Affaire C-39/02


Mærsk Olie & Gas A/S
contre
Firma M. de Haan en W. de Boer



(demande de décision préjudicielle, formée par le Højesteret)

«Convention de Bruxelles – Procédure tendant à la constitution d'un fonds limitatif de la responsabilité du fait de l'utilisation d'un navire – Action en dommages et intérêts – Article 21 – Litispendance – Identité de parties – Juridiction saisie en premier lieu – Identité de cause et d'objet – Absence – Article 25 – Notion de décision – Article 27, point 2 – Refus de reconnaissance»

Conclusions de l'avocat général M. P. Léger, présentées le 13 juillet 2004
    
Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 14 octobre 2004
    

Sommaire de l'arrêt

1.
Convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions – Litispendance – Demandes ayant la même cause et le même objet – Notion – Demande introduite par un propriétaire de navire tendant à la création d'un fonds limitatif de responsabilité et action en dommages et intérêts introduite par la victime potentielle du dommage contre le propriétaire – Exclusion

(Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, art. 21)

2.
Convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions – Reconnaissance et exécution – Notion de «décision» – Décision portant création d'un fonds limitatif de responsabilité du fait de l'utilisation d'un navire – Inclusion

(Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, art. 25)

3.
Convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions – Reconnaissance et exécution – Motifs de refus – Absence de signification ou de notification régulière et en temps utile de l'acte introductif d'instance au défendeur défaillant – Décision portant création d'un fonds limitatif de responsabilité du fait de l'utilisation d'un navire – Nécessité de notification de l'acte introductif d'instance même en présence d'un appel portant sur la compétence du juge d'origine – Décision constituant un acte équivalent à l'acte introductif d'instance – Reconnaissance – Condition – Contrôle par le juge requis

(Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, art. 27, point 2)

1.
Une demande introduite devant la juridiction d’un État contractant par un propriétaire de navire tendant à la création d’un fonds limitatif de responsabilité, tel que prévu par la convention internationale du 10 octobre 1957 sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer, tout en désignant la victime potentielle du dommage, d’une part, et une action en dommages et intérêts introduite devant la juridiction d’un autre État contractant par cette victime contre le propriétaire du navire, d’autre part, n’ont ni le même objet ni la même cause et ne créent, dès lors, pas une situation de litispendance au sens de l’article 21 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.

(cf. points 35, 37, 42, disp. 1)

2.
Une décision émanant de la juridiction d’un État contractant et ordonnant la création d’un fonds limitatif de responsabilité, tel que prévu par la convention internationale du 10 octobre 1957 sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer, est une décision de justice au sens de l’article 25 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
D’une part, en effet, aux termes de cette disposition, la notion de «décision» recouvre toute décision rendue par une juridiction d’un État contractant quelle que soit la dénomination qui lui est donnée. D’autre part, cette disposition n’est pas limitée aux décisions qui mettent fin en tout ou en partie au litige, mais vise également les décisions avant dire droit ou qui ordonnent des mesures provisoires ou conservatoires. La circonstance qu’une telle décision est prise à l’issue d’une procédure non contradictoire est sans incidence à cet égard dès lors que, même si elle est adoptée à l’issue d’une première phase non contradictoire de la procédure, elle peut faire l’objet d’un débat contradictoire avant que soit posée la question de sa reconnaissance ou de son exécution au titre de la convention du 27 septembre 1968.

(cf. points 44, 46, 50, 52, disp. 2)

3.
Pour que la décision émanant de la juridiction d’un État contractant et portant création d’un fonds limitatif de responsabilité, tel que prévu par la convention internationale du 10 octobre 1957 sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer, puisse être reconnue selon la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, l’acte introductif de l’instance tendant à la constitution d’un tel fonds doit avoir été notifié régulièrement et en temps utile au créancier, et cela même lorsque ce dernier a interjeté appel de la décision pour contester la compétence de la juridiction l’ayant rendue.
Toutefois, dès lors que, compte tenu des particularités du droit national applicable, ladite décision doit être considérée comme un acte équivalent à l’acte introductif d’instance, elle ne peut, malgré l’absence de signification judiciaire préalable au créancier, faire l’objet d’un refus de reconnaissance dans un autre État contractant en application de l’article 27, point 2, de la convention du 27 septembre 1968, à condition qu’elle ait elle-même été notifiée ou signifiée régulièrement et en temps utile au défendeur.
Il incombe au juge requis de l’État concerné d’apprécier si une notification de l’acte introductif d’instance effectuée par lettre recommandée dans le cadre d’une procédure de constitution d’un tel fonds, considérée comme régulière au regard du droit du juge d’origine et de la convention du 15 novembre 1965 relative à la signification et à la notification à l’étranger des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, a été faite régulièrement et en temps utile pour mettre le défendeur en mesure de préparer effectivement sa défense.

