CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 18 mai 2017 ( 1 )

Affaire C‑340/16

Landeskrankenanstalten-Betriebsgesellschaft – KABEG

contre

Mutuelles du Mans Assurances IARD SA (MMA IARD)

[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche)]

« Renvoi préjudiciel – Compétence judiciaire en matière d’assurances – Notion de “matière d’assurances” et de “personne lésée” – Action directe intentée par la personne lésée contre l’assureur – Subrogation de l’employeur, un établissement de droit public, dans les droits d’un employé contre l’assureur, fondée sur la cession légale des droits de la victime d’un accident de voiture »

I. Introduction

1.

Un cycliste, qui vit et travaille en Autriche, a été blessé lors d’un accident de la circulation qui s’est produit en Italie. Il a dû prendre un congé de maladie. Son employeur, un établissement de droit public du secteur de la santé établi en Autriche, a maintenu le paiement de sa rémunération pendant le congé de maladie, conformément à l’obligation légale qui incombe aux employeurs en vertu du droit autrichien. L’assureur de la responsabilité civile de la conductrice est établi en France. L’employeur demande à cet assureur de lui rembourser un montant correspondant à la rémunération payée au cycliste. À cette fin, il a intenté en Autriche une action judiciaire à l’encontre de l’assureur.

2.

Pour saisir les juridictions autrichiennes, l’employeur s’est fondé sur un chef de compétence spécial en matière d’assurances prévu par le règlement (CE) no 44/2001 ( 2 ). Ce chef de compétence permet, en principe, à une personne lésée d’intenter une action contre un assureur devant les juridictions du for de son propre domicile. Ce forum actoris propre aux assurances a pour objectif de protéger la partie la plus faible.

3.

Dans ce contexte factuel et juridique, la juridiction de renvoi, l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche), nourrit des doutes sur le point de savoir s’il y a lieu de qualifier l’employeur de partie plus faible qu’il importe de protéger par la règle de compétence spéciale du forum actoris propre aux assurances prévue par le règlement no 44/2001. Ces doutes légitimes mettent en lumière ce qui constitue le véritable enjeu de cette affaire : la Cour est invitée à préciser les conditions dans lesquelles le forum actoris spécial prévu par le règlement no 44/2001 peut être transmis à une personne qui a été subrogée dans les actions de la personne initialement ou directement lésée.

II. Le cadre juridique

A. Le droit de l’Union

1.   Le règlement no 44/2001

4.

Les considérants 11 à 13 de ce règlement indiquent ce qui suit :

« 11.

Les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement. […]

12.

Le for du domicile du défendeur doit être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter une bonne administration de la justice.

13.

S’agissant des contrats d’assurance, de consommation et de travail, il est opportun de protéger la partie la plus faible au moyen de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales. »

5.

L’article 2, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 dispose que, « [s]ous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre ».

6.

L’article 3, paragraphe 1, du même règlement prévoit que « [l]es personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre ne peuvent être attraites devant les tribunaux d’un autre État membre qu’en vertu des règles énoncées aux sections 2 à 7 du présent chapitre ».

7.

En vertu de l’article 8 du règlement no 44/2001, en matière d’assurances, la compétence des juridictions est régie par le chapitre II, section 3, dudit règlement.

8.

Les règles prévues à l’article 9, paragraphe 1, de ce même règlement prévoient qu’un assureur domicilié sur le territoire d’un État membre peut être attrait :

« a)

devant les tribunaux de l’État membre où il a son domicile, ou

b)

dans un autre État membre, en cas d’actions intentées par le preneur d’assurance, l’assuré ou un bénéficiaire, devant le tribunal du lieu où le demandeur a son domicile […] ».

9.

L’article 11, paragraphe 2, prévoit que « [l]es dispositions des articles 8, 9 et 10 sont applicables en cas d’action directe intentée par la victime contre l’assureur, lorsque l’action directe est possible ».

10.

Par souci d’exhaustivité, j’ajouterai que le règlement no 44/2001 a été abrogé par le règlement (UE) no 1215/2012 lequel est applicable depuis le 10 janvier 2015 ( 3 ). La procédure ayant été engagée avant cette date, le règlement no 44/2001 reste applicable à la présente affaire.

B. Le droit autrichien

11.

Au niveau fédéral, l’article 1358 de l’Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch (code civil général autrichien) ( 4 ) est libellé comme suit : « Quiconque paye au profit d’une tierce personne une dette dont il est redevable personnellement ou sur des biens déterminés est subrogé dans les droits du créancier et est en droit de réclamer du débiteur le remboursement de la dette payée. […] »

12.

En outre, l’article 67, paragraphe 1, du Versicherungsvertragsgesetz (loi sur le contrat d’assurance) prévoit que, lorsque le preneur d’assurance dispose d’une action en réparation à l’égard d’un tiers, l’assureur est subrogé dans cette action dans la mesure où il répare le dommage subi par l’assuré ( 5 ).

13.

Au niveau local, dans l’État fédéré de Carinthie (Autriche), l’article 2, paragraphe 1, du Kärntner Landeskrankenanstalten-Betriebsgesetz ( 6 ) (loi sur la gestion des établissements de soins de l’État fédéré de Carinthie) confère le statut d’établissement de droit public à la Landeskrankenanstalten-Betriebsgesellschaft (KABEG) (ci–après la « requérante »). Conformément à l’article 3 de cette même loi, la KABEG a pour mission de gérer les établissements de soins de l’État fédéré en tant qu’établissements de soins publics de l’État fédéré. Elle accomplit ses missions dans l’intérêt général et n’a pas de but lucratif.

III. Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

14.

La KABEG est un établissement de droit public qui exploite des établissements de soins. Elle a son siège à Klagenfurt am Wörthersee (Autriche).

15.

Un employé de la requérante (ci-après le « cycliste ») a subi diverses blessures lors d’un accident de la circulation qui s’est produit le 26 mars 2011 en Italie. Au moment de l’accident, le cycliste travaillait et résidait en Autriche.

16.

La conductrice de la voiture, dont il était allégué qu’elle avait causé l’accident, possédait une assurance de la responsabilité civile auprès des Mutuelles du Mans Assurances IARD SA (ci-après la « défenderesse »), une entreprise d’assurances établie en France.

17.

