ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

6 février 2018 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Travailleurs migrants – Sécurité sociale – Législation applicable – Règlement (CEE) no 1408/71 – Article 14, point 1, sous a) – Travailleurs détachés – Règlement (CEE) no 574/72 – Article 11, paragraphe 1, sous a) – Certificat E 101 – Force probatoire – Certificat obtenu ou invoqué de manière frauduleuse »

Dans l’affaire C‑359/16,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Hof van Cassatie (Cour de cassation, Belgique), par décision du 7 juin 2016, parvenue à la Cour le 24 juin 2016, dans la procédure pénale contre

Ömer Altun,

Abubekir Altun,

Sedrettin Maksutogullari,

Yunus Altun,

Absa NV,

M. Sedat BVBA,

Alnur BVBA,

en présence de :

Openbaar Ministerie,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, M. A. Tizzano, vice-président, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. M. Ilešič, J. L. da Cruz Vilaça, A. Rosas et C. Vajda, présidents de chambre, Mme C. Toader, MM. M. Safjan, D. Šváby, Mmes M. Berger, A. Prechal et M. E. Regan (rapporteur), juges,

avocat général : M. H. Saugmandsgaard Øe,

greffier : Mme C. Strömholm, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 20 juin 2017,

considérant les observations présentées :

pour MM. Ö. Altun, A. Altun, Maksutogullari, Y. Altun et ainsi que pour Absa NV, M. Sedat BVBA et Alnur BVBA, par Mes H. Van Bavel, D. Demuynck, E. Matthys, N. Alkis, S. Renette, P. Wytinck et E. Baeyens, advocaten,

pour le gouvernement belge, par Mmes M. Jacobs et L. Van den Broeck, en qualité d’agents, assistés de M. P. Paepe, advocaat,

pour l’Irlande, par M. A. Joyce et Mme G. Hodge, en qualité d’agents, assistés de M. C. Toland, SC,

pour le gouvernement français, par M. D. Colas et Mme C. David, en qualité d’agents,

pour le gouvernement hongrois, par MM. M. Z. Fehér et G. Koós ainsi que par Mme E. E. Sebestyén, en qualité d’agents,

pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna ainsi que par Mmes A. Siwek et D. Lutostańska, en qualité d’agents,

pour la Commission européenne, par MM. D. Martin et M. van Beek, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 9 novembre 2017,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 14, point 1, sous a), du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996 (JO 1997, L 28, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) no 631/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004 (JO 2004, L 100, p. 1) (ci-après le « règlement no 1408/71 »), ainsi que de l’article 11, paragraphe 1, sous a), du règlement (CEE) no 574/72 du Conseil, du 21 mars 1972, fixant les modalités d’application du règlement no 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement no 118/97 (ci-après le « règlement no 574/72 »).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure pénale engagée contre MM. Ömer Altun, Abubekir Altun, Sedrettin Maksutogullari et Yunus Altun ainsi que contre Absa NV, M. Sedat BVBA et Alnur BVBA au sujet du détachement de travailleurs bulgares en Belgique.

Le cadre juridique

Le règlement no 1408/71

3

Les articles 13 et 14 du règlement no 1408/71 figuraient sous le titre II de ce dernier, intitulé « Détermination de la législation applicable ».

4

L’article 13 de ce règlement énonçait :

« 1.   Sous réserve des articles 14 quater et 14 septies, les personnes auxquelles le présent règlement est applicable ne sont soumises qu’à la législation d’un seul État membre. Cette législation est déterminée conformément aux dispositions du présent titre.