(cf. points 58-62, disp. 3)




ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)
14 octobre 2004(1)

«Convention de Bruxelles – Procédure tendant à la constitution d’un fonds limitatif de la responsabilité du fait de l’utilisation d’un navire – Action en dommages et intérêts – Article 21 – Litispendance – Identité de parties – Juridiction saisie en premier lieu – Identité de cause et d’objet – Absence – Article 25 – Notion de décision – Article 27, point 2 – Refus de reconnaissance»

Dans l'affaire C-39/02,ayant pour objet une demande de décision préjudicielle en application du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, introduite par le Højesteret (Danemark), par décision du 8 février 2002, parvenue à la Cour le 13 février 2002, dans la procédure

Mærsk Olie & Gas A/S

contreFirma M. de Haan en W. de Boer,



LA COUR (troisième chambre),,



composée de M. A. Rosas, faisant fonction de président de la troisième chambre, M. R. Schintgen (rapporteur) et Mme N. Colneric, juges,

avocat général: M. P. Léger,
greffier: M. H. von Holstein, greffier adjoint,

vu la procédure écrite et à la suite de l'audience du 1er avril 2004,considérant les observations présentées:

pour Mærsk Olie & Gas A/S, par Me S. Johansen, advokat,

pour Firma M. de Haan en W. de Boer, par Me J.-E. Svensson, advokat,

pour le gouvernement néerlandais, par Mmes H. G. Sevenster et J. van Bakel, en qualité d'agents,

pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme P. Ormond, en qualité d'agent, assistée de M. A. Layton, barrister,

pour la Commission des Communautés européennes, par M. N. B. Rasmussen et Mme A.-M. Rouchaud, en qualité d'agents,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 13 juillet 2004,

rend le présent



Arrêt



1
La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 21, 25 et 27 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et – texte modifié – p. 77, ci-après la «convention de Bruxelles»).

2
Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant la société Mærsk Olie & Gas A/S (ci-après «Mærsk») à la société en nom collectif M. de Haan et W. de Boer (ci-après les «armateurs») au sujet d’une demande de réparation de dégâts prétendument causés à des conduits immergés en mer du Nord par un chalutier appartenant aux armateurs.


Le cadre juridique

La convention internationale de 1957 sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer

3
L’article 1er, paragraphe 1, de la convention internationale sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer, du 10 octobre 1957 (International Transport Treaties, suppl. 1-10, janvier 1986, p. 81, ci-après la «convention de 1957») prévoit la possibilité pour le propriétaire d’un navire de limiter sa responsabilité à un montant déterminé pour l’une des causes qu’il énumère, à moins que l’événement donnant naissance à la créance ait été causé par la faute personnelle du propriétaire. Parmi les causes énumérées figure, sous b), les dommages matériels causés par le fait, la négligence ou la faute de toute personne se trouvant à bord du navire et se rapportant à la navigation de celui-ci.

4
En vertu de l’article 3, paragraphe 1, de cette convention, le montant de la limitation de responsabilité est calculé en fonction du tonnage du navire et varie selon la nature du dommage causé. Ainsi, lorsque l’événement dommageable n’a donné lieu qu’à des préjudices matériels, le montant auquel le propriétaire du navire peut limiter sa responsabilité correspond à 1 000 francs Poincaré par tonneau de jauge du navire.

5
Lorsque l’ensemble des créances résultant d’un même événement dommageable dépasse la limite de responsabilité ainsi définie, l’article 2, paragraphes 2 et 3, de ladite convention prévoit qu’un fonds, d’un montant correspondant à cette limite, peut être créé pour être exclusivement affecté au règlement des créances auxquelles la limitation de responsabilité est opposable. Ce fonds est réparti, selon les termes de l’article 3, paragraphe 2, «entre les créanciers, proportionnellement au montant de leurs créances reconnues».

