE DE LA DÉCISION ATTAQUÉE

    La requérante invoque contre cette décision toute une série de moyens et d'arguments qui visent tant la légalité du fond de la décision à différents points de vue que sa régularité du point de vue de la forme. Dans notre discussion des questions en litige, nous aborderons ces moyens sans suivre l'ordre adopté par la requérante.

    I — Les conditions de fond et l'étendue du droit d'obtenir des informations et de procéder à des contrôles

    1) REMARQUES GÉNÉRALES

    Les administrations qui sont responsables de la surveillance de l'économie et de sa planification doivent avoir la possibilité de s'informer exactement des faits économiques, même dans le cadre de l'économie privée. C'est à cela que répond, pour les entreprises, l'obligation de donner des informations. Dans un arrêt du 19 décembre 1958 ( 1 ), le tribunal administratif fédéral allemand a constaté que «sans l'obligation pour les intéressés de donner des informations, il est impossible de prendre des mesures de dirigisme économique qui sont inévitables dans un État moderne, même s'il poursuit une politique d'économie sociale du marché. Ce sont des motifs tout à fait raisonnables du point de vue de l'intérêt public qui justifient l'introduction d'une obligation de donner des informations sur les faits et actes économiques».

    Ces remarques s'appliquent tout particulièrement au traité et aux fonctions de la Haute Autorité: c'est ce qui apparaît à première vue et, en outre, cela résulte de l'article 46. C'est pourquoi, le traité contient la règle générale de l'article 47, qui se trouve ici au centre du débat, ainsi qu'une série de règles spéciales qui ont le même but. Elles ont été citées souvent au cours du procès: ce sont surtout celles des articles 54, 65, 66 et 80.

    L'article 47 donne à la Haute Autorité la possibilité de recueillir les informations nécessaires («notwendig») à l'accomplissement de sa mission et de procéder aux vérifications nécessaires («erforderlich»). Relevons ces deux termes «notwendig» et «erforderlich», parce que les parties ne sont pas d'accord sur le sens à leur donner. Suffit-il d'une nécessité générale de l'information demandée, suffit-il donc qu'une information puisse être nécessaire de par sa nature pour que la Haute Autorité puisse accomplir ses tâches, ou bien faut-il qu'il y ait une nécessité particulière dans un cas concret (naturellement, elle doit alors être prouvée)? Et, en outre, peut-on procéder, de façon générale et n'importe quand, à des vérifications, par exemple, pour se procurer des informations et pour constater des violations du traité, ou bien un contrôle doit-il apparaître comme nécessaire, dans un cas concret, en raison de faits et d'événements déterminés? Et surtout, les vérifications ne doivent-elles avoir lieu qu'une fois les informations reçues, ou bien le droit de vérification est-il indépendant du droit d'obtenir des informations? Et, enfin, le texte du traité couvre-t-il aussi les vérifications qui débordent le secteur de la Communauté charbon-acier, qui concernent donc des documents intéressant des domaines de production qui ne sont pas soumis au traité?

    2) CONDITIONS ET ÉTENDUE DU DROIT DE VÉRIFICATION

    Ce qui a donné lieu au recours actuel, c'est la question de l'étendue du droit de vérification de la Haute Autorité; c'est celle qui constitue également le point principal du procès. C'est à cette question que nous allons d'abord nous attacher.

    Si on pense au nombre et à la diversité des tâches de la Haute Autorité, telles qu'elles résultent de l'ensemble des dispositions du traité, on peut se demander si le droit de vérification de la Haute Autorité peut s'exercer de façon identique pour tous les cas qui peuvent donner lieu à contrôle. Lorsqu'elle perçoit le prélèvement général, la Haute Autorité a des fonctions analogues à celles qui incombent à une administration fiscale dans le droit national. La Haute Autorité est appelée à veiller à l'existence de conditions de concurrence normales (voir les articles 67 à 68 et, notamment, les dispositions sur les ententes et les concentrations); elle a des attributions en matière de prix; elle influence la production et la répartition en cas de difficultés de vente et en cas de pénurie; elle agit dans le domaine social, en matière de transport, d'investissements et de recherches. Elle concentre donc ainsi des pouvoirs qui, sur le plan national, sont répartis entre des administrations différentes et qui sont sujets à des réglementations spéciales avec des pouvoirs différenciés. Au cours de nos explications sur le droit de vérification, nous expliquerons de quelle manière, dans l'interprétation de l'article 47, une différenciation peut être considérée comme correcte et appropriée suivant l'occasion, l'objet et le but du contrôle.

    a) Interprétation restrictive de l'article 47

    Selon la requérante, les vérifications ne seraient licites que si les informations recueillies ou refusées les font apparaître nécessaires et si, en outre, on se trouve en présence de faits qui nécessitent une vérification dans une entreprise déterminée et sur certains points: il ne nous paraît pas que le texte de l'article 47 permette d'en déduire cette thèse.

    L'ordre dans lequel ces pouvoirs sont réglementés dans le texte du traité ne permet pas de croire que le droit de vérification dépende du droit d'exiger des informations. De même, le sens du mot «vérification» n'oblige pas à en déduire que celle-ci porte précisément sur les informations recueillies.