2.   Sous réserve des articles 14 à 17 :

a)

la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre est soumise à la législation de cet État, même si elle réside sur le territoire d’un autre État membre ou si l’entreprise ou l’employeur qui l’occupe a son siège ou son domicile sur le territoire d’un autre État membre ;

[...] »

5

L’article 14 dudit règlement, intitulé « Règles particulières applicables aux personnes autres que les gens de mer, exerçant une activité salariée », disposait :

« La règle énoncée à l’article 13 paragraphe 2 point a) est appliquée compte tenu des exceptions et particularités suivantes :

1)

a)

la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un État membre au service d’une entreprise dont elle relève normalement et qui est détachée par cette entreprise sur le territoire d’un autre État membre afin d’y effectuer un travail pour le compte de celle-ci, demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas douze mois et qu’elle ne soit pas envoyée en remplacement d’une autre personne parvenue au terme de la période de son détachement ;

[...] »

6

Aux termes de l’article 80, paragraphe 1, du même règlement :

« La commission administrative pour la sécurité sociale des travailleurs migrants, ci-après dénommée “commission administrative”, instituée auprès de la Commission est composée d’un représentant gouvernemental de chacun des États membres, assisté le cas échéant de conseillers techniques. [...] »

7

En vertu de l’article 81, sous a), du règlement no 1408/71, la commission administrative était chargée de traiter, notamment, toute question administrative ou d’interprétation découlant des dispositions de ce règlement.

8

L’article 84 bis, paragraphe 3, dudit règlement prévoyait :

« En cas de difficultés d’interprétation ou d’application du présent règlement, susceptibles de mettre en cause les droits d’une personne couverte par celui-ci, l’institution de l’État compétent ou de l’État de résidence de la personne en cause s’adresse à la ou aux institutions du ou des autres États membres concernés. À défaut d’une solution dans un délai raisonnable, les autorités concernées peuvent saisir la commission administrative. »

9

Le règlement no 1408/71 a été abrogé et remplacé, à compter du 1er mai 2010, par le règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (JO 2004, L 166, p. 1).

10

L’article 13, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71 a été remplacé, en substance, par l’article 11, paragraphe 3, sous a), du règlement no 883/2004, qui dispose que, « [s]ous réserve des articles 12 à 16, [...] la personne qui exerce une activité salariée ou non salariée dans un État membre est soumise à la législation de cet État membre ».

11

L’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71 a été remplacé, en substance, par l’article 12, paragraphe 1, du règlement no 883/2004, qui dispose que « [l]a personne qui exerce une activité salariée dans un État membre pour le compte d’un employeur y exerçant normalement ses activités, et que cet employeur détache pour effectuer un travail pour son compte dans un autre État membre, demeure soumise à la législation du premier État membre, à condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas vingt-quatre mois et que la personne ne soit pas envoyée en remplacement d’une autre personne ».

Le règlement no 574/72

12

Le titre III du règlement no 574/72, intitulé « Application des dispositions du règlement relatives à la détermination de la législation applicable », fixait, notamment, les modalités d’application des articles 13 et 14 du règlement no 1408/71.

13

En particulier, l’article 11 du règlement no 574/72, concernant les formalités en cas de détachement d’un travailleur salarié, prévoyait, à son paragraphe 1, sous a), que, dans les cas visés, notamment, à l’article 14, point 1, du règlement no 1408/71, l’institution désignée par l’autorité compétente de l’État membre dont la législation reste applicable était tenue de délivrer un certificat, dit « certificat E 101 », attestant que le travailleur salarié demeurait soumis à cette législation et indiquant jusqu’à quelle date.

14

Le règlement no 574/72 a été abrogé et remplacé, à compter du 1er mai 2010, par le règlement (CE) no 987/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009, fixant les modalités d’application du règlement no 883/2004 (JO 2009, L 284, p. 1).

15

Aux termes de l’article 5 du règlement no 987/2009 :

« 1.   Les documents établis par l’institution d’un État membre qui attestent de la situation d’une personne aux fins de l’application du règlement de base et du règlement d’application, ainsi que les pièces justificatives y afférentes, s’imposent aux institutions des autres États membres aussi longtemps qu’ils ne sont pas retirés ou déclarés invalides par l’État membre où ils ont été établis.

2.   En cas de doute sur la validité du document ou l’exactitude des faits qui sont à la base des mentions y figurant, l’institution de l’État membre qui reçoit le document demande à l’institution émettrice les éclaircissements nécessaires et, le cas échéant, le retrait dudit document. L’institution émettrice réexamine ce qui l’a amenée à établir le document et, au besoin, le retire.