La requérante a intenté une action contre la défenderesse devant le Landesgericht Klagenfurt (tribunal régional de Klagenfurt, Autriche). Elle considère que la conductrice de la voiture était seule responsable de l’accident et réclame à la défenderesse la réparation d’un dommage s’élevant à 15505,64 euros, à majorer des intérêts et des dépens.

18.

Comme le lui impose la législation autrichienne, la requérante a maintenu le paiement de la rémunération du cycliste (son employé) lorsque ce dernier était en congé de maladie en raison des blessures subies lors de l’accident de la circulation. En vertu du droit autrichien, la requérante est subrogée dans le droit à réparation du cycliste. Elle considère que la rémunération payée au cycliste durant le congé de maladie constitue un dommage et qu’elle-même est subrogée dans le droit du cycliste à en demander réparation à la défenderesse.

19.

La requérante fait également valoir la compétence internationale du Landesgericht Klagenfurt (tribunal régional de Klagenfurt) pour connaître de l’affaire. Elle fonde cette position sur l’article 9, paragraphe 1, sous b), lu en combinaison avec l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 : l’assureur peut être attrait en justice dans un autre État membre que celui où il a son domicile (en l’espèce, en France) si l’action est intentée devant les tribunaux du lieu où le demandeur a son domicile (en l’espèce, en Autriche). La requérante a également attiré l’attention sur le fait que la même juridiction avait déjà admis sa compétence dans l’action parallèle intentée par le cycliste contre l’assureur.

20.

La défenderesse a contesté la compétence internationale de la juridiction autrichienne. Elle a insisté sur l’objectif poursuivi par les règles de compétence spéciales en matière d’assurances, à savoir la protection de la partie plus faible. Selon elle, la requérante n’est pas une partie plus faible et n’a dès lors pas droit à cette protection.

21.

Le Landesgericht Klagenfurt (tribunal régional de Klagenfurt) s’est déclaré compétent, et a considéré, qu’indépendamment de sa taille, la requérante peut être qualifiée de partie plus faible dès lors qu’elle n’est que subrogée dans l’action de l’employé.

22.

Saisi en appel par la défenderesse, l’Oberlandesgericht Graz (tribunal régional supérieur de Graz, Autriche) a réformé la décision de première instance et rejeté le recours initial, en concluant à l’absence de compétence internationale. Il a considéré que la requérante ne pouvait pas être qualifiée de partie plus faible.

23.

La requérante a saisi la juridiction de renvoi, l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) d’un recours contre cette décision. Cette juridiction estime qu’il est nécessaire de préciser plusieurs dispositions du chapitre II, section 3, du règlement no 44/2001 pour déterminer si le litige dont elle est saisie constitue une affaire en matière d’assurances. Elle cherche également à établir si la requérante peut être considérée comme une personne lésée qui peut se fonder sur la règle du forum actoris en matière d’assurances que prévoit l’article 9, paragraphe 1, sous b), lu conjointement avec l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001.

24.

C’est dans ce contexte que l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

L’action d’un employeur national ayant pour objet la réparation du préjudice qu’il subit par ricochet en raison du maintien du paiement de la rémunération de son employé résidant sur le territoire national constitue‑t‑elle une action “en matière d’assurances” au sens de l’article 8 du règlement no 44/2001, lorsque :

a)

l’employé a été blessé lors d’un accident de la circulation qui a eu lieu dans un État membre (la République italienne),

b)

l’action est dirigée contre l’assureur de la responsabilité civile, établi dans un autre État membre (la République française), du véhicule de l’auteur du dommage, et

c)

l’employeur est un établissement de droit public ayant une personnalité morale propre ?

2)

Si la première question appelle une réponse affirmative :

L’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001, lu en combinaison avec l’article 11, paragraphe 2, dudit règlement, doit-il être interprété en ce sens que l’employeur maintenant le paiement de la rémunération peut, en qualité de “victime”, attraire l’assureur de la responsabilité civile du véhicule de l’auteur du dommage devant la juridiction du lieu dans lequel l’employeur est établi, lorsque l’action directe est possible ? »

25.

La requérante, la défenderesse, le gouvernement italien et la Commission européenne ont présenté à la Cour des observations écrites.

IV. Appréciation

26.

La juridiction de renvoi cherche à déterminer si l’action d’un employeur qui a maintenu le paiement de la rémunération d’un employé lorsque ce dernier était en congé de maladie (à la suite de blessures subies lors d’un accident de la circulation) et qui demande réparation d’un préjudice correspondant à cette rémunération constitue une action « en matière d’assurances » au sens du règlement no 44/2001 (première question). Si cette première question appelle une réponse affirmative, la juridiction de renvoi demande également si un tel employeur peut être qualifié de « personne lésée» ( *1 ) et se fonder sur le forum actoris en matière d’assurances lorsqu’il attrait l’assureur de la responsabilité civile de la conductrice devant un tribunal (seconde question).

27.

Je répondrai « oui » à ces deux questions. Pour expliquer cette position, tout d’abord j’analyserai brièvement la notion de « matière d’assurances » (sous A). Ensuite j’examinerai si, et dans quelles conditions, une personne subrogée dans une action en matière d’assurances peut être qualifiée de « personne lésée » et se fonder sur le forum actoris en matière d’assurances (sous B).

28.

À titre de remarque liminaire concernant la terminologie employée dans l’ensemble des développements qui suivent, je souhaite souligner que dans les présentes conclusions, j’utilise le terme « subrogation » d’une manière générale et neutre comme faisant plus généralement référence à tout type de « substitution » juridique ( 7 ). Ce terme vise simplement la situation d’une personne qui prend la place d’une autre pour faire valoir des droits ou remplir des obligations.

A. Sur les matières liées aux assurances

29.

Conformément à l’article 8 du règlement no 44/2001, le chapitre II, section 3, dudit règlement prévoit des règles de compétence spéciales en matière d’assurances. Ces règles permettent au preneur d’assurance, à l’assuré, au bénéficiaire et à la personne lésée d’attraire un assureur en justice devant les tribunaux de l’État membre et du lieu où ces parties sont respectivement domiciliées. L’assureur, en revanche, ne dispose que d’une seule possibilité : saisir les tribunaux de l’État du domicile du défendeur ( 8 ).

30.