    Mais on ne peut méconnaître qu'un argument de la requérante paraît cependant de nature à faire admettre que sa thèse vaudrait comme règle générale applicable à la majorité des cas de contrôle. La requérante renvoie, en effet, au principe administratif général qu'une administration est tenue, en cas d'immixtion dans la sphère privée, de commencer par avoir recours aux moyens les moins rigoureux (ce que sont, sans aucun doute, les informations par rapport aux vérifications). Ce principe est également applicable dans le droit de la Communauté. Il est énoncé à l'article 5 du traité, où il est dit que:

    «La Communauté accomplit sa mission … avec des interventions limitées.»

    Il en résulte, de façon générale, que tous les pouvoirs de la Haute Autorité qui permettent des immixtions dans la sphère d'action des entreprises doivent, en principe, être interprétés de façon restrictive. Il n'y a pas d'exception à cette règle pour le droit de vérification.

    C'est à bon droit qu'à l'appui de son argument, au cours du procès, la requérante s'est référée à la loi allemande contre les restrictions à la concurrence dont voici le paragraphe 46, I:

    «Dans la mesure nécessaire pour exécuter les tâches qui lui sont confiées par la présente loi, l'office des cartels peut:

    1o

    Exiger des entreprises et des associations d'entreprises des renseignements sur leur situation économique;

    2o

    Avoir communication des archives des entreprises et associations d'entreprises pendant leurs heures normales d'ouverture et les examiner.»

    Pour autant que nous le voyons, cette disposition est interprétée de façon unanime dans un sens restrictif en ce qui concerne les questions traitées ici.

    Citons à ce sujet le commentaire de Müller-Gries, page 273:

    «De même, pour le droit de l'office des cartels d'exiger des renseignements, on applique les principes de la proportionnalité et du moyen le moins rigoureux. Entre plusieurs moyens qui sont de nature à obtenir les mêmes résultats, on ne peut appliquer que celui qui donne le meilleur résultat avec les moyens les plus économiques, tout en gênant le moins possible le citoyen (voir BVerwG DVBl. 1957, 540). Voir également Krüger, “Betrieb”, 1958, 72, qui affirme à juste titre que certaines considérations économiques, comme par exemple l'économie de travail pour l'administration, doivent céder le pas»;

    ainsi que le commentaire de Müller-Henneberg-Schwartz, page 704, que la requérante a également cité:

    «Le paragraphe 46, alinéa 1, no 2, apporte un droit supplémentaire de communication et de contrôle à l'office des cartels.

    Il faut partir de l'idée qu'il s'agit là d'un moyen de garantie pour obtenir des informations conformes à la vérité ou, en cas de refus, d'en donner.

    D'après le principe général de droit administratif de la proportionnalité des moyens, ainsi que d'après la phrase d'introduction du paragraphe 46, alinéa 1, applicable ici aussi, la communication des documents et le contrôle ne peuvent être exigés que si une information n'a pas été suffisante et s'il y a un soupçon qu'elle soit inexacte ou incomplète. Pour commencer, l'office des cartels doit toujours demander une information: la décision ultérieure de demander une communication ou un contrôle doit être motivée par un refus de donner des informations ou par une information insuffisante (voir Krüger, ibidem).»

    Nous estimons donc qu'en règle générale le droit de vérification de la Haute Autorité, qui constitue une immixtion très poussée dans la sphère des entreprises, ne peut être exercé que si sa nécessité est spécialement démontrée dans un cas concret, c'est-à-dire, par exemple, en cas de refus de fournir des informations ou s'il y a un soupçon motivé que les informations données sont insuffisantes ou inexactes.

    b) Article 86 du traité

    A ce point de notre examen, il est nécessaire d'invoquer l'article 86 du traité, c'est-à-dire la disposition qui donne à l'agent de la Haute Autorité, auquel la mission de vérification a été confiée, les droits et pouvoirs dévolus par les législations des États membres aux agents des administrations fiscales.

    aa) Quels sont les rapports entre l'article 86 et l'article 47 du traité?

    L'article 47 habilite la Haute Autorité à procéder aux vérifications nécessaires, mais il ne dit rien sur les modalités de leur exécution. Dans l'exercice de ce droit de vérification, la Haute Autorité doit agir sur le territoire des États membres. C'est pourquoi l'article 86, qui réglemente l'obligation pour les États membres de faciliter à la Communauté l'exécution de ses tâches, contient des dispositions sur l'exécution des vérifications sur le territoire des États membres.

    La Haute Autorité déduit de l'article 86 que, de façon tout à fait générale et dans la plus grande mesure possible, elle a, pour ses tâches de vérification, les pouvoirs des agents des administrations fiscales dans chaque État. Par contre, la requérante conteste qu'il faille donner à l'article 86 le sens d'une règle d'habilitation indépendante dans ce sens.

