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Document 62019CJ0018

Arrêt de la Cour (première chambre) du 2 juillet 2020.
WM contre Stadt Frankfurt am Main.
Demande de décision préjudicielle, introduite par le Bundesgerichtshof.
Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Directive 2008/115/CE – Normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Conditions de rétention – Article 16, paragraphe 1 – Placement en rétention dans un établissement pénitentiaire à des fins d’éloignement – Ressortissant de pays tiers représentant une grave menace pour l’ordre public ou la sécurité publique.
Affaire C-18/19.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2020:511

 ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

2 juillet 2020 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Directive 2008/115/CE – Normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier – Conditions de rétention – Article 16, paragraphe 1 – Placement en rétention dans un établissement pénitentiaire à des fins d’éloignement – Ressortissant de pays tiers représentant une grave menace pour l’ordre public ou la sécurité publique »

Dans l’affaire C‑18/19,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne), par décision du 22 novembre 2018, parvenue à la Cour le 11 janvier 2019, dans la procédure

WM

contre

Stadt Frankfurt am Main,

LA COUR (première chambre),

composée de M. J.‑C. Bonichot, président de chambre, Mme R. Silva de Lapuerta (rapporteure), vice‑présidente de la Cour, MM. M. Safjan, L. Bay Larsen et Mme C. Toader, juges,

avocat général : M. P. Pikamäe,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

pour WM, par Me S. Basay-Yildiz, Rechtsanwältin,

pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller et R. Kanitz, en qualité d’agents,

pour le gouvernement suédois, initialement par Mmes A. Falk, C. Meyer-Seitz, H. Shev, J. Lundberg et H. Eklinder, puis par M. Olof Simonsson ainsi que par Mmes C. Meyer-Seitz, H. Shev et H. Eklinder, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par Mme C. Cattabriga et M. M. Wasmeier, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 27 février 2020,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (JO 2008, L 348, p. 98).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant WM, ressortissant tunisien, à la Stadt Frankfurt am Main (ville de Francfort-sur-le-Main, Allemagne), au sujet de la légalité de la décision de placement en rétention dans un établissement pénitentiaire à des fins d’éloignement prise à son encontre.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3

Les considérants 2 et 4 de la directive 2008/115 sont libellés comme suit :

« (2)

Le Conseil européen de Bruxelles des 4 et 5 novembre 2004 a recommandé la mise en place d’une politique efficace d’éloignement et de rapatriement basée sur des normes communes, afin que les personnes concernées soient rapatriées d’une façon humaine et dans le respect intégral de leurs droits fondamentaux et de leur dignité.

[...]

(4)

Il est nécessaire de fixer des règles claires, transparentes et équitables afin de définir une politique de retour efficace, constituant un élément indispensable d’une politique migratoire bien gérée. »

4

Aux termes de l’article 1er de cette directive :

« La présente directive fixe les normes et procédures communes à appliquer dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, conformément aux droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire ainsi qu’au droit international, y compris aux obligations en matière de protection des réfugiés et de droits de l’homme. »

5

L’article 2 de ladite directive dispose :

« 1.   La présente directive s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre.

2.   Les États membres peuvent décider de ne pas appliquer la présente directive aux ressortissants de pays tiers :

a)

faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 13 du [règlement (CE) no 562/2006 du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, établissant un code communautaire relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen) (JO 2006, L 105, p. 1)], ou arrêtés et interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre ;

b)

faisant l’objet d’une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour, conformément au droit national, ou faisant l’objet de procédures d’extradition.

[...] »

6

L’article 7, paragraphe 4, de la même directive est libellé comme suit :

« S’il existe un risque de fuite, ou si une demande de séjour régulier a été rejetée comme étant manifestement non fondée ou frauduleuse, ou si la personne concernée constitue un danger pour l’ordre public, la sécurité publique ou la sécurité nationale, les États membres peuvent s’abstenir d’accorder un délai de départ volontaire ou peuvent accorder un délai inférieur à sept jours. »

7

L’article 8 de la directive 2008/115 énonce :

« 1.   Les États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour si aucun délai n’a été accordé pour un départ volontaire conformément à l’article 7, paragraphe 4, ou si l’obligation de retour n’a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ volontaire conformément à l’article 7.