Le règlement no 44/2001 ne définit toutefois pas la notion d’« assurance ». Ni l’instrument juridique qui l’a précédé (la convention de Bruxelles ( 9 )) ni celui qui lui a succédé (le règlement no 1215/2012 ( 10 )) ne l’ont fait.

31.

Je partage l’avis de la Commission qui considère qu’il convient d’interpréter la notion de « matière d’assurances » de manière autonome et uniforme afin d’assurer, dans la mesure du possible, l’égalité et l’uniformité des droits et des obligations qui découlent de ce règlement pour les États membres et les personnes intéressées ( 11 ).

32.

Néanmoins, mis à part cette observation générale, il semble en effet qu’il n’existe pas de définition de la notion de « matière d’assurances » propre au droit de l’Union. Jusqu’à présent, la jurisprudence de la Cour a fourni dans ce domaine deux types d’indications casuistiques, par inclusion (en donnant des exemples explicites de ce que recouvre cette notion) et par exclusion (ce qu’elle ne recouvre pas).

33.

Du côté de l’inclusion, la Cour a observé, par référence à la convention de Bruxelles qui est libellée de manière similaire, que les règles de compétence en matière d’assurances s’appliquent explicitement à certains types particuliers de contrats d’assurances, tel l’assurance obligatoire, l’assurance de responsabilité, l’assurance portant sur un immeuble ou l’assurance maritime et aérienne ( 12 ).

34.

Du côté de l’exclusion, l’article 1er, paragraphe 2, sous c), exclut clairement les matières relatives à la sécurité sociale du champ d’application du règlement no 44/2001. On pourrait ajouter que cette exclusion est appliquée dans la mesure où une action donnée ne relève pas de la notion de « matière civile ou commerciale » qui délimite l’applicabilité du règlement no 44/2001 dans son ensemble ( 13 ).

35.

La Cour a en outre exclu les questions de « réassurance » du champ des règles de compétence spéciales en matière d’assurances, car ce qui est devenu depuis lors le chapitre II, section 3, du règlement no 44/2001 ne mentionne pas la réassurance. La Cour a cependant également limité cette exclusion aux relations entre deux professionnels qui exercent leur activité dans le secteur des assurances. Elle a considéré que les règles de procédure « trouvent en revanche pleinement à s’appliquer lorsque, en vertu de la [législation applicable], le preneur d’assurance, l’assuré ou le bénéficiaire d’un contrat d’assurance disposent de la faculté de s’adresser directement au réassureur éventuel de l’assureur pour faire valoir à son encontre leurs droits au titre dudit contrat », étant donné que ce demandeur se trouverait dans une position de faiblesse par rapport au réassureur ( 14 ).

36.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire ou sage de tenter de donner une définition générale et exhaustive de ce qu’est une « matière d’assurances » ni, partant, de ce qu’est une « assurance ». Cette question peut être laissée à la doctrine. Un élément ressort toutefois de la jurisprudence analysée, qui est naturellement liée à la logique du régime de la convention de Bruxelles et des règlements qui lui ont succédé : en ce qui concerne la compétence internationale, la détermination de ce qu’est une « matière d’assurances » se fonde principalement sur le titre. La détermination des droits et devoirs résultant du rapport d’assurance constitue-t-elle la raison pour laquelle l’action est engagée contre un défendeur spécifique (en d’autres termes, la cause du recours) ? Si tel est le cas, il y a lieu de considérer qu’il s’agit d’une affaire en matière d’assurances.

37.

Dans le contexte du chapitre II, section 3, du règlement no 44/2001, une « matière d’assurances » porte dès lors simplement sur la détermination des droits et obligations d’une des parties visées à l’article 9, paragraphe 1, sous b), et à l’article 11, paragraphe 2, dans la mesure où ces droits et devoirs sont censés découler d’un rapport d’assurance.

38.

On pourrait ajouter que cette conclusion n’est pas modifiée par le fait que la raison d’être et les racines historiques des obligations survenant dans le cadre de l’assurance de responsabilité peuvent être, à un niveau très général, liées au concept de responsabilité extracontractuelle de l’auteur initial du dommage à laquelle l’assurance de ce dernier est censée se substituer et qu’elle est présumée couvrir ( 15 ).

39.

Dès lors, à titre de première conclusion intermédiaire, je considère que dans le cadre de la détermination de la juridiction compétente, l’objet d’une action relève de la notion de « matière d’assurances » au sens du chapitre II, section 3, du règlement no 44/2001 s’il concerne les droits et obligations découlant d’un rapport d’assurance, à l’exception des questions portant sur la sécurité sociale conformément à l’article 1er, paragraphe 2, sous c), du même règlement.

40.

En l’espèce, il ressort de la décision de renvoi que dans le litige au principal l’action est fondée sur un contrat d’assurance qui lie l’auteur initial du dommage à son assureur, plutôt que sur la responsabilité extracontractuelle présumée de la personne responsable de l’accident. En d’autres termes, dans la procédure au principal, la défenderesse est attraite en justice en raison de son obligation présumée découlant du contrat d’assurance qu’elle a conclu avec l’auteur du dommage ( 16 ).

B. Sur la transmission du forum actoris à un subrogé

41.

La seconde question posée par la juridiction de renvoi porte sur le point de savoir si la requérante peut, en qualité de personne lésée, se fonder sur le forum actoris prévu à l’article 11, paragraphe 2, lu conjointement avec l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001 et intenter une action directe (comme le permet le droit applicable ( 17 )) contre l’assureur de la responsabilité civile de la personne qui est présumée responsable de l’accident de la circulation.

42.

Cette question demande d’examiner, tout d’abord, si la requérante relève de la notion de « personne lésée » (sous 1). Comme la réponse à cette question est, selon moi, affirmative, la discussion qui suit porte essentiellement sur les conditions dans lesquelles le forum actoris en matière d’assurances est transmis au subrogé (sous 2).

1.  Sur la notion de « personne lésée » et le forum actoris

43.

Comme l’a indiqué la Cour, les règles de compétence du chapitre II, section 3, du règlement no 44/2001 établissent « un système autonome de répartition des compétences juridictionnelles en matière d’assurance » dont l’objectif est de « protéger la partie la plus faible au moyen de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales ». Ces règles sont inspirées par un souci de protection de personnes qui, le plus souvent, doivent faire face à un contrat prédéterminé dont les clauses ne sont plus négociables, ce qui leur confère le statut de « partie plus faible» ( 18 ).