    Nous nous sommes déjà efforcés d'expliquer de quelle manière le droit de vérification de la Haute Autorité doit être interprété en principe. Si l'on considère le texte et la position de l'article 86 qui figure sous le titre des «Dispositions générales», il apparaît que cette disposition n'a, en fait, que le sens d'une règle d'exécution, donc d'une «norme instrumentale» comme le dit la requérante. Lorsque, à un autre endroit du traité, les contrôles de la Haute Autorité sont déclarés licites, et seulement aux conditions qui y sont prévues, les contrôleurs ont donc les pouvoirs des administrations fiscales nationales. Mais il n'est pas possible de déduire de l'article 86 que, dans tous les cas où les contrôles peuvent avoir lieu d'après le traité, les conditions juridiques du droit fiscal national sont suffisantes. Mais si une interprétation sensée de l'article 47, conjointement avec d'autres dispositions du traité, permet de déduire que des vérifications ne peuvent avoir lieu, en principe, qu'une fois que les informations ont été recueillies, et s'il y a une justification spéciale dans le cas concret, il faut examiner si ces conditions sont réunies avant qu'une vérification puisse être ordonnée dans un cas particulier.

    Au début de nos explications sur les conditions et l'étendue du droit de vérification, nous avons indiqué que nous estimions convenable qu'il y ait un régime différencié suivant les cas où la vérification doit être opérée. Certes, cela ne peut être notre tâche d'indiquer dans le cadre d'un procès concret quel pourrait être le système complet du droit de vérification de la Communauté. Cependant, l'article 86 nous amène à nous demander si les conditions strictes du droit de vérification doivent également s'appliquer à des cas où la Haute Autorité agit de façon analogue à celle des administrations fiscales nationales, par exemple lorsqu'elle procède à l'assiette et à la perception du prélèvement général.

    Cette idée semble défendable en constatant que les conditions strictes mentionnées à propos de l'article 47 ne s'appliquent pas dans les droits fiscaux nationaux aux contrôles fiscaux.

    bb) Comparaison des pouvoirs de vérification dans les systèmes fiscaux nationaux

    La constatation que nous venons de faire est justifiée, par exemple, par le Code allemand des impôts. Permettez-nous de vous donner quelques indications sur le système du contrôle fiscal allemand.

    Dans le cadre du contrôle fiscal général, qui consiste à constater si les lois fiscales ont été respectées et à éviter les contraventions fiscales possibles ( 2 ), des contrôles peuvent avoir lieu sans qu'il y ait une raison fondée qu'il existe des irrégularités et sans justification spéciale.

    Le contrôle fiscal permet au fisc d'examiner les livres comptables et les documents des contribuables pour voir si tout y figure bien et s'ils sont exacts ( 3 ). Dans le cadre de ce but de contrôle, le gérant d'affaires de l'entreprise contrôlée est tenu de donner les informations voulues. Le contrôle fiscal général permet, en outre, ce qu'on appelle l'examen sur place ( 4 ). Par conséquent, en dehors d'une procédure de constatation fiscale («Steuerermittlungsverfahren»), le fisc peut inspecter une entreprise appartenant à des contribuables qui doivent tenir des écritures ou à des contribuables susceptibles d'être soumis à une obligation fiscale. Dans ce cas, le fisc peut examiner tous les documents qui lui semblent convenables pour vérifier si le contribuable a respecté ses obligations ( 5 ). L'agent du fisc peut avoir accès aux locaux commerciaux de l'entreprise pour vérifier si les livres comptables et les documents ont été tenus ( 6 ). La doctrine affirme expressément que, dans le cadre du contrôle fiscal, le droit du fisc de demander la communication des livres comptables et des papiers d'affaires ne dépend pas de l'insuffisance des informations données par le contribuable ou même de l'existence de doutes sur leur exactitude ( 7 ).

    Nous nous sommes efforcés, à titre de comparaison, d'examiner également le droit français et nous croyons y rencontrer des principes semblables. Indiquons ici quelques principes énoncés au sujet de la procédure de vérification dans le livre de Pierre Laroque «Droit fiscal» (p. 445 et suiv.) dans la «Collection du chef d'entreprise»:

    5. —

    L'inspecteur peut procéder à des vérifications sur le lieu de l'exploitation, et notamment examiner sur place la comptabilité de l'entreprise.

    11. —

    … toute entreprise privée est soumise au droit de communication, pour ses livres et documents comptables (C. gén. Imp., art. 1991).

    12. —

    … Les documents soumis au droit de communication sont les livres dont la tenue est prescrite par le titre II du Code de commerce, ainsi que tous livres et documents annexes, pièces de recettes et de dépenses.

    13. —

    … Le droit de communication s'étend également aux pièces de l'exercice courant.

    42. —

    … Le vérificateur n'est pas tenu de prévenir à l'avance de son arrivée dans l'entreprise. Il peut donc se présenter à l'improviste en vue d'un contrôle inopiné.

    Pour le droit italien, nous citerons deux règles qui rappellent les dispositions du Code allemand des impôts qui sont fondées sur des principes de l'état de droit («Rechtsstaat»). Il s'agit des articles 39 et 42 du décret du 29 janvier 1958, no 645, relatif à la perception et au recouvrement des impôts directs:

    Article 39

    Pouvoirs du fisc

    Pour procéder à une évaluation d'office, l'administration peut:

    d)

    Ordonner que ses agents qui sont titulaires d'un pouvoir spécial décrivant le but de leur visite aient accès à tous les locaux affectés à l'exercice de l'activité commerciale, pour y procéder aux mesures et aux constatations ainsi qu'à l'examen des papiers d'affaires qui est prévu à l'article 42, en outre, qu'ils aient accès aux autres locaux pour y procéder aux constatations ou aux mesures sur la grandeur, l'état et le but d'affectation des bâtiments.