[...]

4.   Lorsque les États membres utilisent – en dernier ressort – des mesures coercitives pour procéder à l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers qui s’oppose à son éloignement, ces mesures sont proportionnées et ne comportent pas d’usage de la force allant au-delà du raisonnable. Ces mesures sont mises en œuvre comme il est prévu par la législation nationale, conformément aux droits fondamentaux et dans le respect de la dignité et de l’intégrité physique du ressortissant concerné d’un pays tiers.

[...] »

8

L’article 15 de la directive 2008/115, intitulé « Rétention », dispose, à son paragraphe 1 :

« À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier lorsque :

a)

il existe un risque de fuite, ou

b)

le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement.

Toute rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise. »

9

L’article 16 de cette directive, intitulé « Conditions de rétention », énonce :

« 1.   La rétention s’effectue en règle générale dans des centres de rétention spécialisés. Lorsqu’un État membre ne peut les placer dans un centre de rétention spécialisé et doit les placer dans un établissement pénitentiaire, les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont séparés des prisonniers de droit commun.

2.   Les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont autorisés – à leur demande – à entrer en contact en temps utile avec leurs représentants légaux, les membres de leur famille et les autorités consulaires compétentes.

3.   Une attention particulière est accordée à la situation des personnes vulnérables. Les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies sont assurés.

4.   Les organisations et instances nationales, internationales et non gouvernementales compétentes ont la possibilité de visiter les centres de rétention visés au paragraphe 1, dans la mesure où ils sont utilisés pour la rétention de ressortissants de pays tiers conformément au présent chapitre. Ces visites peuvent être soumises à une autorisation.

5.   Les ressortissants de pays tiers placés en rétention se voient communiquer systématiquement des informations expliquant le règlement des lieux et énonçant leurs droits et leurs devoirs. Ces informations portent notamment sur leur droit, conformément au droit national, de contacter les organisations et instances visées au paragraphe 4. »

10

L’article 17, paragraphe 2, de ladite directive est libellé comme suit :

« Les familles placées en rétention dans l’attente d’un éloignement disposent d’un lieu d’hébergement séparé qui leur garantit une intimité adéquate. »

11

L’article 18, paragraphe 1, de la même directive dispose :

« Lorsqu’un nombre exceptionnellement élevé de ressortissants de pays tiers soumis à une obligation de retour fait peser une charge lourde et imprévue sur la capacité des centres de rétention d’un État membre ou sur son personnel administratif et judiciaire, l’État membre en question peut, aussi longtemps que cette situation exceptionnelle persiste, décider d’accorder pour le contrôle juridictionnel des délais plus longs que ceux prévus à l’article 15, paragraphe 2, troisième alinéa, et de prendre des mesures d’urgence concernant les conditions de rétention dérogeant à celles énoncées à l’article 16, paragraphe 1, et à l’article 17, paragraphe 2. »

Le droit allemand

12

L’article 58a, paragraphe 1, du Gesetz über den Aufenthalt, die Erwerbstätigkeit und die Integration von Ausländern im Bundesgebiet (loi sur le séjour, le travail et l’intégration des étrangers sur le territoire fédéral), du 30 juillet 2004 (BGBl. 2004 I, p. 1950), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après l’« AufenthG »), prévoit :

« Sur la base de prévisions fondées sur des faits, l’autorité suprême d’un Land peut prendre une décision d’éloignement, sans mesure d’expulsion préalable, à l’encontre d’un étranger afin d’écarter un danger particulier pour la sécurité de la République fédérale d’Allemagne ou une menace terroriste. La décision d’éloignement est immédiatement exécutoire, aucun avertissement d’éloignement n’étant requis. »

13

L’article 62a, paragraphe 1, de l’AufenthG dispose :

« La rétention à des fins d’éloignement s’effectue en principe dans des centres de rétention spécialisés. Si aucun centre de rétention spécialisé n’existe sur le territoire fédéral ou si l’étranger présente une menace grave pour l’intégrité corporelle et la vie de tiers ou pour des intérêts juridiques majeurs de sécurité intérieure, la rétention peut être effectuée dans d’autres établissements pénitentiaires ; dans ce cas, les détenus à des fins d’éloignement sont hébergés séparément des prisonniers de droit commun. [...] »