44.

La protection résultant des règles de compétence en matière d’assurances ne devrait dès lors pas être étendue à des personnes pour lesquelles cette protection ne se justifie pas ( 19 ).

45.

On pourrait tirer une analogie limitée du souci de protection similaire qui inspire également les règles de compétence relatives aux travailleurs et aux consommateurs ( 20 ). Ces règles spéciales dérogent également à la règle générale fondée sur le domicile du défendeur ( 21 ).

46.

On peut considérer que tous ces domaines particuliers ont ceci de commun qu’ils sont censés constituer des exceptions aux règles de compétence générales. En tant que tels, ils ne sauraient donner lieu à une interprétation allant au-delà des hypothèses envisagées de manière explicite par le règlement ( 22 ).

47.

Il convient toutefois de garder à l’esprit qu’à la différence des matières relatives aux travailleurs et aux consommateurs, en matière d’assurances, la notion de « partie plus faible » est définie assez largement. Elle inclut quatre catégories de personnes : le preneur d’assurance, l’assuré, le bénéficiaire et la personne lésée. En réalité, ces parties peuvent être des entités assez fortes sur les plans économique et juridique. Ce qui précède découle de la formulation large des dispositions du règlement no 44/2001 en matière d’assurances et des types d’assurances qu’elles décrivent.

48.

Dès lors, contrairement à ce qui est prévu pour les consommateurs, les personnes protégées conformément au chapitre II, section 3, du règlement no 44/2001 ne concluent pas nécessairement le contrat d’assurance en question pour un usage étranger à leur activité professionnelle. Il y a lieu de tenir compte de ce fait et de cette particularité de la compétence spéciale visée au chapitre II, section 3, dudit règlement dans l’interprétation de la notion de « personne lésée ».

49.

En outre, l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001 confère le forum actoris à chacune des parties qu’il énumère, à savoir le preneur d’assurance, le bénéficiaire et l’assuré. Il s’agit d’un changement et d’un renforcement de la protection conformément à la convention de Bruxelles ( 23 ).

50.

Dans l’arrêt du 13 décembre 2007, FBTO Schadeverzekeringen (C‑463/06, EU:C:2007:792), la Cour a précisé que la personne lésée dispose également d’un forum actoris propre. Ce for ne dépend pas de ceux des parties visées à l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001. Bien qu’elle soit visée distinctement à l’article 11, paragraphe 2, dudit règlement, la personne lésée peut donc intenter une action dans l’État membre de son domicile ( 24 ).

51.

Enfin, la Cour a considéré que la référence à l’article 9, entre autres, qui est faite à l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 a pour objectif d’ajouter les personnes lésées à la liste de demandeurs figurant à l’article 9, paragraphe 1, sous b), de ce règlement sans limiter la catégorie des personnes lésées aux personnes ayant directement subi un dommage. Pour illustrer ce point, la Cour cite l’exemple des héritiers des victimes ( 25 ).

52.

Il résulte du raisonnement exposé dans le présent titre qu’une personne indirectement lésée peut également invoquer le forum actoris prévu à l’article 9, paragraphe 1, sous b), auquel renvoie l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001. Cette personne dispose d’un forum actoris propre, fondé sur son domicile. Selon moi, la jurisprudence de la Cour permet donc de qualifier de « personnes lésées » tant les personnes qui subissent un dommage direct que celles qui subissent un dommage indirect.

53.

La dernière, et d’une certaine manière la principale, question à examiner est celle de savoir si un subrogé, tel que la requérante, peut être qualifié de personne indirectement lésée et s’il peut invoquer le forum actoris en matière d’assurances.

2.   Sur la transmission du forum actoris à un subrogé

54.

La question essentielle que soulève la présente affaire est celle de savoir dans quelles conditions, ou plutôt dans quelles limites, le for spécifique prévu à l’article 9, paragraphe 1, sous b), et à l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 peut être transmis à une entité qui est subrogée dans les droits de la personne directement lésée.

55.

Cette question a été examinée dans l’arrêt Vorarlberger [sous a)]. Le critère de faisabilité développé dans cet arrêt suscite cependant quelques interrogations, comme le montre la présente affaire [sous b)]. J’aimerais dès lors suggérer à la Cour de saisir cette occasion pour préciser l’approche Vorarlberger Gebietskrankenkasse [sous c)].

(a)   Sur l’arrêt Vorarlberger Gebietskrankenkasse

56.

Dans l’arrêt Vorarlberger Gebietskrankenkasse, la Cour a considéré qu’un organisme de sécurité sociale, cessionnaire légal des droits de la personne directement lésée dans un accident de voiture, ne peut pas invoquer la règle spéciale du forum actoris visée à l’article 11, paragraphe 2, lu conjointement avec l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001 ( 26 ).

57.

L’affaire Vorarlberger Gebietskrankenkasse faisait suite à un accident de la route qui s’était produit en Allemagne. La victime avait été indemnisée par son organisme de sécurité sociale, lequel était établi en Autriche. Cet organisme avait intenté en Autriche une action contre l’assureur allemand de la personne responsable de l’accident. Il se fondait sur le renvoi à l’article 9 effectué à l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 et affirmait être subrogé dans les droits de la personne directement lésée.

58.

La Cour a toutefois considéré qu’il n’était pas possible de se fonder sur cet élément. Elle observe qu’en l’espèce, il n’a pas été soutenu qu’un organisme de sécurité sociale, comme celui en cause dans cette affaire, serait une partie économiquement plus faible et juridiquement moins expérimentée qu’un assureur de responsabilité civile, tel que l’assureur en cause ( 27 ).

59.

Le raisonnement suivi par la Cour dans l’arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561), suggérait que la possibilité d’appliquer les règles protectrices du chapitre II, section 3, du règlement no 44/2001 dépend du rapport concret entre les forces juridiques et économiques des parties au litige, lequel rapport devrait être déterminé sur la base des faits de chaque situation individuelle.

60.

Cette approche ne fait pas l’unanimité. Bien qu’elle vise indubitablement à réaliser l’objectif poursuivi par le règlement no 44/2001 de protéger la partie plus faible, il se pourrait qu’elle ne permette pas d’assurer le niveau nécessaire de prévisibilité des règles de compétence applicables. Ces préoccupations sont également présentes, en l’espèce, dans la décision de renvoi. Je vais à présent les examiner.