6
Aux termes de l’article 1er, paragraphe 7, de la convention de 1957, «le fait d’invoquer la limitation de sa responsabilité n’emporte pas la reconnaissance de cette responsabilité».

7
L’article 4 de cette convention dispose:

«[...] les règles relatives à la constitution et à la distribution du fonds éventuel et toutes les règles de procédure sont déterminées par la loi nationale de l’État où le fonds est constitué.»

8
Il ressort du dossier que le royaume des Pays-Bas était lié par la convention de 1957 à l’époque des faits au principal.

La convention de Bruxelles

9
Il ressort de son préambule que la convention de Bruxelles a pour but de faciliter la reconnaissance réciproque et l’exécution des décisions judiciaires, conformément à l’article 293 CE, et de renforcer dans la Communauté la protection juridique des personnes qui y sont établies. Ledit préambule prévoit également qu’il importe à cette fin de déterminer la compétence des juridictions des États contractants dans l’ordre international.

10
L’article 2 de la convention de Bruxelles énonce la règle générale selon laquelle sont compétentes les juridictions de l’État dans lequel le défendeur est domicilié. L’article 5 de ladite convention dispose toutefois que, «en matière délictuelle ou quasi délictuelle», le défendeur peut être attrait «devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit».

11
L’article 6 bis de cette convention ajoute:

«Lorsque, en vertu de la présente convention, un tribunal d’un État contractant est compétent pour connaître des actions en responsabilité du fait de l’utilisation ou de l’exploitation d’un navire, ce tribunal ou tout autre que lui substitue la loi interne de cet État connaît aussi des demandes relatives à la limitation de cette responsabilité.»

12
La convention de Bruxelles vise, en outre, à prévenir les contrariétés de décisions. Ainsi, aux termes de son article 21, relatif à la litispendance:

«Lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États contractants différents, la juridiction saisie en second lieu doit, même d'office, se dessaisir en faveur du tribunal premier saisi.

La juridiction qui devrait se dessaisir peut surseoir à statuer si la compétence de l'autre juridiction est contestée.»

13
Par ailleurs, l’article 22 de cette convention prévoit:

«Lorsque des demandes connexes sont formées devant des juridictions d’États contractants différents et sont pendantes au premier degré, la juridiction saisie en second lieu peut surseoir à statuer.

Cette juridiction peut également se dessaisir, à la demande de l’une des parties, à condition que sa loi permette la jonction d’affaires connexes et que le tribunal premier saisi soit compétent pour connaître des deux demandes.

Sont connexes, au sens du présent article, les demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.»

14
En matière de reconnaissance, l’article 25 de ladite convention stipule:

«On entend par décision, au sens de la présente convention, toute décision rendue par une juridiction d’un État contractant quelle que soit la dénomination qui lui est donnée, telle qu’arrêt, jugement, ordonnance ou mandat d’exécution, ainsi que la fixation par le greffier des frais du procès.»

15
L’article 26, premier alinéa, de la convention de Bruxelles prévoit:

«Les décisions rendues dans un État contractant sont reconnues dans les autres États contractants, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure.»

16
Toutefois, aux termes de l’article 27:

«Les décisions ne sont pas reconnues

[…]

2.
si l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant, régulièrement et en temps utile, pour qu’il puisse se défendre;

[...]»

17
L’article IV du protocole annexé à la convention de Bruxelles stipule:

«Les actes judiciaires et extra-judiciaires […] qui doivent être notifiés ou signifiés à des personnes se trouvant sur le territoire d’un autre État contractant sont transmis selon les modes prévus par les conventions ou accords conclus entre les États contractants.

[...]»


Le litige au principal et les questions préjudicielles

18
En mai 1985, Mærsk a immergé un oléoduc et un gazoduc en mer du Nord. Au cours du mois de juin 1985, un chalutier appartenant aux armateurs a effectué des opérations de pêche dans la zone d’immersion de ces conduits. Mærsk a constaté que ces derniers avaient été endommagés.