3.   En application du paragraphe 2, en cas de doute sur les informations fournies par les intéressés, sur le bien-fondé d’un document ou d’une pièce justificative, ou encore sur l’exactitude des faits qui sont à la base des mentions y figurant, l’institution du lieu de séjour ou de résidence procède, pour autant que cela soit possible, à la demande de l’institution compétente, à la vérification nécessaire desdites informations ou dudit document.

4.   À défaut d’un accord entre les institutions concernées, les autorités compétentes peuvent saisir la commission administrative au plus tôt un mois après la date à laquelle l’institution qui a reçu le document a présenté sa demande. La commission administrative s’efforce de concilier les points de vue dans les six mois suivant sa saisine. »

16

L’article 19, paragraphe 2, du règlement no 987/2009, qui a, en substance, remplacé l’article 11, paragraphe 1, du règlement no 574/72, dispose que, « [à] la demande de la personne concernée ou de l’employeur, l’institution compétente de l’État membre dont la législation est applicable en vertu d’une disposition du titre II du règlement [no 883/2004] atteste que cette législation est applicable et indique, le cas échéant, jusqu’à quelle date et à quelles conditions ». Cette attestation est établie par un certificat dit « certificat A 1 ».

Le litige au principal et la question préjudicielle

17

La Sociale Inspectie (inspection sociale, Belgique) a diligenté une enquête sur l’emploi du personnel d’Absa, société de droit belge active dans le secteur de la construction en Belgique.

18

Cette enquête a permis de constater que, depuis l’année 2008, Absa n’employait pratiquement pas de personnel et confiait la totalité de ses chantiers en sous-traitance à des entreprises bulgares détachant des travailleurs en Belgique. Il a également été relevé que l’emploi de ces travailleurs détachés n’était pas déclaré auprès de l’institution chargée, en Belgique, de la perception des cotisations sociales, ceux-ci disposant en effet de certificats E 101 ou A 1 délivrés par l’institution désignée par l’autorité bulgare compétente au sens de l’article 11, paragraphe 1, du règlement no 574/72.

19

Une enquête judiciaire diligentée en Bulgarie dans le cadre d’une commission rogatoire ordonnée par un juge d’instruction belge a établi que ces entreprises bulgares n’exerçaient aucune activité significative en Bulgarie.

20

Sur le fondement des résultats de cette enquête, l’inspection sociale belge a adressé, le 12 novembre 2012, à l’institution désignée par l’autorité bulgare compétente une demande motivée de réexamen ou de retrait des certificats E 101 ou A 1 délivrés aux travailleurs détachés en cause au principal.

21

Il ressort des observations du gouvernement belge que, le 9 avril 2013, après un courrier de rappel adressé par l’inspection sociale belge, l’institution bulgare compétente a répondu à cette demande en communiquant un récapitulatif des certificats E 101 ou A 1 délivrés, indiquant leur durée de validité, et en précisant que les conditions de détachement étaient, au moment de la délivrance desdits certificats, administrativement remplies par les différentes entreprises bulgares en cause. Il n’était en revanche pas tenu compte, dans cette réponse, des faits constatés et établis par les autorités belges.

22

Les autorités belges ont engagé des poursuites judiciaires contre les prévenus au principal, en leur qualité d’employeur, préposé ou mandataire, premièrement, pour avoir fait ou laissé travailler des ressortissants étrangers non admis ou autorisés à séjourner sur le territoire belge plus de trois mois ou à s’y établir sans autorisation de travail, deuxièmement, pour s’être abstenus, lors de l’entrée en service de ces travailleurs, de procéder auprès de l’institution chargée de la perception des cotisations sociales à la déclaration requise par la loi et, troisièmement, pour s’être abstenus d’affilier lesdits travailleurs au Rijksdienst voor Sociale Zekerheid (Office national de la sécurité sociale, Belgique).