    Article 42

    Examen des papiers d'affaires

    L'administration peut examiner les écritures, les livres comptables, les inventaires et les documents que le contribuable doit tenir ou qu'il doit conserver.

    En outre, pour notre enquête, nous avons examiné l'article 35 de la loi no 4 du 7 janvier 1929 (Dispositions générales sur les mesures en cas de violation des lois fiscales) ainsi que l'article 13 de l'ordonnance du 17 septembre 1931 (no 1508: sur les déclarations de revenus et les sanctions pour les impôts directs).

    Aux Pays-Bas, d'après la loi du 23 avril 1952, les contribuables sont obligés de donner au fisc des informations et des déclarations et de lui permettre d'examiner les livres comptables et autres papiers d'affaires si cela peut être important pour la perception des impôts de l'État.

    Nous n'estimons pas qu'il y ait lieu ici d'examiner exactement les possibilités de contrôle du fisc dans les différents systèmes fiscaux, ni d'en donner un exposé détaillé. En partant de sa propre thèse, la Haute Autorité aurait été amenée à le faire dans ce procès, tout au moins en ce qui concerne le droit italien, sinon dans la décision attaquée elle-même, tout au moins dans son argumentation au cours du procès.

    cc) Les pouvoirs de la Haute Autorité en cas de perception du prélèvement général

    Nous voulons nous en tenir, ici, à cette constatation que nous estimons possible, en examinant les systèmes fiscaux nationaux et leurs pouvoirs de contrôle, d'en déduire des conséquences sur l'interprétation de l'article 47, bien que l'article 86, par rapport à l'article 47, n'ait en principe qu'un caractère instrumental.

    La référence expresse que fait l'article 86 au droit fiscal des États membres peut permettre de soutenir cette idée que non seulement, lors de l'exécution des contrôles, on doit se référer aux procédures de vérification du droit fiscal national, mais qu'on peut aussi se laisser guider par les principes du droit national lorsqu'il s'agit de délimiter les conditions de fond de ce contrôle, tout au moins pour les pouvoirs parafiscaux de la Haute Autorité (par exemple, pour la perception du prélèvement général qui, comparé au système fiscal italien, ressemble à un impôt direct). On en viendrait alors à cette thèse que l'interprétation stricte de l'article 47, à laquelle l'article 5 du traité et les principes généralement valables du droit administratif peuvent induire, ne peut pas jouer pour des fonctions de la Haute Autorité qui ressemblent à celles d'une administration fiscale nationale, alors qu'en matière de contrôle des prix, de contrôle des ventes illicites et de respect des règles de la concurrence, pour ne mentionner que les buts de contrôle mentionnés dans la décision elle-même, la Haute Autorité doit s'en tenir au principe strict de l'application du moyen le moins rigoureux et de la nécessité de justifier spécialement la vérification dans un cas concret.

    dd) L'étendue du droit de vérification

    Comme, pour les divers cas de vérification, différents documents commerciaux présentent de l'importance, le droit de vérification de la Haute Autorité ne porte que sur les documents intéressant la matière pour laquelle, dans le cas concret, les conditions de fond sont réunies, mais non pas toujours sur tous les papiers d'affaires de l'entreprise. Cette constatation présente de l'importance non seulement pour la nécessité de rédiger de façon précise l'acte qui ordonne le contrôle (il faudra encore dire un mot à ce sujet-là), mais aussi pour la délimitation de fond du droit de vérification.

    c) Est-ce que la décision attaquée viole les principes du droit de vérification?

    Si on applique à la décision attaquée la thèse que nous venons de soutenir ici sur les conditions de fond du droit de vérification, il apparaît que cette décision est entachée d'un vice. Les considérants de la décision indiquent que la Haute Autorité avait l'intention de vérifier le respect des règles de concurrence, des dispositions sur les prix et des ventes illicites, ainsi que le montant annuel des ventes de l'entreprise. Ce dernier peut présenter de l'importance non seulement pour la fixation des sanctions, mais aussi pour la perception du prélèvement général. Dans ce cas, on peut admettre qu'une justification particulière n'est pas nécessaire, comme nos remarques de droit comparé viennent de le démontrer. Par contre, pour les autres questions, la vérification reste soumise à l'interprétation stricte des conditions de l'article 47. Elle ne peut avoir lieu que s'il y a des circonstances spéciales qui permettent de considérer qu'elle est nécessaire, mais non pas, par contre, «dans tous les cas» ou «par précaution» ou par routine. Or, l'existence d'une telle condition n'a pas été alléguée au cours du procès et elle n'est énoncée nulle part dans la décision elle-même. Dans cette mesure, l'exercice du droit de vérification n'est donc pas justifié quant au fond et il constitue une violation du traité au sens de l'article 33, alinéa 1.

