Affaire C-316/05

Nokia Corp.

contre

Joacim Wärdell

(demande de décision préjudicielle, introduite par le Högsta domstolen)

«Marque communautaire — Article 98, paragraphe 1, du règlement (CE) nº 40/94 — Actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon — Obligation pour un tribunal des marques communautaires de rendre une ordonnance interdisant à un tiers de poursuivre de tels actes — Notion de 'raisons particulières' de ne pas prononcer une telle interdiction — Obligation pour un tribunal des marques communautaires de prendre des mesures propres à garantir le respect d'une telle interdiction — Législation nationale édictant une interdiction générale des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon assortie de sanctions pénales»

Conclusions de l'avocat général Mme E. Sharpston, présentées le 13 juillet 2006 

Arrêt de la Cour (première chambre) du 14 décembre 2006 

Sommaire de l'arrêt

1.     Marque communautaire — Litiges en matière de contrefaçon et de validité des marques communautaires — Sanctions en cas de contrefaçon ou de menace de contrefaçon — Obligations des tribunaux des marques communautaires

(Règlement du Conseil nº 40/94, art. 98)

2.     Marque communautaire — Litiges en matière de contrefaçon et de validité des marques communautaires — Sanctions en cas de contrefaçon ou de menace de contrefaçon — Obligations des tribunaux des marques communautaires

(Règlement du Conseil nº 40/94, art. 98)

3.     Marque communautaire — Litiges en matière de contrefaçon et de validité des marques communautaires — Sanctions en cas de contrefaçon ou de menace de contrefaçon — Obligations des tribunaux des marques communautaires

(Règlement du Conseil nº 40/94, art. 98)

1.     La notion de «raisons particulières» dispensant un tribunal des marques communautaires de l'obligation de rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, figurant à l'article 98, paragraphe 1, première phrase, du règlement nº 40/94 sur la marque communautaire, doit recevoir une interprétation uniforme dans l'ordre juridique communautaire.

En effet, si ladite notion devait être interprétée différemment dans les différents États membres, les mêmes circonstances pourraient donner lieu à des interdictions de poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon dans certains États et pas dans d'autres, de sorte que la protection garantie aux marques communautaires ne serait pas uniforme sur tout le territoire de la Communauté.

(cf. points 27-28)

2.     En tant que dérogation à l'obligation de rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, incombant aux tribunaux des marques communautaires conformément à l'article 98, paragraphe 1, première phrase, du règlement nº 40/94 sur la marque communautaire, la notion de «raisons particulières de ne pas agir de la sorte» doit être interprétée restrictivement. En outre, ladite notion se rapporte à des circonstances de fait propres à une espèce donnée.

Il s'ensuit que l'article 98, paragraphe 1, du règlement nº 40/94 sur la marque communautaire doit être interprété en ce sens que le seul fait que le risque que les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d'une marque communautaire se poursuivent n'est pas manifeste ou demeure d'une quelconque manière limité ne constitue pas une raison particulière, pour un tribunal des marques communautaires, de ne pas rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre ces actes et qu'il en va de même de la circonstance que la loi nationale comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu'elle soit intentionnelle ou qu'elle résulte d'une négligence grave.

(cf. points 30, 36, 38, 45, disp. 1-2)

3.     L'article 98, paragraphe 1, du règlement nº 40/94 sur la marque communautaire doit être interprété en ce sens qu'un tribunal des marques communautaires qui a rendu une ordonnance interdisant au défendeur la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d'une marque communautaire a l'obligation de prendre, conformément à la loi nationale, les mesures propres à garantir le respect de cette interdiction, même si cette loi comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu'elle soit intentionnelle ou qu'elle résulte d'une négligence grave.

À cet égard, ledit tribunal a l'obligation de prendre, parmi les mesures prévues dans la loi nationale, celles qui sont propres à garantir le respect de cette interdiction, même si ces mesures ne pourraient pas, en vertu de cette loi, être prises en cas de contrefaçon analogue d'une marque nationale. En effet, en instituant une obligation absolue, à la charge des tribunaux des marques communautaires, de prendre de telles mesures lorsqu'ils rendent une ordonnance interdisant la poursuite d'actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, le législateur communautaire a exclu que le droit national d'un État membre subordonne le prononcé desdites mesures au respect de conditions supplémentaires.