23

Par jugement du 27 juin 2014, le correctionele rechtbank Limburg, afdeling Hasselt (tribunal correctionnel du Limbourg, section de Hasselt, Belgique), a acquitté les prévenus des préventions retenues contre eux par l’Openbaar Ministerie (ministère public, Belgique) au motif que « l’occupation des travailleurs bulgares était complètement couverte par les formulaires E 101/A 1, à ce jour régulièrement et légalement délivrés ».

24

Le ministère public a interjeté appel de ce jugement.

25

Par arrêt du 10 septembre 2015, le hof van beroep te Antwerpen (cour d’appel d’Anvers, Belgique) a condamné les prévenus au principal. Si cette juridiction a constaté qu’un certificat E 101 ou A 1 avait bien été délivré à chacun des travailleurs détachés en cause et que les autorités belges n’avaient pas épuisé la procédure prévue en cas de contestation de la validité des certificats, elle a néanmoins considéré qu’elle n’était pas liée par ces circonstances, dès lors que lesdits certificats avaient été obtenus frauduleusement.

26

Le 10 septembre 2015, les prévenus au principal ont introduit un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

27

Éprouvant des doutes sur l’interprétation de l’article 11, paragraphe 1, du règlement no 574/72, le Hof van Cassatie (Cour de cassation, Belgique) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Un juge autre que celui de l’État membre d’envoi peut-il annuler ou écarter un certificat E 101 délivré en vertu de l’article 11, paragraphe 1, du règlement [no 574/72], tel qu’applicable avant son abrogation par l’article 96, paragraphe 1, du règlement [no 987/2009], si les faits soumis à son appréciation permettent de constater que ledit certificat a été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse ? »

Sur la question préjudicielle

28

Par sa question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71 et l’article 11, paragraphe 1, sous a), du règlement no 574/72 doivent être interprétés en ce sens que, lorsqu’un travailleur employé par une entreprise établie sur le territoire d’un État membre est détaché sur le territoire d’un autre État membre, une juridiction de ce dernier État membre peut écarter un certificat E 101 délivré en vertu de cette seconde disposition, dans le cas où les faits soumis à son appréciation lui permettent de constater que ledit certificat a été obtenu ou invoqué de manière frauduleuse.

29

À cet égard, il convient de rappeler que les dispositions du titre II du règlement no 1408/71, dont fait partie l’article 14 de ce règlement, constituent, selon une jurisprudence constante de la Cour, un système complet et uniforme de règles de conflit de lois dont le but est de soumettre les travailleurs qui se déplacent à l’intérieur de l’Union européenne au régime de la sécurité sociale d’un seul État membre, de sorte que les cumuls de législations nationales applicables et les complications qui peuvent en résulter soient évités (arrêts du 10 février 2000, FTS, C‑202/97, EU:C:2000:75, point 20 et jurisprudence citée, ainsi que du 4 octobre 2012, Format Urządzenia i Montaże Przemysłowe, C‑115/11, EU:C:2012:606, point 29 et jurisprudence citée).

30

À cette fin, l’article 13, paragraphe 2, sous a), du règlement no 1408/71 pose le principe selon lequel un travailleur salarié est soumis, en matière de sécurité sociale, à la législation de l’État membre dans lequel il travaille (arrêt du 4 octobre 2012, Format Urządzenia i Montaże Przemysłowe, C‑115/11, EU:C:2012:606, point 30 et jurisprudence citée).

31

Ce principe est cependant formulé « [s]ous réserve des articles 14 à 17 » du règlement no 1408/71. En effet, dans certaines situations particulières, l’application pure et simple de la règle générale visée à l’article 13, paragraphe 2, sous a), de ce règlement risquerait non pas d’éviter, mais, au contraire, de créer, tant pour le travailleur que pour l’employeur et les organismes de sécurité sociale, des complications administratives dont l’effet pourrait être d’entraver l’exercice de la libre circulation des personnes couvertes par ledit règlement (arrêt du 4 octobre 2012, Format Urządzenia i Montaże Przemysłowe, C‑115/11, EU:C:2012:606, point 31 et jurisprudence citée). Des règles spécifiques à de telles situations sont prévues, notamment, à l’article 14 du règlement no 1408/71.