(b)   Sur les limites de l’approche Vorarlberger Gebietskrankenkasse

61.

En premier lieu, comme l’indique la juridiction de renvoi, dans l’arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561), la Cour ne donne pas d’indications sur les critères concrets permettant de déterminer la faiblesse relative de la position du cessionnaire légal faisant face au défendeur. Il est assez difficile de déterminer si une partie est « économiquement plus faible et juridiquement moins expérimentée » que le défendeur assureur de la responsabilité civile, surtout lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’un employeur de droit public qui est subrogé.

62.

En deuxième lieu, la juridiction de renvoi souligne la grande variété des entités qui pourraient devoir faire l’objet d’une telle analyse concrète. L’éventail des demandeurs peut aller du « petit » entrepreneur individuel aux grandes entreprises, aux établissements de droit public ou aux collectivités locales, en passant par les entreprises moyennes organisées sous forme de sociétés. J’ajouterais qu’il faudra évaluer la force juridique et économique respective des demandeurs spécifiques comparée à celle des assureurs « étrangers » établis dans un autre État membre. Cela amène la difficulté supplémentaire de l’appréciation de formes juridiques et de questions factuelles relevant d’un système juridique différent de celui du tribunal appelé à en décider.

63.

En troisième lieu, le critère visé dans l’arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561), soulève une question plus profonde sur la prévisibilité de son résultat dans certains cas. Si l’on se rappelle la réelle raison d’être de ce critère, il y a lieu de garder à l’esprit que les questions qui sont examinées ici doivent être traitées au moment de la détermination de la compétence internationale et non lors de la décision sur le fond. Ainsi, est-il vraiment approprié de demander aux juridictions nationales d’entreprendre un examen factuel et contextuel laborieux afin de déterminer une compétence, ce qui, en règle générale, devrait être fait aussi rapidement et directement que possible ?

64.

Ces considérations m’amènent à suggérer à la Cour d’apporter les précisions suivantes à l’approche Vorarlberger Gebietskrankenkasse.

(c)   Sur les précisions à l’approche Vorarlberger Gebietskrankenkasse

65.

Tout d’abord, les précisions apportées à la transmission du forum actoris dans ce contexte devraient avoir pour but de réconcilier la logique de la partie plus faible du chapitre II, section 3, du règlement no 44/2001 avec l’objectif d’assurer un haut degré de prévisibilité aux règles de compétence ( 28 ). Ensuite, l’objectif de bonne administration de la justice ( 29 ) plaide contre toute nouvelle multiplication des fors. Le subrogé devrait dès lors, dans la mesure du possible, se trouver dans la même juridiction que la personne dans les droits de laquelle il est subrogé. Après tout, c’est là la logique même de la subrogation des actions. Il s’agit de droits dérivés.

66.

Selon moi, ces objectifs sont très mal servis par ce qui apparaît comme une appréciation essentiellement fragmentée, individualisée et extrêmement contextuelle des caractéristiques et de l’expérience économiques et juridiques de chaque demandeur et sa comparaison avec la force juridique et économique d’un assureur particulier. Ils seraient peut-être mieux servis par une approche fondée sur les caractéristiques objectives du type de relation à l’origine de la subrogation et sur la raison pour laquelle le subrogé a pris la place de la personne directement lésée. Pour le reste, le critère ne devrait pas tenir compte de la personne individuelle, ni nécessiter d’appréciation contextuelle de la force juridique et économique, des connaissances ou de l’expérience.

67.

Je proposerai donc que la subrogation dans les droits de la personne directement lésée entraîne la transmission du for à tout subrogé, qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales, sauf si i) le subrogé est lui-même un professionnel du secteur des assurances, auquel le droit de recours a été transféré en raison d’un rapport d’assurance préalablement conclu avec la personne directement lésée (que ce transfert résulte de la loi ou d’un contrat d’assurance ( 30 )), ou si ii) le subrogé est une entité régulièrement impliquée dans le règlement, commercial ou autre, de sinistres en matière d’assurances, qui a volontairement accepté d’intenter l’action en réparation dans le cadre de son activité professionnelle.

68.

Dans la suite des présentes conclusions, j’expliquerai le critère proposé en examinant les paramètres pertinents qui devraient encadrer l’examen de la question de savoir quand le forum actoris est transmis à une personne qui revendique une action en réparation dérivée en matière d’assurances [sous i)]. J’examinerai par la suite les avantages que présente l’approche proposée [sous ii)]. Pour terminer, je l’appliquerai à la présente affaire [sous iii)].

(i) Sur les paramètres

69.

En premier lieu, l’élément clé permettant de distinguer parmi les personnes indirectement lésées celles qui peuvent et celles qui ne peuvent pas se fonder sur le forum actoris en matière d’assurances est l’existence d’un rapport d’assurance entre le subrogé et la personne directement lésée. La question essentielle est donc la suivante : pour quelle raison (ou quelle cause juridique, quel titre) le subrogé a‑t‑il payé les sommes en cause à la personne directement lésée ? Si la raison en est l’existence d’un rapport d’assurance, de quelque sorte que ce soit ( 31 ), le subrogé agit en qualité de professionnel du secteur des assurances. Il doit dès lors être exclu du bénéfice du forum actoris.

70.

En deuxième lieu, j’aimerais également suggérer qu’il est sans importance que le rapport d’assurance spécifique entre la personne directement lésée et le subrogé ait été conclu en raison d’un engagement de droit privé (comme un contrat d’assurance privé) ou d’une obligation de droit public (parce que l’obligation de s’assurer résulte d’une obligation légale, ou parce que le droit public prévoit lui-même directement l’assurance obligatoire, pour autant, dans ce dernier cas, que la clause d’exclusion relative à la sécurité sociale énoncée à l’article 2, paragraphe 1, sous c), du règlement no°44/2001 soit respectée ( 32 )). Le principal point commun aux deux situations est qu’en fin de compte, le subrogé demandant réparation du dommage à l’assureur est un autre professionnel actif dans le secteur.

71.