(cf. points 53, 58, 62, disp. 3-4)




ARRÊT DE LA COUR (première chambre)

14 décembre 2006(*)

«Marque communautaire – Article 98, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 40/94 – Actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon – Obligation pour un tribunal des marques communautaires de rendre une ordonnance interdisant à un tiers de poursuivre de tels actes – Notion de ‘raisons particulières’ de ne pas prononcer une telle interdiction – Obligation pour un tribunal des marques communautaires de prendre des mesures propres à garantir le respect d’une telle interdiction – Législation nationale édictant une interdiction générale des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon assortie de sanctions pénales»

Dans l’affaire C-316/05,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par le Högsta domstolen (Suède), par décision du 9 août 2005, parvenue à la Cour le 16 août 2005, dans la procédure

Nokia Corp.

contre

Joacim Wärdell,

LA COUR (première chambre),

composée de M. P. Jann, président de chambre, MM. K. Lenaerts, E. Juhász, K. Schiemann et M. Ilešič (rapporteur), juges,

avocat général: Mme E. Sharpston,

greffier: M. R. Grass,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées:

–       pour Nokia Corp., par Me H. Wistam, advokat,

–       pour M. Wärdell, par Me B. Stanghed, advokat,

–       pour la République française, par MM. G. de Bergues et J.-C. Niollet, en qualité d’agents,

–       pour la Commission des Communautés européennes, par MM. W. Wils et K. Simonsson, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 13 juillet 2006,

rend le présent

Arrêt

1       La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 98, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire (JO 1994, L 11, p. 1, ci-après le «règlement»).

 Le cadre juridique

 La réglementation communautaire

2       L’article 9 du règlement, intitulé «Droit conféré par la marque communautaire», dispose:

«1.      La marque communautaire confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires:

a)      d’un signe identique à la marque communautaire pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée;

[…]

2.      Il peut notamment être interdit, si les conditions énoncées au paragraphe 1 sont remplies:

a)      d’apposer le signe sur les produits ou sur leur conditionnement;

[…]

c)      d’importer ou d’exporter les produits sous le signe;

[…]»

3       L’article 14 du règlement, intitulé «Application complémentaire du droit national en matière de contrefaçon», précise:

«1.      Les effets de la marque communautaire sont exclusivement déterminés par les dispositions du présent règlement. Par ailleurs, les atteintes à une marque communautaire sont régies par le droit national concernant les atteintes à une marque nationale conformément aux dispositions du titre X.

[…]

3.      Les règles de procédure applicables sont déterminées conformément aux dispositions du titre X.»

4       Le titre X du règlement, intitulé «Compétence et procédure concernant les actions en justice relatives aux marques communautaires», comprend les articles 90 à 104.

5       Conformément aux articles 91, paragraphe 1, et 92, sous a), du règlement, les États membres désignent sur leurs territoires des juridictions nationales de première et de deuxième instance, dénommées «tribunaux des marques communautaires», auxquelles est attribuée une compétence exclusive pour toutes les actions en contrefaçon et – si la loi nationale les admet – en menace de contrefaçon d’une marque communautaire.

6       L’article 97 du règlement prévoit:

«1.      Les tribunaux des marques communautaires appliquent les dispositions du présent règlement.

2.      Pour toutes les questions qui n’entrent pas dans le champ d’application du présent règlement, le tribunal des marques communautaires applique son droit national, y compris son droit international privé.

3.      À moins que le présent règlement n’en dispose autrement, le tribunal des marques communautaires applique les règles de procédure applicables au même type d’actions relatives à une marque nationale dans l’État membre sur le territoire duquel ce tribunal est situé.»

7       L’article 98 du règlement dispose:

«1.      Lorsqu’un tribunal des marques communautaires constate que le défendeur a contrefait ou menacé de contrefaire une marque communautaire, il rend, sauf s’il y a des raisons particulières de ne pas agir de la sorte, une ordonnance lui interdisant de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon. Il prend également, conformément à la loi nationale, les mesures propres à garantir le respect de cette interdiction.

2.      Par ailleurs, le tribunal des marques communautaires applique la loi de l’État membre, y compris son droit international privé, dans lequel les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon ont été commis.»

 La réglementation suédoise

8       En vertu de l’article 4 de la loi (1960:644) relative aux marques (varumärkeslagen, ci-après la «loi relative aux marques»), le droit d’apposer un signe distinctif sur ses marchandises implique que personne d’autre que le titulaire du signe ne peut, dans la vie des affaires, utiliser comme signe pour ses marchandises des mentions pouvant créer une confusion, que ces marchandises soient fournies ou destinées à être fournies dans le pays ou à l’étranger ou qu’elles soient importées.