Le litige au principal et la question préjudicielle

14

WM est un ressortissant tunisien qui séjournait en Allemagne. Par une décision du 1er août 2017, le ministère compétent du Land de Hesse (Allemagne) a ordonné son éloignement vers la Tunisie sur le fondement de l’article 58a, paragraphe 1, de l’AufenthG, au motif qu’il représentait un danger particulier pour la sécurité nationale, notamment, au vu de sa personnalité, de son comportement, de ses convictions islamistes radicales, de sa qualification de « passeur et recruteur de l’organisation terroriste État islamique » par les services de renseignement ainsi que de son activité pour cette même organisation en Syrie.

15

WM a, devant le Bundesverwaltungsgericht (Cour administrative fédérale, Allemagne), d’une part, formé un recours contre la décision du 1er août 2017 et, d’autre part, présenté une demande en référé tendant à suspendre l’exécution de cette décision. Par décision du 19 septembre 2017, ladite juridiction a rejeté la demande en référé au motif qu’il existait une probabilité suffisante que WM commette un attentat terroriste en Allemagne.

16

Par une décision du 18 août 2017, l’Amtsgericht Frankfurt am Main (tribunal de district de Francfort-sur-le-Main, Allemagne) a, à la demande du service des étrangers compétent, ordonné le placement en rétention de WM dans un établissement pénitentiaire à des fins d’éloignement jusqu’au 23 octobre 2017, conformément à l’article 62a, paragraphe 1, de l’AufenthG.

17

WM a formé un recours contre cette décision devant le Landgericht Frankfurt am Main (tribunal régional de Francfort-sur-le-Main, Allemagne), qui, par décision du 24 août 2017, l’a rejeté. WM s’est pourvu en cassation contre cette dernière décision devant le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) en vue de faire constater l’illégalité de son placement en rétention concernant la période allant du 18 août 2017 au 23 octobre 2017.

18

Le 9 mai 2018, WM a été éloigné vers la Tunisie.

19

Dans ce contexte, la juridiction de renvoi se demande si l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115 permet à un État membre de placer un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier en rétention dans un établissement pénitentiaire à des fins d’éloignement, séparé des prisonniers de droit commun, non pas en raison de l’absence de centres de rétention spécialisés dans cet État membre, mais au motif que ce ressortissant représente un grave danger pour l’intégrité corporelle et la vie de tiers ou pour la sécurité nationale.

20

Selon la juridiction de renvoi, l’issue du litige dont elle est saisie dépend de l’interprétation de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115.

21

C’est dans ces conditions que le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« L’article 16, paragraphe 1, de la [directive 2008/115] fait-il obstacle à une réglementation nationale selon laquelle la rétention aux fins d’éloignement peut s’effectuer dans un établissement pénitentiaire ordinaire si l’étranger présente un grave danger pour l’intégrité corporelle et la vie de tiers ou pour des intérêts juridiques majeurs de sécurité intérieure, le détenu aux fins de l’éloignement devant, dans ce cas également, être hébergé séparément des prisonniers de droit commun ? »

Sur la question préjudicielle

22

Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale permettant le placement d’un ressortissant d’un pays tiers en séjour irrégulier en rétention dans un établissement pénitentiaire à des fins d’éloignement, séparé des prisonniers de droit commun, au motif qu’il représente un grave danger pour l’intégrité corporelle et la vie de tiers ou pour la sécurité nationale.

Sur l’applicabilité rationae materiae de la directive 2008/115

23

Le gouvernement suédois conteste l’applicabilité de l’article 16 de la directive 2008/115 à l’affaire au principal. Ce gouvernement souligne que, en vertu de l’article 72 TFUE, la politique commune de l’immigration de l’Union européenne, dont relève la directive 2008/115, ne porte pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure, de sorte que ces derniers demeurent compétents pour prendre des mesures de sécurité efficaces en ce qui concerne le placement en rétention à des fins d’éloignement de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier. Or, selon ledit gouvernement, l’article 62a, paragraphe 1, de l’AufenthG constitue une mesure nécessaire au maintien de l’ordre public et à la sauvegarde de la sécurité intérieure de l’Allemagne.