En troisième lieu, en poursuivant et en étendant la même logique, la même exclusion devrait également s’appliquer au demandeur lorsqu’il agit dans le cadre d’une activité professionnelle de règlement de sinistres. En d’autres termes, une personne subrogée dans les droits de la personne directement lésée en vertu d’une cession du droit de recours en matière d’assurances qui intervient dans le cadre de son activité professionnelle, généralement sur une base contractuelle, ne devrait pas bénéficier de la protection du forum actoris. Il ne se justifierait pas de recourir au forum actoris en matière d’assurances dans ce cadre ( 33 ).

72.

En résumé, le titre juridique qui a conduit le subrogé à remplacer la personne directement lésée constitue l’élément clé. Le subrogé peut se prévaloir du forum actoris en matière d’assurances, sauf si le titre sur lequel il se fonde découle d’un contrat d’assurance ou d’un accord à caractère professionnel par lequel la personne directement lésée et le subrogé conviennent de la cession du droit d’obtenir réparation.

(ii) Sur les avantages de la clarification proposée

73.

Je considère que l’approche que je viens de détailler pourrait fournir un critère plus prévisible et acceptable pour au moins trois raisons.

74.

En premier lieu, adhérer à une évaluation plus objective, fondée sur le titre, de la position de la partie indirectement lésée en vue de déterminer si cette partie peut s’appuyer sur le forum actoris en matière d’assurances constituerait une solution plus acceptable dans le cadre de la détermination de la compétence internationale des juridictions. Il ne serait pas nécessaire de se lancer dans une analyse des forces relatives des parties au litige. Leur statut professionnel, formel, et le titre en vertu duquel elles sont subrogées dans le droit de recours seraient suffisants en termes de connaissances nécessaires.

75.

En deuxième lieu, le critère proposé présenterait cet autre avantage qu’il serait global et concernerait tant les personnes physiques que les personnes morales. Il faut rappeler que le texte du règlement no 44/2001 est neutre à cet égard ( 34 ). Lorsque, dans l’arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561), elle évoque le maintien de la possibilité pour les héritiers de se fonder sur les règles de compétence spéciales en matière d’assurances, la Cour n’établit pas de distinction entre les personnes physiques et les personnes morales. Je n’aperçois aucune raison d’exclure les personnes morales d’une telle possibilité dans la mesure où, en vertu du droit applicable, elles ont la capacité d’hériter. De manière générale, et comme l’indique en substance le gouvernement italien, il est probable qu’un certain nombre de personnes bénéficiant des fors spéciaux en matière d’assurances soient des personnes morales.

76.

En troisième lieu, le critère proposé est également plus susceptible de permettre de traiter dans le même for des demandes liées quant au fond, et d’ainsi limiter la fragmentation du litige. Ce fait pourrait être illustré dans la présente affaire.

77.

La procédure principale a été introduite par le cycliste, en qualité de personne directement lésée devant le Landesgericht Klagenfurt (tribunal régional de Klagenfurt), probablement la juridiction de son domicile. En appliquant le critère proposé, la requérante aura accès à la même juridiction nationale parce qu’elle semble être établie dans le ressort de cette juridiction.

78.

Si, contrairement à ma suggestion, le forum actoris en matière d’assurances est refusé à la requérante, cette dernière sera obligée d’introduire une procédure dans l’État membre où est établi l’assureur de responsabilité civile (en France) ou devant les juridictions de l’État membre dans lequel s’est produit l’accident de la circulation (en Italie).

79.

Donc, lorsque le subrogé et la personne directement lésée sont domiciliés dans le même État membre, s’ils décident d’invoquer la règle du forum actoris, l’approche suggérée présente l’avantage d’éviter la multiplication des fors en qui concerne la compétence internationale.

80.

Néanmoins, je n’irais pas jusqu’à suggérer que le subrogé a l’obligation de suivre le choix de compétence effectué par la personne directement lésée et de saisir la même juridiction que cette dernière, et ce principalement pour trois raisons.

81.

Premièrement, l’article 9, paragraphe 1, sous b), et l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 font déjà état d’une multiplicité de chefs de compétence. Conformément à ces dispositions et à la lumière de l’interprétation donnée par la Cour en ce qui concerne la seconde disposition, le preneur d’assurance, le bénéficiaire, l’assuré et la personne lésée disposent chacun d’un forum actoris distinct fondé sur leur domicile. Toutefois, malgré la multiplicité existante, le texte du règlement no 44/2001 ne prévoit aucune « obligation de suivre » en vue de la réduire. C’est pourquoi, dans ce cadre législatif, je vois peu de raisons (et de fondement textuel) pour que la Cour établisse une telle obligation pour le seul subrogé.

82.

Deuxièmement, la formulation de l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001 pourrait suggérer que cette disposition ne prévoit pas seulement la règle de compétence internationale mais aussi la règle de compétence nationale (du lieu, et non de l’État membre, où le demandeur a son domicile). Dès lors, une « obligation de suivre » qui forcerait le subrogé à introduire une action exactement devant la même juridiction que celle à laquelle peut s’adresser la personne directement lésée pourrait obliger le premier à entamer une action devant une juridiction hors du ressort de son domicile.

83.

Troisièmement, l’obligation de suivre pourrait être fortement dépendante de la chronologie des événements dans chaque affaire, et plus spécifiquement de la décision de la personne directement lésée d’intenter un recours et du moment de le faire. Néanmoins que se passerait-il si le subrogé était le premier à intenter une action ? La personne directement lésée serait-elle alors tenue de suivre le choix du subrogé ? Si ce n’était pas le cas, la règle de cohérence disparaîtrait. Si c’était le cas, toute la logique du recours, qui est la « subrogation », se trouverait inversée. La règle obligeant à « suivre l’autre partie lésée » ne pourrait donc être mise en œuvre que dans un sens ; le subrogé suivrait la personne directement lésée mais le contraire ne serait pas vrai. De plus, elle ne s’appliquerait que si la personne directement lésée intentait son recours « à temps », c’est-à-dire avant que le subrogé ne le fasse.

84.

Quoi qu’il en soit, le fait que la mise en œuvre d’une règle qui pourrait être instaurée au nom de la cohérence puisse engendrer de telles incohérences internes m’amène à conclure qu’une telle règle ne serait pas judicieuse.

(iii) Sur la présente affaire

85.