19
Par lettre du 3 juillet 1985, Mærsk a informé les armateurs qu’elle les considérait comme responsables de ces dommages, dont la réparation a été évaluée à 1 700 019 USD et à 51 961,58 GPB.

20
Le 23 avril 1987, les armateurs ont déposé auprès de l’Arrondissementsrechtbank Groningen (Pays-Bas), lieu d’immatriculation de leur navire, une demande en limitation de leur responsabilité. Le 27 mai 1987, ce tribunal a rendu une ordonnance fixant provisoirement cette limitation à 52 417,40 NLG en enjoignant aux armateurs de déposer cette somme majorée de 10 000 NLG pour couvrir les frais de justice. Par un télex du 5 juin 1987, les avocats des armateurs ont informé Mærsk de cette décision.

21
Le 20 juin 1987, Mærsk a engagé une action en dommages et intérêts à l’encontre des armateurs devant le Vestre Landsret (Danemark).

22
Le 24 juin suivant, Mærsk a fait appel, devant le Gerechtshof Leeuwarden (Pays‑Bas), de la décision de l’Arrondissementsrechtbank Groningen en invoquant l’incompétence de celui-ci. Le 6 janvier 1988, la juridiction d’appel a confirmé la décision de première instance, en se référant notamment aux articles 2 et 6 bis de la convention de Bruxelles. Mærsk n’a pas formé de pourvoi en cassation.

23
Par lettre recommandée du 1er février 1988, le liquidateur a notifié à l’avocat de Mærsk l’ordonnance du tribunal créant le fonds limitatif de responsabilité et a, par lettre du 25 avril suivant, invité Mærsk à produire sa créance.

24
Mærsk s’est abstenue de donner suite à cette invitation, mais a choisi de poursuivre l’instance devant la juridiction danoise. À défaut de production de créances émanant de personnes lésées, le montant déposé auprès de la juridiction néerlandaise a été restitué aux armateurs en décembre 1988.

25
Par décision du 27 avril 1988, le Vestre Landsret a considéré que les décisions des juridictions néerlandaises des 27 mai 1987 et 6 janvier 1988 devaient être considérées comme des décisions de justice au sens de l’article 25 de la convention de Bruxelles, dès lors que Mærsk avait eu la possibilité de se défendre en cours d’instance.

26
Estimant que les procédures engagées aux Pays-Bas et au Danemark étaient formées entre les mêmes parties, avaient le même objet et la même cause, sans que cette constatation pût être infirmée par le fait que Mærsk s’était abstenue de faire valoir ses intérêts dans le cadre de la procédure portant sur la limitation de la responsabilité, le Vestre Landsret a jugé que les conditions auxquelles est subordonnée la constatation de la litispendance en application de l’article 21 de la convention de Bruxelles étaient remplies.

27
Compte tenu de l’antériorité de la saisine néerlandaise (le 23 avril 1987) et de la constatation faite par l'Arrondissementsrechtbank Groningen, confirmée en appel, qu’elle était compétente pour rendre sa décision, le Vestre Landsret s’est, en application de l’article 21, deuxième alinéa, de la convention de Bruxelles, dessaisi en faveur de la juridiction néerlandaise.

28
Mærsk a interjeté appel devant le Højesteret.

29
Considérant que l’affaire soulève des questions d’interprétation des articles 21, 25 et 27 de la convention de Bruxelles, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)
Une procédure visant à la création d’un fonds limitatif de responsabilité à la demande d’un armateur [en vertu de la convention de 1957] relève-t-elle de l’article 21 de la convention [de Bruxelles] lorsque la requête vise nommément celui qui pourrait avoir été affecté en tant que victime potentielle d’un dommage?

2)
Une décision ordonnant la création d’un fonds limitatif de responsabilité selon les règles de procédure néerlandaises en vigueur en 1986 est-elle une décision de justice au sens de l’article 25 de la convention susvisée?

3)
Un fonds limitatif de responsabilité créé le 27 mai 1987 par une juridiction néerlandaise selon les règles néerlandaises en vigueur à l’époque, sans signification judiciaire préalable à un créancier concerné, peut-il aujourd’hui faire l’objet d’un refus de reconnaissance dans un autre État membre sur la base de l’article 27, [point] 2, de la convention susvisée?