9       L’article 37 de la loi relative aux marques édicte des peines pouvant être infligées en cas de contrefaçon, que celle-ci soit intentionnelle ou due à une négligence grave.

10     L’article 37.a de la loi relative aux marques prévoit qu’une juridiction peut, sur demande du titulaire de la marque, interdire sous peine d’amende au contrefacteur de poursuivre les actes de contrefaçon. La juridiction de renvoi a indiqué que cette disposition est facultative.

11     L’article 66 de la loi relative aux marques dispose, d’une part, que l’article 37 de cette loi est applicable en cas de contrefaçon d’une marque communautaire. Il précise, d’autre part, que l’article 37.a de la même loi est applicable dans la mesure où le règlement n’en dispose pas autrement.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

12     Nokia Corp. (ci-après «Nokia») est titulaire de la marque verbale Nokia, enregistrée à la fois comme marque nationale suédoise et comme marque communautaire pour, notamment, les produits «téléphones mobiles et leurs accessoires».

13     En 2002, M. Wärdell a importé des Philippines des «flash stickers». Il s’agit d’autocollants destinés à être apposés sur des téléphones portables et contenant une diode électroluminescente qui clignote lorsque le téléphone sonne.

14     À l’occasion d’un contrôle douanier, il est apparu qu’une partie de ces «flash stickers» portaient la marque Nokia, apposée soit sur le produit lui-même, soit sur l’emballage. M. Wärdell a indiqué qu’il s’agissait d’une erreur de livraison commise, à son insu, par le fournisseur.

15     Alléguant que M. Wärdell s’était rendu coupable de contrefaçon, Nokia a assigné ce dernier devant le Stockholms tingsrätt aux fins de lui interdire, sous peine d’amende, d’utiliser dans ses activités commerciales des signes susceptibles de créer une confusion avec la marque suédoise et communautaire Nokia.

16     Le tingsrätt a jugé que la contrefaçon était établie. M. Wärdell ayant indiqué qu’il envisageait d’importer d’autres «flash stickers», cette juridiction a considéré qu’il existait un risque de réitération d’actes de contrefaçon et a prononcé à son encontre l’interdiction sous peine d’amende sollicitée.

17     Sur appel de M. Wärdell, le Svea hovrätt a jugé à la fois que ce dernier avait commis un acte de contrefaçon et qu’il existait un risque qu’il puisse à l’avenir se rendre coupable des mêmes actes à l’égard des marques détenues par Nokia. Toutefois, constatant que M. Wärdell n’avait jamais commis de tels actes auparavant et qu’il ne pouvait lui être reproché que de la négligence, cette juridiction a considéré qu’il n’y avait pas lieu de lui infliger une interdiction sous peine d’amende.

18     Nokia s’est alors pourvue devant le Högsta domstolen. Elle fait valoir que le seul fait que M. Wärdell a objectivement violé son droit de marque est suffisant pour le condamner à une interdiction sous peine d’amende.

19     C’est dans ces conditions que le Högsta domstolen a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      La notion de ‘raisons particulières’ visée à l’article 98, paragraphe 1, première phrase, du règlement (CE) n° 40/94[...] doit-elle être interprétée en ce sens que, si une juridiction reconnaît le défendeur coupable d’actes de contrefaçon d’une marque communautaire, elle peut, quelles que soient les circonstances au demeurant, s’abstenir de prononcer une interdiction spécifique de poursuivre les actes de contrefaçon si elle juge que le risque que ces actes perdurent n’est pas manifeste ou que ce risque demeure, d’une quelconque manière, limité?

2)      Cette notion doit-elle être comprise en ce sens que, si une juridiction reconnaît le défendeur coupable d’actes de contrefaçon d’une marque communautaire, elle peut, même en l’absence d’un motif d’abstention comme celui mentionné à la première question, s’abstenir de prononcer une telle interdiction au motif que la poursuite des actes de contrefaçon est clairement couverte par une interdiction générale de la contrefaçon prévue par la législation nationale et que le défendeur peut se voir infliger une sanction pénale en cas de poursuite des actes délictueux, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave?