Dans la présente affaire, il semblerait, et il appartient en définitive à la juridiction de renvoi de le vérifier, que le maintien du paiement de la rémunération imposé par la législation nationale et le transfert légal du dommage en résultant à la requérante constituent les motifs à l’origine de l’action de cette dernière. Le motif (le titre) de la subrogation semble donc être le contrat de travail et les règles légales applicables. Il n’existe pas de rapport d’assurance, de quelque sorte que ce soit, entre la requérante et le cycliste.

86.

Dès lors, la requérante ne semble relever d’aucune des deux exceptions, présentées au point 67 des présentes conclusions, qui excluraient la transmission du forum actoris.

87.

Dans un souci de clarté, j’ajouterai également qu’en général, il est possible d’imaginer des situations marginales, telles qu’une action intentée par un employeur qui est lui-même une entreprise d’assurances. Toutefois, la cause (ou le titre) de la transmission du droit de recours ou d’une partie de celui-ci à l’entreprise d’assurances serait non pas un contrat d’assurance, mais, comme c’est le cas dans la procédure au principal, le fait que la personne lésée est un de ses employés. Le forum actoris serait-il transmis dans une telle situation ?

88.

La réponse est affirmative. À nouveau, conformément aux clarifications proposées dans les présentes conclusions, l’élément décisif serait le titre juridique spécifique à l’origine du recours d’un tel assureur-employeur. Dans cette hypothèse, le droit de recours aurait été transmis à l’employeur non pas parce qu’il aurait agi en qualité de professionnel du secteur de l’assurance, mais parce qu’un de ses employés a été blessé et que lui-même a été légalement subrogé dans les droits de cet employé.

89.

Je reconnais volontiers que l’approche proposée dans les présentes conclusions pourrait être perçue comme trop inclusive dans certaines situations, comme celle qui est évoquée dans les présentes conclusions. Cela s’explique par le fait qu’elle peut accorder le bénéfice du forum actoris en matière d’assurances à des entités économiquement sûres et/ou juridiquement expérimentées qui, de fait, n’ont besoin d’aucune protection. Néanmoins, tout bien considéré, je continue à penser que la « surinclusion » occasionnelle de certaines entités est une solution plus raisonnable qu’une analyse au cas par cas du rapport de force des parties, analyse qui pose problème dans la pratique.

V. Conclusion

90.

Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche) :

1)

Une action, telle que celle en cause dans l’affaire au principal, intentée dans un État membre par un employeur demandant la réparation du préjudice qu’il subit par ricochet en raison du maintien du paiement de la rémunération de son employé à l’encontre de l’assureur de la responsabilité civile domicilié dans un autre État membre en raison du préjudice causé par un véhicule assuré par cet assureur constitue une action « en matière d’assurances » au sens de l’article 8 du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale.

2)

Une personne, telle qu’un établissement de droit public agissant en qualité d’employeur, établie dans un État membre, peut se fonder, en qualité de personne lésée, sur la règle prévue à l’article 9, paragraphe 1, sous b), et à l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 pour attraire directement en justice l’assureur de la personne responsable d’un accident de la circulation (si la législation nationale concernée le permet) lorsque les droits qu’elle invoque résultent d’un préjudice qui lui a été transmis, à savoir le maintien du paiement de la rémunération de l’employé qui a été blessé dans l’accident de la circulation :

si l’existence d’un rapport d’assurance entre l’auteur du dommage et son assureur est à l’origine de l’introduction du recours ; et

pour autant que le demandeur n’ait pas été subrogé dans le recours :

i)

en raison de l’existence d’un rapport d’assurance entre le demandeur et la personne directement lésée ; ou

ii)

parce qu’il intente le recours dans le cadre d’une activité professionnelle.


( 1 ) Langue originale : l’anglais.

( 2 ) Règlement du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).

( 3 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).

( 4 ) Loi du 1er juin 1811, JGS no 946/1811.

( 5 ) Loi du 2 décembre 1958, telle que modifiée (BGBl. 1959/2).

( 6 ) Loi du 25 février 1993, telle que modifiée (BGBl 1993/44).

( *1 ) Dans les présentes conclusions, l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001 est interprété comme visant la personne lésée, conformément à la jurisprudence de la Cour (voir arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse, C‑347/08, EU:C:2009:561, point 28).

( 7 ) Je reviens ainsi au terme latin « surrogare », qui signifie simplement « substituer » (voir, notamment, Lewis, C. T., et Short, C., A Latin Dictionary, Oxford University Press, Oxford, 1996, p. 1818). Lorsqu’il est employé dans ce sens général, aucune distinction n’est faite selon que la subrogation intervient sur une base légale ou conventionnelle, ni selon qu’elle est partielle ou totale.

( 8 ) Arrêt du 26 mai 2005, GIE Réunion européenne e.a. (C‑77/04, EU:C:2005:327, point 17 ainsi que jurisprudence citée).

( 9 ) Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (JO 1978, L 304, p. 36) (ci-après la « convention de Bruxelles »).

( 10 ) Voir note en bas de page 3.

( 11 ) Voir, par analogie (en ce qui concerne la notion de « matière civile et commerciale »), arrêt du 9 mars 2017, Pula Parking (C‑551/15, EU:C:2017:193, point 33 et jurisprudence citée). Voir, en ce qui concerne la nécessité d’interpréter la convention de Bruxelles de manière autonome, arrêt du 15 janvier 2004, Blijdenstein (C‑433/01, EU:C:2004:21, point 24 et jurisprudence citée).

( 12 ) Arrêt du 13 juillet 2000, Group Josi (C‑412/98, EU:C:2000:399, point 62). Voir articles 10, 13 et 14 du règlement no 44/2001.

( 13 ) L’article 1er, paragraphe 2, sous c), du règlement no 44/2001 dispose que « [s]ont exclus de son application : […] la sécurité sociale ». Voir, sur le champ d’application de la disposition correspondante de la convention de Bruxelles, arrêts du 14 novembre 2002, Baten (C‑271/00, EU:C:2002:656, point 37), et du 15 janvier 2004, Blijdenstein (C‑433/01, EU:C:2004:21, point 21).

( 14 ) Arrêt du 13 juillet 2000, Group Josi (C‑412/98, EU:C:2000:399, point 75).