4)
En cas de réponse affirmative à la troisième question: le créancier en cause peut-il être exclu du bénéfice de l’article 27, [point] 2, du fait qu’il a ultérieurement, dans l’État membre de création du fonds, saisi une juridiction supérieure de la question de compétence sans avoir excipé du défaut de signification à son égard?»


Sur la première question

30
Par sa première question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si une demande introduite devant la juridiction d’un État contractant par un propriétaire de navire tendant à la création d’un fonds limitatif de responsabilité, tout en désignant la victime potentielle du dommage, d’une part, et une action en dommages et intérêts introduite devant la juridiction d’un autre État contractant par cette victime contre le propriétaire du navire, d’autre part, constituent des demandes ayant le même objet et la même cause, formées entre les mêmes parties, au sens de l’article 21 de la convention de Bruxelles.

31
Il convient de rappeler, à titre liminaire, que l’article 21 de la convention de Bruxelles figure, ensemble avec l’article 22, relatif à la connexité, à la section 8 du titre II de cette convention, laquelle tend, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice au sein de la Communauté, à éviter des procédures parallèles devant les juridictions de différents États contractants et les contrariétés de décisions qui pourraient en résulter. Ainsi, cette réglementation vise, dans toute la mesure du possible, à exclure, dès le départ, une situation telle que celle envisagée à l’article 27, point 3, de ladite convention, à savoir la non-reconnaissance d’une décision en raison de son incompatibilité avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État requis (voir arrêts du 8 décembre 1987, Gubisch Maschinenfabrik, 144/86, Rec. p. 4861, point 8, et du 9 décembre 2003, Gasser, C-116/02, non encore publié au Recueil, point 41).

32
Il en découle que, en vue d’atteindre ces objectifs, l’article 21 doit faire l’objet d’une interprétation large, englobant, en principe, toutes les situations de litispendance devant des juridictions d’États contractants, indépendamment du domicile des parties (arrêts du 27 juin 1991, Overseas Union Insurance e.a., C‑351/89, Rec. p. I‑3317, point 16, et Gasser, précité, point 41).

33
En l’occurrence, il est constant que la procédure visant à la création d’un fonds limitatif de responsabilité, telle que celle poursuivie devant la juridiction néerlandaise, a pour objet de permettre au propriétaire d’un navire, dont la responsabilité pourrait être engagée pour l’une des causes énoncées à l’article 1er, paragraphe 1, de la convention de 1957, de limiter sa responsabilité à un montant calculé conformément à l’article 3 de celle-ci, de sorte que les créanciers ne puissent, pour le même événement dommageable, réclamer au propriétaire du navire d’autres sommes que celles qu’ils pourront se voir attribuer dans le cadre de cette procédure.

34
Une telle demande tendant à la création d’un fonds limitatif de responsabilité constitue assurément une demande au sens de l’article 21 de la convention de Bruxelles. Néanmoins, il convient en outre d’examiner si elle a le même objet et la même cause qu’une action en dommages et intérêts introduite par la victime contre le propriétaire du navire, devant la juridiction d’un autre État contractant, et si ces demandes ont été formées entre les mêmes parties. Ces trois conditions cumulatives doivent être remplies pour que soit établie une situation de litispendance au sens dudit article 21.

35
Or, d'une part, les demandes considérées n’ont manifestement pas le même objet. En effet, alors que l’action en dommages et intérêts tend à ce que la responsabilité du défendeur soit engagée, la demande en limitation de responsabilité a pour but d’obtenir, pour le cas où la responsabilité serait engagée, que celle-ci soit limitée à un montant calculé en application de la convention de 1957, étant rappelé que, aux termes de l’article 1er, paragraphe 7, de ladite convention, «le fait d’invoquer la limitation de responsabilité n’emporte pas la reconnaissance de cette responsabilité».

36
Les circonstances que, dans le cadre de la procédure de constitution d’un fonds limitatif de responsabilité, les créances fassent l’objet d’une vérification par le liquidateur ou encore puissent être contestées par le débiteur ne sont pas de nature à remettre en cause cette analyse. En effet, ainsi que la Cour l’a déjà jugé, pour vérifier si deux demandes présentent le même objet, au titre de l’article 21 de la convention de Bruxelles, il convient de tenir compte uniquement, ainsi qu’il ressort du libellé de cet article, des prétentions respectives des demandeurs dans chacun des litiges et non des moyens de défense éventuellement soulevés par un défendeur (arrêt du 8 mai 2003, Gantner Electronic, C‑111/01, Rec. p. I‑4207, point 26).