    Un autre grief nous paraît, en outre, être justifié en ce qui concerne l'ordre concret de procéder à une vérification, car il résulte tant de la correspondance antérieure à la décision que des déclarations faites au cours du procès que le seul intérêt que la Haute Autorité pouvait avoir, c'était d'obtenir la communication des documents dont l'accès avait été refusé à ses inspecteurs. Or, la décision exige la production de tous les documents et comptes de la société et elle en mentionne sous le terme «notamment», et seulement à titre d'exemple, quelques-uns de particulièrement importants. Avec cette formule extrêmement vaste, la Haute Autorité exige donc la production de documents qui lui ont été communiqués et dont une seconde présentation n'était donc pas nécessaire, au sens de l'article 47. Peu importe que la Haute Autorité ait voulu faire exécuter cet ordre dans un sens restreint, ce qui paraît avoir été son intention réelle. Ce qui est déterminant pour l'examen juridique, c'est le texte de la décision elle-même (donc le dispositif de la décision, y compris ses considérants). Donc, dans la mesure où la communication des documents demandés n'apparaît pas nécessaire de ce point de vue, la décision est affectée d'un vice qui justifie son annulation par la Cour sous l'angle de l'excès de pouvoir.

    3) CONDITIONS ET ÉTENDUE DU DROIT D'OBTENIR DES INFORMATIONS

    En ce qui concerne la justification du droit d'exiger des informations dans la décision, nous pourrons être brefs. Nous estimons, en principe, que les conditions de fond pour l'exercice de ce pouvoir ne doivent pas être interprétées de façon aussi stricte que dans le cas du droit de vérification. Nous croyons donc que la nécessité générale de donner des informations, c'est-à-dire le fait qu'elles peuvent être nécessaires pour réaliser les objectifs du traité, est suffisante et qu'une justification particulière dans un cas concret n'apparaît donc pas nécessaire. La Haute Autorité doit toujours être au courant des faits et événements économiques des différentes entreprises qui présentent de l'importance, en raison de leur nature pour les missions qu'elle a à remplir en vertu du traité.

    Nous croyons cependant que, dans le cas présent, il est inutile de s'étendre davantage sur cette question pour les motifs suivants: ce n'est qu'à titre complémentaire que la décision a ordonné de donner des informations. D'après le texte et le sens de la décision, elles ne doivent servir qu'à compléter les résultats de la vérification, elles n'ont donc pas une signification indépendante. Elles partagent donc aussi le sort juridique de la partie de la décision qu'elles sont destinées à compléter. Dans la mesure où la décision est sujette à annulation parce qu'elle a ordonné des vérifications illégales, la condition de fond de la demande d'informations disparaît donc du même coup. Dans la mesure où la décision ordonnant les vérifications est licite quant au fond (rien n'a été dit jusqu'à présent sur les griefs de forme) il n'y aurait rien à objecter au caractère légal de la demande d'informations. Tout au plus, pourrait-on aussi alléguer sur ce point l'existence d'un excès de pouvoir: les informations ne devraient être exigées en réalité à titre complémentaire que pour autant que la communication de documents a été ordonnée, c'est-à-dire en se limitant aux documents refusés et aux questions connexes. Le texte de la décision va bien au delà de ce but, dont la portée est visiblement limitée même en ce qui concerne les informations.

    4) LA HAUTE AUTORITÉ PEUT-ELLE EXIGER DES INFORMATIONS ET ORDONNER DES VÉRIFICATIONS EN CE QUI CONCERNE LES DOMAINES DE PRODUCTION QUI NE RELÈVENT PAS DE SA JURIDICTION?

    Permettez-nous d'aborder le point principal des questions qui sont soumises à la Cour, c'est-à-dire le problème de savoir si le droit pour la Haute Autorité de demander des informations et de procéder à des vérifications peut s'étendre à des domaines de production qui ne relèvent pas de sa juridiction. C'est cette question qui touche les parties au premier chef dans ce procès.

    a) Les conditions d'un tel «dépassement de compétence»

    Le traité, qui a procédé à une intégration partielle, se limite en principe soigneusement aux domaines dont les États membres avaient envisagé le groupement au sein d'une Communauté. Rappelons ici les articles 80 et 82, ainsi que les annexes très détaillées du traité qui décrivent minutieusement les limites de ce dernier. Point n'est besoin de mentionner que l'intégration partielle de l'économie de différents États peut entraîner des difficultés de délimitation, par exemple parce qu'une entreprise, comme dans le cas d'espèce, peut exercer son activité de part et d'autre de cette limite. Il ne faut pas oublier que, dans une telle entreprise avec une production mixte, il se peut que certaines opérations commerciales qui relèvent de la compétence de la Haute Autorité apparaissent dans un secteur de l'entreprise qui ne relève pas du traité, par exemple dans la comptabilité de ce secteur. Dans certaines circonstances d'espèce, une vérification de la Haute Autorité qui se propose d'obtenir une image complète de tous les faits relevant de son domaine de juridiction peut n'être couronnée de succès que s'il ne lui est pas interdit de jeter également un coup d'œil sur des documents non soumis au traité pour pouvoir constater par elle-même s'ils sont importants ou non pour elle.