3)      En cas de réponse négative à la deuxième question, y a-t-il lieu dans ce cas d’adopter des mesures particulières, en assortissant par exemple l’interdiction d’une amende, afin de garantir le respect de cette interdiction, malgré le fait que la poursuite des actes de contrefaçon soit clairement couverte par une interdiction légale générale de la contrefaçon prévue par la législation nationale et que le défendeur puisse se voir infliger une sanction pénale en cas de poursuite des actes délictueux, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave?

4)      En cas de réponse positive à la troisième question, cela s’applique-t-il également dans le cas où les conditions pour prendre de telles mesures particulières en cas de contrefaçon analogue d’une marque nationale ne semblent pas remplies?»

 Sur la première question

20     Par sa première question, la juridiction de renvoi demande si l’article 98, paragraphe 1, du règlement doit être interprété en ce sens que le seul fait que le risque que les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire se poursuivent n’est pas manifeste ou demeure d’une quelconque manière limité constitue une raison particulière, pour un tribunal des marques communautaires, de ne pas rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre ces actes.

21     Il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit communautaire que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit communautaire qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute la Communauté, une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte du contexte de la disposition et de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause (voir, notamment, arrêts du 18 janvier 1984, Ekro, 327/82, Rec. p. 107, point 11; du 19 septembre 2000, Linster, C‑287/98, Rec. p. I‑6917, point 43, et du 17 mars 2005, Feron, C‑170/03, Rec. p. I‑2299, point 26).

22     Tel est le cas s’agissant des termes «raisons particulières» figurant à l’article 98, paragraphe 1, première phrase, du règlement.

23     Certes, l’article 14, paragraphe 1, du règlement dispose que «les atteintes à une marque communautaire sont régies par le droit national concernant les atteintes à une marque nationale conformément aux dispositions du titre X».

24     Toutefois, d’une part, ce renvoi aux droits nationaux des États membres n’exclut pas la fixation, par le législateur communautaire, d’un certain nombre de règles régissant de façon uniforme la question des atteintes aux marques communautaires, ainsi que l’indique la précision «conformément aux dispositions du titre X».

25     D’autre part, ainsi qu’il résulte de son deuxième considérant, le régime communautaire des marques instauré par le règlement vise notamment à conférer aux entreprises «le droit d’acquérir […] des marques communautaires qui jouissent d’une protection uniforme et produisent leurs effets sur tout le territoire de la Communauté».

26     Il est essentiel, aux fins de la protection des marques communautaires, de faire respecter l’interdiction de la contrefaçon desdites marques.

27     Or, si la notion de «raisons particulières» devait être interprétée différemment dans les différents États membres, les mêmes circonstances pourraient donner lieu à des interdictions de poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon dans certains États et pas dans d’autres. Dès lors, la protection garantie aux marques communautaires ne serait pas uniforme sur tout le territoire de la Communauté.

28     La notion de «raisons particulières» doit donc recevoir une interprétation uniforme dans l’ordre juridique communautaire.

29     À cet égard, il convient de constater, en premier lieu, que, dans les différentes versions linguistiques, l’article 98, paragraphe 1, première phrase, du règlement est rédigé en des termes impératifs (voir, notamment, en espagnol, «dictará providencia para prohibirle», en allemand, «verbietet», en anglais, «shall […] issue an order prohibiting», en français, «rend […] une ordonnance lui interdisant», en italien, «emette un’ordinanza vietandogli» et, en néerlandais, «verbiedt»).

30     Il s’ensuit que, en principe, le tribunal des marques communautaires doit rendre une ordonnance interdisant la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon et, partant, que la notion de «raisons particulières de ne pas agir de la sorte» – qui, ainsi qu’il ressort clairement du libellé de la même disposition, constitue une dérogation à cette obligation (voir, notamment, en espagnol, «[n]o habiendo», en allemand, «sofern […] nicht [...] entgegenstehen», en anglais, «unless there are», en français, «sauf s’il y a», en italien, «a meno que esistano» et, en néerlandais, «tenzij er […] zijn»),– doit être interprétée restrictivement.

31     En deuxième lieu, l’article 98, paragraphe 1, du règlement constitue une disposition essentielle aux fins d’atteindre l’objectif, poursuivi par le règlement, d’une protection des marques communautaires dans la Communauté. 