37
D'autre part, les demandes considérées n’ont pas non plus la même cause, au sens de l’article 21 de la convention.

38
En effet, la «cause» comprenant les faits et la règle juridique invoqués comme fondement de la demande (voir arrêt du 6 décembre 1994, Tatry, C‑406/92, Rec. p. I‑5439, point 39), force est de constater que, à supposer même que les faits qui se trouvent à l’origine des deux procédures soient identiques, la règle juridique qui constitue le fondement de chacune des deux demandes diffère, ainsi que l’ont relevé Mærsk, la Commission et M. l’avocat général au point 41 de ses conclusions. En effet, l’action en dommages et intérêts se fonde sur le droit de la responsabilité extracontractuelle, alors que la demande tendant à la constitution d’un fonds limitatif de responsabilité a pour fondement la convention de 1957 et la législation néerlandaise qui la met en œuvre.

39
En conséquence, sans qu’il soit nécessaire d’examiner la troisième condition concernant l’identité des parties, il y a lieu de conclure que, en l’absence d’identité d’objet et de cause, il n’existe pas de situation de litispendance au sens de l’article 21 de la convention de Bruxelles entre une procédure tendant à la création d’un fonds limitatif de responsabilité d’un propriétaire de navire, telle que celle engagée dans l’espèce au principal devant une juridiction néerlandaise, et une action en dommages et intérêts introduite devant la juridiction de renvoi.

40
Cette conclusion ne fait pas obstacle, en principe, ainsi que l’ont relevé le gouvernement du Royaume-Uni et M. l’avocat général, au point 45 de ses conclusions, à l’application de l’article 22 de la convention de Bruxelles. En effet, des demandes, telles que celles en cause dans l'affaire au principal, sont liées entre elles par un rapport suffisamment étroit pour qu’elles puissent être considérées comme connexes au sens du troisième alinéa de cet article, de telle sorte que la juridiction saisie en second lieu pourrait surseoir à statuer.

41
Toutefois, il n'y pas lieu, en l'occurrence, de s'interroger sur les conditions d’application de l’article 22 de la convention de Bruxelles ni, en particulier, de déterminer quelle aurait été, dans cette hypothèse, la juridiction saisie en premier lieu, puisqu'il ressort de l'ordonnance de renvoi que la procédure devant l'Arrondissementsrechtbank Groningen est définitivement close et que, à défaut de production de créances émanant de personnes lésées, le montant déposé auprès de celui-ci a été restitué aux armateurs en décembre 1988. Dans ces conditions, il n'existe plus de «demandes connexes» au sens de l'article 22 de la convention.

42
Compte tenu de ce qui précède, il y a lieu de répondre à la première question qu’une demande introduite devant la juridiction d’un État contractant par un propriétaire de navire tendant à la création d’un fonds limitatif de responsabilité, tout en désignant la victime potentielle du dommage, d’une part, et une action en dommages et intérêts introduite devant la juridiction d’un autre État contractant par cette victime contre le propriétaire du navire, d’autre part, ne créent pas une situation de litispendance au sens de l’article 21 de la convention de Bruxelles.


Sur la deuxième question

43
Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si une décision ordonnant la création d’un fonds limitatif de responsabilité, telle que celle de l’espèce au principal, est une décision de justice au sens de l’article 25 de la convention de Bruxelles.

44
À cet égard, il convient de rappeler que, aux termes de cet article 25, la notion de «décision» au sens de ladite convention recouvre «toute décision rendue par une juridiction d’un État contractant quelle que soit la dénomination qui lui est donnée».

45
Ainsi que la Cour l’a déjà jugé (voir arrêt du 2 juin 1994, Solo Kleinmotoren, C‑414/92, Rec. p. I‑2237, point 17), pour pouvoir être qualifié de «décision» au sens de la convention, l’acte doit émaner d’un organe juridictionnel appartenant à un État contractant et statuant de sa propre autorité sur des points litigieux entre les parties.