    Le traité lui-même connaît parfaitement de tels «dépassements de compétence». Rappelons l'article 56: La Haute Autorité peut faciliter la reconversion d'entreprises dans d'autres domaines de production, ainsi que le financement de nouvelles possibilités d'activité dans des industries qui ne relèvent pas du traité; rappelons l'article 63, qui, dans certains cas, autorise la Haute Autorité à prendre des mesures qui ont des répercussions sur les acheteurs des entreprises charbonnières et sidérurgiques; rappelons, en outre, l'article 66, paragraphe 4, qui impose à des entreprises étrangères à la Communauté l'obligation de donner des informations à la Haute Autorité (avec la possibilité de sanctions) et enfin, finalement, la compétence de la Haute Autorité en matière de transports. Cette extension de la compétence de la Communauté s'explique par le fait qu'en cas de limitation stricte de ses compétences à la partie de l'économie partiellement intégrée, la réalisation des objectifs du traité ne serait pas assurée dans une certaine mesure. Les cas indiqués montrent très clairement que de tels «dépassements de compétence» doivent être limités au strict nécessaire.

    Ce n'est que dans ces conditions que l'on peut admettre que le droit pour la Haute Autorité de procéder à des vérifications et de demander des informations soit étendu à des entreprises mixtes dans des secteurs de production qui ne relèvent pas du traité. Il doit donc y avoir des circonstances particulières dans le cas d'espèce qui fassent apparaître que cette immixtion est justifiée, par exemple le soupçon fondé d'une erreur ou d'irrégularités voulues dans les papiers d'affaires et dans la tenue de la comptabilité. Mais l'entreprise doit être laissée libre de refuser la communication de ces parties de la comptabilité si la Haute Autorité n'invoque pas des motifs particuliers d'une façon raisonnable et convenable.

    b) La question de l'indivisibilité de la comptabilité

    La Haute Autorité a bien dit dans les considérants de sa décision du 15 avril 1959 que:

    «la comptabilité d'une entreprise à activité de production mixte est indivisible»,

    mais cette constatation ne peut nullement être considérée comme ayant une validité générale.

    La requérante a exposé, sans être contredite, que la différenciation entre les deux fabrications, depuis la matière première jusqu'au produit final, et leur finition dans des ateliers séparés faisaient l'objet de comptabilités séparées. Au cours du procès, elle a présenté un schéma de sa comptabilité sous forme de tableau et elle l'a commenté.

    L'argumentation contraire de la Haute Autorité, que cette comptabilité est partageable théoriquement, mais pas de façon pratique, n'est pas persuasive, surtout si l'on tient compte du fait que la Haute Autorité n'était pas contrainte de partir de considérations de nature théorique, mais qu'elle avait en mains les résultats des contrôles de ses inspecteurs, sous forme de procès-verbaux de vérifications. Ces derniers pouvaient lui permettre, en pleine connaissance de la comptabilité et des bilans de la requérante, d'exposer en détail dans quelle mesure une comptabilisation commune des faits et des opérations des deux entreprises devait entraîner comme conséquence la communication des comptes qui englobent les deux branches de production.

    Il apparaît à peine nécessaire de mentionner que le groupement des valeurs et des produits des deux entreprises dans un seul bilan et dans un seul compte de profits et pertes ne donne aucun argument en faveur de la Haute Autorité. La requérante est une société anonyme et elle tient sa comptabilité d'après les règles du Code civil italien (art. 2214 et suiv., 2423 et 2425) sans que cela ait été contesté.

    Le bilan n'est rien d'autre qu'une constatation faite une fois par an:

    1o

    Des actifs, des biens, d'un côté, et des passifs, des obligations, du capital propre et du capital emprunté, de l'autre;

    2o

    Un tableau des produits et des dépenses et des bénéfices ou des pertes qui en résultent.

    La connaissance du bilan annuel et celle du compte de profits et pertes ne sont pas nécessaires, en règle générale, pour constater le chiffre d'affaires et la valeur totale de la production (art. 49, al. 1, première phrase, et art. 50, § 2). La valeur totale de la production annuelle peut être calculée d'après le produit des ventes et d'après les stocks restants et elle peut se voir d'après les comptes correspondants qui sont tenus de façon courante pour chaque exercice financier et dont le résultat final figure en fin d'année dans le bilan annuel (bilan et compte de profits et pertes). La Haute Autorité n'a pas exposé d'argument contraire et pertinent face à l'exposé détaillé de la requérante dans sa réplique (p. 18), selon laquelle un contrôle séparé de l'entreprise de production d'acier, de ses papiers d'affaires et de sa comptabilité est possible.

    c) Conclusions

    Tous ces motifs nous amènent sur ce point à conclure que la Haute Autorité, dans le cas d'espèce, ne pouvait pas demander la communication de documents qui concernent des domaines de production qui ne relèvent pas de sa juridiction. Elle n'a rien exposé qui puisse justifier une pareille immixtion, car elle s'en tenait visiblement à cette idée qu'une telle extension de ses contrôles devait lui être permise en tout état de cause. La décision est donc affectée, sur ce point, d'un vice qui justifie son annulation en tant qu'elle ordonne un «dépassement de compétence», ce qui résulte de la formule de la décision, conjointement avec son exposé des motifs.