24

À cet égard, il y a lieu de rappeler, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 29 de ses conclusions, que l’étendue du champ d’application de la directive 2008/115 doit être appréciée en tenant compte de l’économie générale de cette dernière, laquelle a été adoptée notamment sur le fondement de l’article 63, premier alinéa, point 3, sous b), CE, disposition reprise à l’article 79, paragraphe 2, sous c), TFUE qui figure dans le titre V de la troisième partie du traité FUE, relatif à « l’espace de liberté, de sécurité et de justice ».

25

Conformément au paragraphe 1 de son article 2, la directive 2008/115 s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre. Le paragraphe 2 de cet article énumère les situations dans lesquelles les États membres ont la faculté de ne pas appliquer cette directive. Or, aucun élément du dossier soumis à la Cour ne suggère que la situation du requérant au principal relève de l’une des situations visées à l’article 2, paragraphe 2, de ladite directive.

26

Il apparaît que la situation du requérant au principal faisant l’objet d’une décision de placement en rétention dans un établissement pénitentiaire, adoptée sur le fondement de l’article 62a, paragraphe 1, de l’AufenthG, qui vise à transposer dans l’ordre juridique allemand l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115, relève bien du champ d’application de cette directive et plus particulièrement de son article 16, paragraphe 1.

27

En l’occurrence, la simple invocation de l’article 72 TFUE ne saurait suffire à écarter l’application de la directive 2008/115, même si la réglementation nationale en cause au principal fait référence à l’existence d’un grave danger pour l’intégrité corporelle et la vie des tiers ou pour les intérêts juridiques majeurs de sécurité intérieure afin qu’il puisse être procédé à l’exécution d’une rétention dans un établissement pénitentiaire.

28

En effet, selon une jurisprudence constante, bien qu’il appartienne aux États membres d’arrêter les mesures propres à assurer l’ordre public sur leur territoire ainsi que leur sécurité intérieure et extérieure, il n’en résulte pas pour autant que de telles mesures échappent totalement à l’application du droit de l’Union [arrêt du 2 avril 2020, Commission/Pologne e.a. (Mécanisme temporaire de relocalisation de demandeurs de protection internationale), C‑715/17, C‑718/17 et C‑719/17, EU:C:2020:257, point 143].

29

L’article 72 TFUE, qui prévoit que le titre V du traité FUE ne porte pas atteinte à l’exercice des responsabilités qui incombent aux États membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure, ne saurait être interprété de manière à conférer aux États membres le pouvoir d’écarter l’application d’une disposition du droit de l’Union, en l’occurrence l’article 16 de la directive 2008/115, par la seule invocation de ces responsabilités [voir, en ce sens, arrêt du 2 avril 2020, Commission/Pologne e.a. (Mécanisme temporaire de relocalisation de demandeurs de protection internationale), C‑715/17, C‑718/17 et C‑719/17, EU:C:2020:257, points 145 et 152].

30

Dans ces conditions, il y a lieu de constater que l’affaire au principal relève du champ d’application de la directive 2008/115 et de répondre à la question préjudicielle.

Sur le fond

31

La Cour a jugé que la première phrase de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115 pose le principe selon lequel la rétention à des fins d’éloignement de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier s’effectue dans des centres de rétention spécialisés. La seconde phrase de cette disposition prévoit une dérogation à ce principe, qui, en tant que telle, doit être interprétée de manière stricte (arrêt du 17 juillet 2014, Bero et Bouzalmate, C‑473/13 et C‑514/13, EU:C:2014:2095, point 25).

32

En outre, la Cour a constaté que la seconde phrase de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115 n’est pas formulée de manière identique dans toutes les versions linguistiques. En effet, cette disposition prévoit, dans sa version en langue allemande, que, « lorsqu’un État membre ne dispose pas de centres de rétention spécialisés et lorsque le placement doit être fait dans un établissement pénitentiaire, les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont séparés des prisonniers de droit commun ». Dans les autres versions linguistiques, ladite disposition se réfère non pas à l’inexistence de centres de rétention spécialisés, mais à la circonstance qu’un État membre « ne peut » pas placer lesdits ressortissants dans de tels centres (arrêt du 17 juillet 2014, Bero et Bouzalmate, C‑473/13 et C‑514/13, EU:C:2014:2095, point 26).