46
Ainsi qu’il est rappelé dans le rapport sur la convention de Bruxelles (JO 1979, C 59, p. 71, point 184), l’article 25 de cette convention n’est pas limité aux décisions qui mettent fin en tout ou en partie au litige, mais vise également les décisions avant dire droit ou qui ordonnent des mesures provisoires ou conservatoires.

47
En conséquence, une décision, telle que l’ordonnance du 27 mai 1987 de l’Arrondissementsrechtbank Groningen, fixant provisoirement le montant auquel la responsabilité d’un propriétaire de navire est limitée, relève de l’article 25 de la convention de Bruxelles.

48
Mærsk fait cependant valoir que cette ordonnance ne saurait constituer une décision au sens de cet article car elle a été prise à l’issue d’une procédure non contradictoire.

49
Cette objection ne saurait être accueillie.

50
En effet, s’il est vrai que, selon une jurisprudence constante, la convention vise essentiellement les décisions judiciaires qui, avant le moment où leur reconnaissance et leur exécution sont demandées dans un État autre que l’État d’origine, ont fait, ou étaient susceptibles de faire, dans cet État d’origine, l’objet, sous des modalités diverses, d’une instruction contradictoire (arrêt du 21 mai 1980, Denilauler, 125/79, Rec. p. 1553, point 13), force est de constater, précisément, que, même si elle a été adoptée à l’issue d’une première phase non contradictoire de la procédure, l’ordonnance de la juridiction néerlandaise pouvait faire l’objet d’un débat contradictoire avant que soit posée la question de sa reconnaissance ou de son exécution au titre de la convention (voir également, en ce sens, arrêt du 13 juillet 1995, Hengst Import, C‑474/93, Rec. p. I-2113, point 14).

51
Il ressort ainsi du dossier qu’une telle ordonnance ne produit pas d’effet avant d’avoir été notifiée aux créanciers, qui peuvent ensuite faire valoir leurs droits devant le tribunal qui l’a rendue en contestant tant le droit du débiteur de bénéficier d’une limitation de responsabilité, que le montant de cette limitation. Au surplus, les créanciers peuvent interjeter appel de cette ordonnance en contestant la compétence de la juridiction qui l’a adoptée – ce qui a d’ailleurs été le cas dans l’espèce au principal.

52
Compte tenu de ce qui précède, il convient de répondre à la deuxième question préjudicielle qu’une décision ordonnant la création d’un fonds limitatif de responsabilité, telle que celle de l’espèce au principal, est une décision de justice au sens de l’article 25 de la convention de Bruxelles.


Sur les troisième et quatrième questions

53
Par ses troisième et quatrième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande si une décision portant création d’un fonds limitatif de responsabilité, en l’absence de signification judiciaire préalable au créancier concerné, peut faire l’objet d’un refus de reconnaissance dans un autre État contractant en application de l’article 27, point 2, de la convention de Bruxelles, y compris lorsque le créancier a interjeté appel de cette décision pour contester la compétence de la juridiction l’ayant rendue, sans avoir cependant excipé du défaut de signification de l’acte introductif d’instance.

54
À cet égard, il convient de rappeler que l’article 27 de la convention énumère les conditions auxquelles est subordonnée, dans un État contractant, la reconnaissance de décisions rendues dans un autre État contractant. Selon le point 2 dudit article, la reconnaissance doit être refusée «si l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant, régulièrement et en temps utile, pour qu’il puisse se défendre».

55
Cette disposition a pour but, selon une jurisprudence constante, d’assurer qu’une décision ne soit pas reconnue ou exécutée selon la convention, si le défendeur n’a pas eu la possibilité de se défendre devant le juge d’origine (arrêts du 16 juin 1981, Klomps, 166/80, Rec. p. 1593, point 9; du 21 avril 1993, Sonntag, C‑172/91, Rec. p. I‑1963, point 38, et Hengst Import, précité, point 17).

56
Il en résulte que la non-reconnaissance de la décision, pour les raisons indiquées à l’article 27, point 2, de la convention de Bruxelles, n’est possible que si le défendeur était défaillant lors de la procédure d’origine. Cette disposition ne saurait donc être invoquée lorsque le défendeur a comparu, du moins s’il a été informé des éléments du litige et s’il a été mis en mesure de se défendre (arrêt Sonntag, précité, point 39).