    II — Les conditions de forme qui doivent être respectées lorsque la Haute Autorité demande des informations et procède à des vérifications

    Il faut dire encore quelques mots sur les moyens de forme de la requérante, donc sur la question des conditions de forme auxquelles doivent répondre de telles décisions de la Haute Autorité. On sait que la requérante s'est plainte tant du caractère imprécis de l'objet de la décision que du défaut de justification de cette dernière dans le cas concret. La Haute Autorité lui oppose sa conception sur le sens et le but d'une décision prévue d'après l'article 47, alinéa 3: il ne s'agit pas de fonder une obligation de la requérante (cette obligation résulterait directement du traité), mais la décision a seulement comme tâche de constater le refus de la requérante et, par conséquent, d'engager la procédure de sanctions prévue à l'article 47 (mémoire en défense, p. 8 et 9).

    1) LA NÉCESSITÉ D'UNE DÉCISION FORMELLE

    Si l'on soutient que la décision attaquée n'est pas annulable dans sa totalité pour des raisons de fond, on ne peut négliger ces griefs de forme. Aucune des parties n'a contesté que la décision attaquée de la Haute Autorité constitue une décision au sens de l'article 14 du traité. Ainsi est-il certain que l'article 15 du traité est également applicable, c'est-à-dire que la décision doit contenir les éléments de fait et de droit qui sont à sa base. Cette obligation de motiver se détermine assurément d'après le but de la décision. D'où aussi le litige sur la fonction de la décision attaquée. Aussi faut-il tout d'abord se demander si la Haute Autorité ne peut exercer son droit de demander des informations et de procéder à des vérifications selon l'article 47 qu'à l'aide d'une décision formelle, ou bien si l'obligation correspondante des entreprises découle directement du traité. Une lecture rapide de ce dernier permet de se rendre compte que la Haute Autorité est sûrement en droit de dire qu'une série d'obligations des entreprises découle directement du traité sans qu'une décision de sa part soit nécessaire. Cela vaut, en premier lieu, pour les obligations de ne pas faire (respect des règles d'interdiction) et aussi, dans certains cas, pour certaines obligations de faire. Nous pensons ici à l'article 68, paragraphe 4 (communication des baisses de salaires) ou au paragraphe 23, alinéa 5, dernière phrase, de la convention relative aux dispositions transitoires.

    On peut soutenir aussi que l'article 47 prévoit à la charge des entreprises une obligation générale de donner des informations et de tolérer des contrôles. En effet, l'article 47 confère à la Haute Autorité une habilitation générale pour exercer des pouvoirs correspondants. Mais rien ne permet de dire que cette obligation des entreprises ait été conçue dans le traité de façon si détaillée qu'elle puisse être mise à exécution sans un autre acte de la Haute Autorité. Elle doit donc être concrétisée par des mesures de la Haute Autorité, que celle-ci appelle elle-même une «demande» et que la requérante qualifie de décision au sens de l'article 15.

    Il faut remarquer à ce sujet que, d'après l'énumération limitative de l'article 14 du traité, la Haute Autorité dispose des décisions ou des recommandations pour ses ordres obligatoires envers les entreprises. De même, certaines dispositions spéciales sur le droit de requérir des informations confirment la thèse que la demande de la Haute Autorité mentionnée ci-dessus doit revêtir juridiquement la forme d'une décision. Au cours du procès, les parties ont cité les articles du traité où il est question d'une demande spéciale adressée à l'entreprise intéressée ou d'une décision définissant la nature et l'importance des programmes qui doivent être communiqués (art. 54), d'une demande spéciale adressée aux intéressés ou d'un règlement définissant la nature des accords, etc., qui ont à lui être communiqués (art. 65), d'un règlement qui définit la nature des opérations qui ont à lui être communiquées ou d'une demande spéciale adressée aux intéressés dans le cadre de ce règlement (art. 66). Il ressort de ces dispositions que ces demandes d'informations sont mentionnées à côté des décisions ou des règlements (on entend par là des décisions générales), c'est-à-dire qu'elles doivent être juridiquement qualifiées de décisions, en l'espèce de décisions individuelles. L'article 47, alinéa 3, lui-même est aussi parfaitement clair, comme la requérante le souligne, à notre avis, à juste titre: il parle d'obligations résultant de décisions prises par application de cet article. Si l'article 47 avait le sens que la Haute Autorité lui suppose, son texte aurait alors été rédigé autrement. Nous connaissons des dispositions du traité d'après lesquelles la Haute Autorité peut constater qu'une entreprise (ou un État) a manqué à une obligation et peut lui fixer un délai pour l'exécuter (voir art. 88 et art. 66, § 5, al. 2).

    Toutes ces considérations nous amènent à considérer comme justifiée la thèse de la requérante que, pour concrétiser le droit général d'obtenir des informations et pour exercer son droit de vérification d'après l'article 47, une décision de la Haute Autorité est nécessaire, qu'elle soit individuelle ou générale, tout comme pour les autres dispositions mentionnées.

    A l'appui de cette thèse, permettez-nous de citer un auteur allemand. Huber dit, dans son «Wirtschaftsverwaltungsrecht», page 338:

    «Le droit d'obtenir une information peut être exercé soit dans une décision générale sous forme d'avis public adressé à un grand nombre de personnes obligées de les fournir, soit dans une décision individuelle adressée à un intéressé en particulier»;

    et à la page 339:

    «Les décisions générales, les demandes individuelles et l'examen direct… constituent des actes administratifs qui obligent directement les intéressés.»