33

Selon une jurisprudence constante, en cas de disparité entre les diverses versions linguistiques d’un texte du droit de l’Union, la disposition en cause doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément [arrêt du 14 mai 2019, M e.a. (Révocation du statut de réfugié), C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17, EU:C:2019:403, point 88 et jurisprudence citée].

34

S’agissant, en premier lieu, de l’économie générale de la directive 2008/115, l’article 16, paragraphe 1, première phrase, de cette directive exige que les ressortissants de pays tiers concernés soient, « en règle générale », placés dans des centres de rétention spécialisés. L’emploi de ces termes met en évidence que la directive 2008/115 admet des exceptions à cette règle générale.

35

L’article 18 de la directive 2008/115, intitulé « Situations d’urgence », prévoit, à son paragraphe 1, que, lorsqu’un nombre exceptionnellement élevé de ressortissants de pays tiers soumis à une obligation de retour fait peser une charge lourde et imprévue sur la capacité des centres de rétention d’un État membre ou sur son personnel administratif et judiciaire, l’État membre en question peut, aussi longtemps que cette situation exceptionnelle persiste, prendre des mesures d’urgence concernant les conditions de rétention dérogeant à celles énoncées à l’article 16, paragraphe 1, et à l’article 17, paragraphe 2, de la directive 2008/115.

36

Bien que ces mesures d’urgence ne s’appliquent que dans les situations exceptionnelles énoncées à l’article 18, paragraphe 1, de cette directive, il importe de constater, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé en substance aux points 64 et 69 de ses conclusions, qu’il ne ressort pas des termes de cette directive ni de son économie que ces situations constitueraient les seuls motifs susceptibles d’être invoqués par les États membres pour déroger au principe du placement des ressortissants de pays tiers en rétention à des fins d’éloignement dans des centres spécialisés visé à l’article 16, paragraphe 1, première phrase, de la directive 2008/115.

37

S’agissant, en second lieu, de la finalité de la directive 2008/115, celle-ci vise, ainsi qu’il ressort de ses considérants 2 et 4, à mettre en place une politique efficace d’éloignement et de rapatriement dans le respect intégral des droits fondamentaux ainsi que de la dignité des personnes concernées (arrêt du 19 juin 2018, Gnandi, C‑181/16, EU:C:2018:465, point 48 et jurisprudence citée).

38

En outre, il y a lieu de relever que toute rétention ordonnée relevant de la directive 2008/115 est strictement encadrée par les dispositions du chapitre IV de ladite directive, de façon à garantir, d’une part, le respect du principe de proportionnalité en ce qui concerne les moyens utilisés et les objectifs poursuivis et, d’autre part, le respect des droits fondamentaux des ressortissants concernés de pays tiers (arrêt du 5 juin 2014, Mahdi, C‑146/14 PPU, EU:C:2014:1320, point 55). Selon le considérant 6 de la directive 2008/115, les décisions prises en vertu de cette directive devraient l’être au cas par cas et tenir compte de critères objectifs (arrêt du 5 juin 2014, Mahdi, C‑146/14 PPU, EU:C:2014:1320, point 70).

39

Il résulte de ce qui précède que l’article 16, paragraphe 1, seconde phrase, de ladite directive, autorise les États membres, à titre exceptionnel et en dehors des situations expressément visées à l’article 18, paragraphe 1, de la directive 2008/115, à placer des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier en rétention à des fins d’éloignement dans un établissement pénitentiaire lorsque, en raison de circonstances particulières du cas d’espèce, ils ne peuvent respecter les objectifs poursuivis par cette directive en assurant leur rétention dans des centres spécialisés.