57
En l'occurrence, il convient de constater que Mærsk n’a jamais comparu dans la procédure tendant à la constitution du fonds limitatif de responsabilité. Certes, elle a interjeté appel de l’ordonnance du 27 mai 1987. Toutefois, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 60 de ses conclusions, un tel recours, qui a porté sur la seule compétence de la juridiction qui a rendu ladite ordonnance, ne saurait équivaloir à une comparution du défendeur dans la procédure visant à limiter la responsabilité des armateurs à un certain plafond. Il y a lieu, en conséquence, de considérer le défendeur comme défaillant au sens de l’article 27, point 2, de la convention.

58
Dans ces conditions, conformément à cette dernière disposition, pour que la décision portant création d'un fonds limitatif de responsabilité puisse être reconnue selon la convention de Bruxelles, l’acte introductif d’instance doit avoir été notifié régulièrement et en temps utile à Mærsk.

59
À cet égard, il convient de tenir compte des particularités de la procédure de constitution d’un fonds limitatif à responsabilité, telle que régie par le droit néerlandais, dans le cadre de laquelle une ordonnance fixant provisoirement le plafond de la responsabilité est d'abord adoptée provisoirement par le tribunal à l'issue d'une procédure unilatérale pour ensuite faire l'objet d'un débat contradictoire, ainsi qu'il a été rappelé au point 50 du présent arrêt. Une telle ordonnance doit être considérée comme un acte équivalent à l’acte introductif d’instance au sens de l'article 27, point 2, de ladite convention.

60
Il ressort du dossier, d’une part, que le liquidateur désigné par l’Arrondissementsrechtbank Groningen a informé Mærsk, par lettre recommandée du 1er  février 1988, de la teneur de l’ordonnance du 27 mai 1987 et, d’autre part, que, selon les indications fournies par le gouvernement néerlandais, une telle notification est régulière au regard du droit néerlandais et de la convention relative à la signification et à la notification à l’étranger des actes judiciaires et extrajudiciaires en matière civile ou commerciale, signée à La Haye le 15 novembre 1965, qui liait le royaume des Pays-Bas et le royaume de Danemark à l’époque des faits au principal.

61
Il incombe au juge requis de l’État concerné d’apprécier si cette notification a été faite régulièrement et en temps utile pour mettre le défendeur en mesure de préparer effectivement sa défense, en tenant compte de toutes les circonstances de l’espèce (arrêts Klomps, précité, point 20, ainsi que du 11 juin 1985, Debaecker et Plouvier, 49/84, Rec. p. 1779, point 31).

62
Au vu des développements qui précèdent, il convient de répondre aux troisième et quatrième questions qu’une décision portant création d’un fonds limitatif de responsabilité, en l’absence de signification judiciaire préalable au créancier concerné, et même lorsque ce dernier a interjeté appel de cette décision pour contester la compétence de la juridiction l’ayant rendue, ne peut faire l’objet d’un refus de reconnaissance dans un autre État contractant en application de l’article 27, point 2, de la convention de Bruxelles, à condition qu’elle ait été notifiée ou signifiée régulièrement et en temps utile au défendeur.


Sur les dépens

63
La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:

1)
Une demande introduite devant la juridiction d’un État contractant par un propriétaire de navire tendant à la création d’un fonds limitatif de responsabilité, tout en désignant la victime potentielle du dommage, d’une part, et une action en dommages et intérêts introduite devant la juridiction d’un autre État contractant par cette victime contre le propriétaire du navire, d’autre part, ne créent pas une situation de litispendance au sens de l’article 21 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.

2)
Une décision ordonnant la création d’un fonds limitatif de responsabilité, telle que celle de l’espèce au principal, est une décision de justice au sens de l’article 25 de cette convention.

3)
Une décision portant création d’un fonds limitatif de responsabilité, en l’absence de signification judiciaire préalable au créancier concerné, et même lorsque ce dernier a interjeté appel de cette décision pour contester la compétence de la juridiction l’ayant rendue, ne peut faire l’objet d’un refus de reconnaissance dans un autre État contractant en application de l’article 27, point 2, de ladite convention, à condition qu’elle ait été notifiée ou signifiée régulièrement et en temps utile au défendeur.

Signatures.


1
Langue de procédure: le danois.