    En outre, nous désirerions vous relire la disposition que la requérante a déjà citée à propos du droit allemand sur les cartels, le paragraphe 46 de la loi sur les cartels, où il est dit ceci:

    «(6)

    Le ministre fédéral de l'économie ou l'administration suprême du Land exigent les informations par une décision individuelle écrite (“Einzelverfügung”) et l'office fédéral des cartels par une décision (“Beschluss”). Ces décisions doivent indiquer la base juridique, l'objet et le but de la demande d'informations et fixer un délai convenable pour que celles-ci soient données.

    (7)

    Le ministre fédéral de l'économie ou l'administration suprême du Land ordonnent les vérifications par une décision individuelle écrite (“Einzelverfügung”), l'office fédéral des cartels par une décision (“Beschluss”) avec l'approbation du président. Cette décision indique la date, la base juridique, l'objet et le but de la vérification.»

    A cette opinion juridique que l'obligation générale de donner des informations et de tolérer des vérifications ne peut prendre une valeur obligatoire pour les entreprises que sous forme d'une décision formelle, on ne peut opposer que la pratique administrative de la Haute Autorité en deviendrait plus difficile. Nombreux sont les cas où les entreprises ou les associations donnent très volontairement des informations sur simple demande de la Haute Autorité. Les entreprises et leurs associations ont en effet intérêt à informer la Haute Autorité et à lui permettre de tenir compte des phénomènes sur le marché.

    Mais, d'après le système du traité, en cas d'absence d'une réglementation générale par une décision générale de la Haute Autorité, une décision apparaît indispensable dans les cas où la Haute Autorité, dans sa tentative pour s'informer, se heurte à des difficultés, que celles-ci s'expliquent par des divergences de conception juridique ou par des intérêts commerciaux plus ou moins bien fondés. Dans ces cas limites qui, juridiquement, sont problématiques ou qui font apparaître un manque de bonne volonté des entreprises, une administration qui agit régulièrement doit recourir à une décision formelle qui résume les questions essentielles, dans le cas particulier, sous une forme que la Cour puisse contrôler.

    2) A QUELLES EXIGENCES LA DÉCISION DOIT-ELLE RÉPONDRE?

    Ces considérations lors de l'application de l'article 15 dans ce procès entraînent cette conséquence que la décision doit tout d'abord prendre un caractère concret, de telle sorte que son destinataire sache exactement quels sont les genres de documents et de livres comptables à communiquer, avec l'indication des périodes — exercice — et du contenu — par exemple les mouvements de marchandises et d'argent à l'achat et à la vente. A cet égard, il faut aussi préciser quelle sorte de renseignements supplémentaires sont exigés. Il ne suffit pas d'indiquer au destinataire de la décision qu'il doit suivre les ordres des inspecteurs, donc de laisser en réalité aux agents qui font leur métier le soin de les concrétiser dans le cas particulier. Comme les objets à vérifier varient avec l'objet de l'examen, l'indication du but de la vérification, dans un cas particulier, peut suffire à préciser les documents à soumettre au contrôle. Mais c'est loin d'être toujours exact. Lorsque des documents ne sont pas manifestement nécessaires pour une vérification déterminée, l'indication exacte des documents à examiner doit être exigée. Il en est de même pour les informations orales complémentaires. Mais notamment les vérifications, comme nous l'avons vu, doivent, en règle générale, avoir une justification spéciale, surtout lorsqu'elles doivent dépasser les limites du secteur charbon-acier.

    Un coup d'œil sur la décision montre qu'elle ne répond pas non plus aux conditions de forme.

    C — CONCLUSIONS GÉNÉRALES

    Nous en venons, pour terminer, aux conclusions suivantes:

    Le recours de la société «Acciaieria e Tubificio di Brescia» est recevable et il est bien fondé.

    Nous proposons donc d'annuler la décision de la Haute Autorité:

    1o

    Parce qu'elle ordonne des vérifications en matière de concurrence, de droit des prix et de ventes illicites sans qu'elle ait justifié d'un motif particulier à cet effet; parce qu'elle ordonne de façon générale des vérifications, bien que la Haute Autorité, après avoir procédé à une vérification partielle, n'ait plus intérêt qu'à examiner certains documents déterminés et parce que des vérifications ont été ordonnées dans un domaine qui ne relève pas de la juridiction de la Haute Autorité, sans que des motifs spéciaux aient été indiqués à cet effet;

    2o

    Parce que, en outre, la décision est affectée de vices de forme, en ce sens qu'elle ne précise pas ses demandes d'informations, ni l'objet de la vérification et qu'elle n'indique aucune justification pour l'exécution du contrôle dans le cas particulier.

    La Haute Autorité doit supporter les dépens, y compris ceux qui résultent du fait que la requérante a demandé un sursis à exécution de la décision.


    ( 1 ) JZ 59, p. 609.

    ( 2 ) Voir Kühn. Kommentar zur Abgabenordnung, p. 209.

    ( 3 ) Voir Code allemand des impôts, § 162.

    ( 4 ) Voir Code allemand des impôts. § 193.

    ( 5 ) Voir Kühn, ibidem, sous § 193.

    ( 6 ) Voir Code allemand des impôts, § 195.

    ( 7 ) Voir Kühn, ibidem, sous § 207.

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