32     Or, ainsi que l’a souligné Mme l’avocat général au point 24 de ses conclusions, si le prononcé d’une interdiction de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire était subordonné à l’existence d’un risque manifeste ou non limité de réitération de tels actes, le demandeur serait vraisemblablement tenu de rapporter la preuve de ce risque. Une telle preuve relative aux agissements potentiels du défendeur dans l’avenir serait difficile à rapporter pour le demandeur et risquerait de priver d’effet le droit exclusif que lui confère sa marque communautaire.

33     En troisième lieu, ainsi qu’il a été souligné au point 25 du présent arrêt, la protection des marques communautaires doit être uniforme sur tout le territoire de la Communauté.

34     Or, une interprétation selon laquelle le prononcé d’une interdiction de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire serait subordonné à l’existence d’un risque manifeste ou non limité de réitération de tels actes par le défendeur aurait pour conséquence que l’étendue de la protection de cette marque varierait d’un tribunal à l’autre, voire d’une procédure à l’autre, selon l’appréciation qui serait faite de ce risque.

35     Les considérations qui précèdent ne s’opposent évidemment pas à ce qu’un tribunal des marques communautaires ne prononce pas une telle interdiction lorsqu’il constate que la poursuite par le défendeur des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon est désormais impossible. Tel serait notamment le cas si, postérieurement à la commission desdits actes, une demande était introduite à l’encontre du titulaire de la marque contrefaite et aboutissait à la déchéance de ses droits.

36     Il y a donc lieu de répondre à la première question que l’article 98, paragraphe 1, du règlement doit être interprété en ce sens que le seul fait que le risque que les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire se poursuivent n’est pas manifeste ou demeure d’une quelconque manière limité ne constitue pas une raison particulière, pour un tribunal des marques communautaires, de ne pas rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre ces actes.

 Sur la deuxième question

37     Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 98, paragraphe 1, du règlement doit être interprété en ce sens que la circonstance que la loi nationale comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave, constitue une raison particulière, pour un tribunal des marques communautaires, de ne pas rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre ces actes.

38     En premier lieu, ainsi qu’il résulte du choix des termes employés par le législateur communautaire dans la première phrase de l’article 98, paragraphe 1, du règlement (voir, notamment, en espagnol, «razones especiales», en allemand, «besondere Gründe», en anglais, «special reasons», en français, «raisons particulières», en italien, «motivi particolari» et, en néerlandais, «speciale redenen»), la notion de «raisons particulières» se rapporte à des circonstances de fait propres à une espèce donnée.

39     Or, la circonstance que la législation d’un État membre prévoit une interdiction générale de la contrefaçon ainsi que la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon ne saurait être considérée comme étant propre à chacun des recours en contrefaçon ou en menace de contrefaçon soumis aux tribunaux des marques communautaires de cet État.

40     De surcroît, en vertu des articles 44, paragraphe 1, et 61 de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (accord ADPIC – en langue anglaise «TRIPs» –), qui figure à l’annexe 1 C de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce (accord OMC), approuvé au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994 (JO L 336, p. 1), tous les États membres sont tenus de prévoir des sanctions civiles et pénales, y compris l’interdiction, aux atteintes aux droits de propriété intellectuelle. L’existence de telles sanctions en droit national ne saurait donc, a fortiori, constituer une raison particulière au sens de l’article 98, paragraphe 1, première phrase, du règlement.

41     En deuxième lieu, si la circonstance que la législation d’un État membre prévoit une interdiction générale de la contrefaçon ainsi que la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon devait être considérée comme une raison particulière, au sens de l’article 98, paragraphe 1, première phrase, du règlement, l’application du principe – énoncé à cette disposition – selon lequel les tribunaux des marques communautaires doivent, sauf exception, rendre une ordonnance interdisant la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, serait fonction du contenu du droit national applicable.

42     En effet, les tribunaux des marques communautaires d’un État membre dont la législation nationale prévoit une interdiction générale de la contrefaçon ainsi que la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite de tels actes seraient alors systématiquement dispensés de rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre les actes incriminés, sans même avoir égard aux spécificités factuelles de chaque affaire, et, partant, l’article 98, paragraphe 1, du règlement serait privé de tout effet sur le territoire de cet État.

43     Une telle conséquence serait incompatible tant avec le principe de primauté du droit communautaire qu’avec les exigences de son application uniforme.