( 15 ) Il convient de rappeler que ce raisonnement, qui est apparu initialement dans certains courants de doctrine juridique avant d’être examiné dans une affaire portée devant le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) [voir décision de renvoi du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) du 26 septembre 2006, VI ZR 200/05], n’a été suivi ni par la juridiction allemande ni en fin de compte par la Cour lorsque celle-ci a été saisie de l’affaire à titre préjudiciel (voir arrêt du 13 décembre 2007, FBTO Schadeverzekeringen, C‑463/06, EU:C:2007:792, point 30).

( 16 ) Naturellement la question de savoir si le contrat d’assurance sur lequel elle se fonde couvre cette action est une autre question, qui relève du fond de l’affaire et non de la détermination de la compétence internationale.

( 17 ) Voir, dans le contexte de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs, considérant 30 et article 18 de la directive 2009/103/CE du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, concernant l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs et le contrôle de l’obligation d’assurer cette responsabilité (JO 2009, L 263, p. 11, ci–après la « directive sur l’assurance automobile consolidée » ou « directive consolidée ») qui concernent un tel droit d’action directe des personnes lésées.

( 18 ) Considérant 13 du règlement no 44/2001. Voir arrêts du 14 juillet 1983, Gerling Konzern Speziale Kreditversicherung e.a. (201/82, EU:C:1983:217, point 17) ; du 13 juillet 2000, Group Josi (C‑412/98, EU:C:2000:399, point 64) ; du 12 mai 2005, Société financière et industrielle du Peloux (C‑112/03, EU:C:2005:280, point 37), ainsi que du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561, point 40 et jurisprudence citée).

( 19 ) Arrêts du 13 juillet 2000, Group Josi (C‑412/98, EU:C:2000:399, point 65 et jurisprudence citée), ainsi que du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561, point 41).

( 20 ) Voir chapitre II, sections 4 et 5, du règlement no 44/2001.

( 21 ) Article 2, paragraphe 1, du règlement no 44/2001.

( 22 ) Arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561, point 39 et jurisprudence citée).

( 23 ) Arrêt du 13 décembre 2007, FBTO Schadeverzekeringen (C‑463/06, EU:C:2007:792, point 28, in fine). L’article 8 de la convention de Bruxelles disposait comme suit : « [l]’assureur domicilié sur le territoire d’un État contractant peut être attrait : [1)] devant les tribunaux de l’État où il a son domicile, [ou 2)] dans un autre État contractant, devant le tribunal du lieu où est domicilié le preneur d’assurance […] ».

( 24 ) Arrêt du 13 décembre 2007, FBTO Schadeverzekeringen (C‑463/06, EU:C:2007:792, points 26 et 31).

( 25 ) Arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561, point 44).

( 26 ) Arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561, point 47).

( 27 ) Arrêt du 17 septembre 2009, Vorarlberger Gebietskrankenkasse (C‑347/08, EU:C:2009:561, point 42).

( 28 ) Considérant 11 du règlement no 44/2001. Voir arrêt du 14 juillet 2016, Granarolo (C‑196/15, EU:C:2016:559, point 16 et jurisprudence citée).

( 29 ) Considérant 12 du règlement no 44/2001.

( 30 ) Par souci de clarté, je rappellerai, comme il a été mentionné au point 34 des présentes conclusions, qu’une action en matière de sécurité sociale au sens de l’article 1er, paragraphe 2, sous c), du règlement no 44/2001 est exclue ratione materiae dès lors qu’elle ne relèverait pas du champ d’application de ce règlement.

( 31 ) Comme il a été indiqué dans les présentes conclusions, une telle lecture large englobera également la réassurance, dans la mesure où le demandeur dispose d’un titre lui permettant d’intenter un recours contre le réassureur de l’assureur. Voir arrêt du 13 juillet 2000, Group Josi (C‑412/98, EU:C:2000:399, point 75).

( 32 ) Auquel cas, à nouveau, il ne s’agirait pas d’une matière d’assurances : voir point 34 des présentes conclusions.

( 33 ) Voir, par analogie, arrêt du 19 janvier 1993, Shearson Lehman Hutton (C‑89/91, EU:C:1993:15, point 24). Dans cet arrêt, la Cour a conclu que « la convention de Bruxelles doit être interprétée en ce sens que le demandeur, qui agit dans l’exercice de son activité professionnelle et qui n’est, dès lors, pas lui-même le consommateur, partie à l’un des contrats énumérés […] ne peut pas bénéficier des règles de compétence spéciales prévues par la convention en matière de contrats conclus par les consommateurs ».

( 34 ) Afin d’illustrer ce point dans le contexte de l’assurance automobile, voir notamment décision de l’Oberlandesgericht Celle (tribunal régional supérieur de Celle, Allemagne) du 27 février 2008 (14 U 211/06), dans laquelle cette juridiction admet que des personnes morales relèvent de la notion de « personne lésée » au sens de l’article 11, paragraphe 2, du règlement no 44/2001. Cette décision se référait à la directive 72/166/CEE du Conseil, du 24 avril 1972, concernant le rapprochement des législations des États membres relatives à l’assurance de la responsabilité civile résultant de la circulation de véhicules automoteurs, et au contrôle de l’obligation d’assurer cette responsabilité (JO 1972, L 103, p. 1) (remplacée par la directive consolidée évoquée dans les présentes conclusions, voir note en bas de page 17), qui définit la « personne lésée » comme « toute personne ayant droit à la réparation du dommage causé par des véhicules ». La juridiction nationale a également indiqué que l’article 4 de cette même directive (désormais l’article 5 de la directive consolidée) fait référence tant aux personnes physiques qu’aux personnes morales. Dans une autre affaire allemande, l’Oberlandesgericht Frankfurt am Main (tribunal régional supérieur de Francfort-sur-le-Main, Allemagne) (décision du 23 juin 2014, 16 U 224/13) a qualifié une société de crédit-bail de « personne lésée » lorsque cette dernière a attrait une entreprise d’assurances en justice. La juridiction nationale a considéré que la requérante ne possédait pas la même expérience en matière d’assurances. Voir notamment, en ce qui concerne l’affirmation générale selon laquelle les personnes morales peuvent se fonder sur les fors en matière d’assurances des personnes lésées, Staudinger, A., et Czaplinski, P., « Verkehrsopferschutz im Lichte der Rom I-, Rom II- sowie Brüssel I-Verordnung », NJW, 2009, p. 2249 et suiv.