40

En l’occurrence, l’article 62a, paragraphe 1, de l’AufenthG prévoit que la rétention à des fins d’éloignement s’effectue, en principe, dans des centres de rétention spécialisés et, à titre exceptionnel, dans un établissement pénitentiaire lorsque l’étranger présente une menace grave pour l’intégrité corporelle et la vie de tiers ou pour des intérêts juridiques majeurs de sécurité intérieure. Dans ce cas, les étrangers détenus à des fins d’éloignement sont hébergés séparément des prisonniers de droit commun.

41

Les motifs retenus par cette réglementation pour justifier l’exécution de la rétention à des fins d’éloignement dans un établissement pénitentiaire relèvent ainsi de l’ordre public et de la sécurité publique. Une telle menace est de nature à justifier, à titre exceptionnel, l’exécution de la rétention à des fins d’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers dans un établissement pénitentiaire, séparé des prisonniers de droit commun, en application de l’article 16, paragraphe 1, seconde phrase, de la directive 2008/115, aux fins d’assurer le bon déroulement de la procédure d’éloignement, conformément aux objectifs poursuivis par celle-ci.

42

Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler que, si, pour l’essentiel, les États membres restent libres de déterminer les exigences de l’ordre public, conformément à leurs besoins nationaux pouvant varier d’un État membre à l’autre et d’une époque à l’autre, il n’en demeure pas moins que, dans le contexte de l’Union, et notamment en tant que justification d’une dérogation à une obligation conçue dans le but d’assurer le respect des droits fondamentaux des ressortissants de pays tiers lors de leur éloignement de l’Union, ces exigences doivent être entendues strictement, de sorte que leur portée ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de l’Union (voir, en ce sens, arrêt du 11 juin 2015, Zh. et O., C‑554/13, EU:C:2015:377, point 48).

43

S’agissant de l’interprétation de la notion de « danger pour l’ordre public », visée à l’article 7, paragraphe 4, de la directive 2008/115, la Cour a jugé que cette notion suppose, en tout état de cause, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, l’existence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société (arrêt du 11 juin 2015, Zh. et O., C‑554/13, EU:C:2015:377, point 60).

44

Quant à la notion de « sécurité publique », il ressort de la jurisprudence de la Cour que cette notion couvre la sécurité intérieure d’un État membre et sa sécurité extérieure et que, partant, l’atteinte au fonctionnement des institutions et des services publics essentiels ainsi que la survie de la population, de même que le risque d’une perturbation grave des relations extérieures ou de la coexistence pacifique des peuples, ou encore l’atteinte aux intérêts militaires, peuvent affecter la sécurité publique (arrêt du 15 février 2016, N., C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, point 66).

45

Or, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 77 de ses conclusions, l’exigence d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société, pour fonder la réduction ou la suppression du délai de départ volontaire du ressortissant d’un pays tiers au titre de l’article 7, paragraphe 4, de la directive 2008/115, s’impose a fortiori pour justifier l’exécution de la rétention à des fins d’éloignement dans un établissement pénitentiaire, en application de l’article 16, paragraphe 1, seconde phrase, de la directive 2008/115.

46

Ainsi, une atteinte à l’ordre public ou à la sécurité publique ne saurait justifier le placement d’un ressortissant de pays tiers en rétention à des fins d’éloignement dans un établissement pénitentiaire en application de l’article 16, paragraphe 1, seconde phrase, de la directive 2008/115 qu’à la condition que son comportement individuel représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société ou la sécurité intérieure ou extérieure de l’État membre concerné (voir, en ce sens, arrêt du 15 février 2016, N., C‑601/15 PPU, EU:C:2016:84, point 67).

47

Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si ces conditions sont réunies dans l’affaire au principal.

48

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115 doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale permettant le placement d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier en rétention dans un établissement pénitentiaire à des fins d’éloignement, séparé des prisonniers de droit commun, au motif qu’il représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société ou la sécurité intérieure ou extérieure de l’État membre concerné.

Sur les dépens

49

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit :

 

L’article 16, paragraphe 1, de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 décembre 2008, relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale permettant le placement d’un ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier en rétention dans un établissement pénitentiaire à des fins d’éloignement, séparé des prisonniers de droit commun, au motif qu’il représente une menace réelle, actuelle et suffisamment grave affectant un intérêt fondamental de la société ou la sécurité intérieure ou extérieure de l’État membre concerné.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : l’allemand.

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