44     En dernier lieu, comme le relèvent Nokia et le gouvernement français, ainsi que Mme l’avocat général aux points 33 et 34 de ses conclusions, l’existence, dans le droit national applicable, d’une interdiction générale des actes de contrefaçon et l’éventualité d’une sanction pénale en cas de poursuite de tels actes n’ont pas le même effet dissuasif qu’une interdiction spécifique faite au défendeur de poursuivre ces actes, assortie de mesures propres à en garantir le respect, déjà prononcée par une décision de justice exécutoire. Partant, le droit du titulaire de la marque contrefaite ne saurait être protégé de façon comparable en l’absence d’une telle interdiction spécifique.

45     Il convient donc de répondre à la deuxième question que l’article 98, paragraphe 1, du règlement doit être interprété en ce sens que la circonstance que la loi nationale comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave, ne constitue pas une raison particulière, pour un tribunal des marques communautaires, de ne pas rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre ces actes.

 Sur la troisième question

46     Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 98, paragraphe 1, du règlement doit être interprété en ce sens qu’un tribunal des marques communautaires qui a rendu une ordonnance interdisant au défendeur la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire a l’obligation de prendre, conformément à la loi nationale, les mesures propres à garantir le respect de cette interdiction, même si cette loi comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave.

47     À cet égard, il y a lieu de souligner, d’une part, que la seconde phrase de l’article 98, paragraphe 1, du règlement est rédigée en termes impératifs (voir, notamment, en espagnol, «adoptará las medidas», en allemand, «trifft […] die […] Maßnahmen», en anglais, «shall […] take […] measures», en français, «prend […] les mesures», en italien, «[p]rende le misure» et, en néerlandais, «treft […] maatregelen»).

48     D’autre part, contrairement à l’obligation de rendre une ordonnance interdisant la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon – prévue à la première phrase de l’article 98, paragraphe 1, du règlement –, qui est assortie d’une dérogation en cas de «raisons particulières», l’obligation d’assortir cette interdiction de mesures propres à en assurer le respect – prévue à la seconde phrase de la même disposition – ne souffre aucune exception.

49     Il s’ensuit que, dès lors que le tribunal des marques communautaires d’un État membre a rendu une ordonnance interdisant la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, il a l’obligation de prendre, parmi les mesures prévues dans la législation de cet État membre, celles qui sont propres à garantir le respect de ladite interdiction.

50     Une telle interprétation est en outre conforme à l’objectif poursuivi par l’article 98, paragraphe 1, du règlement, qui est de protéger le droit conféré par la marque communautaire.

51     Ainsi qu’il ressort de la réponse à la seconde question, la circonstance que la législation nationale applicable comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave, ne dispense pas un tribunal des marques communautaires de rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre ces actes.

52     Dès lors, cette même circonstance ne le dispense pas davantage de prendre, conformément au droit national, les mesures propres à garantir le respect de cette interdiction.

53     Il convient donc de répondre à la troisième question que l’article 98, paragraphe 1, du règlement doit être interprété en ce sens qu’un tribunal des marques communautaires qui a rendu une ordonnance interdisant au défendeur la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire a l’obligation de prendre, conformément à la loi nationale, les mesures propres à garantir le respect de cette interdiction, même si cette loi comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave.

 Sur la quatrième question

54     Par sa quatrième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 98, paragraphe 1, du règlement doit être interprété en ce sens qu’un tribunal des marques communautaires qui a rendu une ordonnance interdisant au défendeur la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire a l’obligation de prendre, conformément à la loi nationale, les mesures propres à garantir le respect de cette interdiction, lorsque ces mesures ne pourraient pas, en vertu de cette loi, être prises en cas de contrefaçon analogue d’une marque nationale.

55     Il ressort des réponses aux deuxième et troisième questions que le législateur communautaire a instauré l’obligation, pour les tribunaux des marques communautaires, d’une part, d’interdire, sauf raisons particulières, la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire et, d’autre part, de prendre des mesures propres à garantir le respect de cette interdiction.

56     Aux termes de l’article 14, paragraphe 1, du règlement, «les atteintes à une marque communautaire sont régies par le droit national concernant les atteintes à une marque nationale conformément aux dispositions du titre X [du règlement]».

57     C’est ainsi que la nature des mesures visées à l’article 98, paragraphe 1, seconde phrase, du règlement est déterminée par la loi nationale de l’État membre du tribunal des marques communautaires saisi du recours, ainsi qu’il découle du renvoi exprès à cette loi opéré par ladite disposition. À cet égard, comme l’a souligné Mme l’avocat général au point 42 de ses conclusions, il incombe aux États membres de prévoir dans leur droit national des mesures efficaces aux fins de prévenir la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire.

58     En revanche, en instituant une obligation absolue, à la charge des tribunaux des marques communautaires, de prendre de telles mesures lorsqu’ils rendent une ordonnance interdisant la poursuite d’actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, le législateur communautaire a exclu que le droit national d’un État membre subordonne le prononcé desdites mesures au respect de conditions supplémentaires.

59     Dès lors, il y a lieu d’interpréter l’article 98, paragraphe 1, seconde phrase, du règlement en ce sens qu’il ne renvoie pas à la loi nationale pour ce qui est des conditions de mise en œuvre des mesures prévues dans ladite loi qui sont propres à garantir le respect de l’interdiction de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire, mais exige que ces mesures soient prononcées aussitôt qu’a été rendue une ordonnance d’interdiction de poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon. Il s’ensuit notamment que les tribunaux des marques communautaires sont tenus de prendre de telles mesures sans avoir égard aux conditions requises pour leur mise en œuvre par la loi nationale applicable.

60     Si tel n’était pas le cas, l’objectif visé par l’article 98, paragraphe 1, du règlement, qui est de protéger de façon uniforme sur tout le territoire de la Communauté le droit conféré par la marque communautaire contre le risque de contrefaçon, ne serait pas atteint. En effet, une interdiction de poursuivre les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon qui ne serait pas assortie de mesures propres à en garantir le respect serait, dans une large mesure, dépourvue d’effet dissuasif.

61     Il est donc indifférent a fortiori que, dans des circonstances de fait équivalentes, la loi nationale ne permette pas aux juridictions nationales d’assortir de telles mesures une interdiction de poursuivre des actes de contrefaçon d’une marque nationale. Il y a lieu de rappeler, à cet égard, que la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1), a certes harmonisé le contenu des droits conférés par les marques nationales, mais pas les actions en justice destinées à faire respecter ces droits par les tiers.

62     Il convient donc de répondre à la quatrième question que l’article 98, paragraphe 1, du règlement doit être interprété en ce sens qu’un tribunal des marques communautaires qui a rendu une ordonnance interdisant au défendeur la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire a l’obligation de prendre, parmi les mesures prévues dans la loi nationale, celles qui sont propres à garantir le respect de cette interdiction, même si ces mesures ne pourraient pas, en vertu de cette loi, être prises en cas de contrefaçon analogue d’une marque nationale.

 Sur les dépens

63     La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) dit pour droit:

1)      L’article 98, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 40/94 du Conseil, du 20 décembre 1993, sur la marque communautaire, doit être interprété en ce sens que le seul fait que le risque que les actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire se poursuivent n’est pas manifeste ou demeure d’une quelconque manière limité ne constitue pas une raison particulière, pour un tribunal des marques communautaires, de ne pas rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre ces actes.

2)      L’article 98, paragraphe 1, du règlement n° 40/94 doit être interprété en ce sens que la circonstance que la loi nationale comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave, ne constitue pas une raison particulière, pour un tribunal des marques communautaires, de ne pas rendre une ordonnance interdisant au défendeur de poursuivre ces actes.

3)      L’article 98, paragraphe 1, du règlement n° 40/94 doit être interprété en ce sens qu’un tribunal des marques communautaires qui a rendu une ordonnance interdisant au défendeur la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire a l’obligation de prendre, conformément à la loi nationale, les mesures propres à garantir le respect de cette interdiction, même si cette loi comporte une interdiction générale de la contrefaçon des marques communautaires et prévoit la possibilité de sanctionner pénalement la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon, qu’elle soit intentionnelle ou qu’elle résulte d’une négligence grave.

4)      L’article 98, paragraphe 1, du règlement n° 40/94 doit être interprété en ce sens qu’un tribunal des marques communautaires qui a rendu une ordonnance interdisant au défendeur la poursuite des actes de contrefaçon ou de menace de contrefaçon d’une marque communautaire a l’obligation de prendre, parmi les mesures prévues dans la loi nationale, celles qui sont propres à garantir le respect de cette interdiction, même si ces mesures ne pourraient pas, en vertu de cette loi, être prises en cas de contrefaçon analogue d’une marque nationale.

Signatures


* Langue de procédure: le suédois.