32

L’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71 a notamment pour objet de promouvoir la libre prestation des services au bénéfice des entreprises qui en font usage en envoyant des travailleurs dans d’autres États membres que celui dans lequel elles sont établies. En effet, cette disposition vise à surmonter les obstacles susceptibles d’entraver la libre circulation des travailleurs et à favoriser l’interpénétration économique en évitant les complications administratives, en particulier pour les travailleurs et les entreprises (voir, en ce sens, arrêt du 10 février 2000, FTS, C‑202/97, EU:C:2000:75, point 28 et jurisprudence citée).

33

Afin d’éviter qu’une entreprise établie sur le territoire d’un État membre soit obligée d’affilier ses travailleurs, soumis normalement à la législation de sécurité sociale de cet État membre, au régime de sécurité sociale d’un autre État membre où ils seraient envoyés pour accomplir des travaux d’une durée limitée dans le temps, l’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71 permet à l’entreprise de conserver l’affiliation de ses travailleurs au régime de sécurité sociale du premier État membre (voir, en ce sens, arrêt du 10 février 2000, FTS, C‑202/97, EU:C:2000:75, point 29 et jurisprudence citée).

34

L’application de cette disposition est toutefois subordonnée au respect de deux conditions. La première condition, qui concerne le lien nécessaire entre l’entreprise qui procède au détachement du travailleur dans un État membre autre que celui où elle est établie et le travailleur ainsi détaché, exige le maintien d’un lien organique entre cette entreprise et ce travailleur pendant la durée du détachement de ce dernier. La seconde condition, qui a trait à la relation existant entre ladite entreprise et l’État membre dans lequel celle-ci est établie, exige que cette dernière exerce habituellement des activités significatives sur le territoire de cet État membre (voir, en ce sens, arrêt du 10 février 2000, FTS, C‑202/97, EU:C:2000:75, points 21 à 24, 30, 33 et 40 à 45).

35

Dans ce contexte, le certificat E 101 vise, à l’instar de la réglementation de droit matériel prévue à l’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71, à faciliter la libre circulation des travailleurs et la libre prestation des services (arrêt du 26 janvier 2006, Herbosch Kiere, C‑2/05, EU:C:2006:69, point 20 et jurisprudence citée).

36

Dans ledit certificat, l’institution compétente de l’État membre où l’entreprise qui emploie les travailleurs concernés est établie déclare que son propre régime de sécurité sociale restera applicable à ces derniers. Ce faisant, en raison du principe selon lequel les travailleurs doivent être affiliés à un seul régime de sécurité sociale, ce certificat implique nécessairement que le régime de l’autre État membre n’est pas susceptible de s’appliquer (voir, en ce sens, arrêts du 26 janvier 2006, Herbosch Kiere, C‑2/05, EU:C:2006:69, point 21, et du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 38).

37

À cet égard, le principe de coopération loyale, énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE, impose à l’institution émettrice de procéder à une appréciation correcte des faits pertinents pour l’application des règles relatives à la détermination de la législation applicable en matière de sécurité sociale et, partant, de garantir l’exactitude des mentions figurant dans le certificat E 101 (arrêt du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 39 et jurisprudence citée).

38

En ce qui concerne l’institution compétente de l’État membre dans lequel le travail est effectué, il résulte également des obligations de coopération découlant de l’article 4, paragraphe 3, TUE que celles-ci ne seraient pas respectées – et les objectifs de l’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71 et de l’article 11, paragraphe 1, sous a), du règlement no 574/72 seraient méconnus – si l’institution dudit État membre considérait qu’elle n’est pas liée par les mentions du certificat E 101 et soumettait ces travailleurs également au régime de sécurité sociale de cet État membre (voir, par analogie, arrêts du 30 mars 2000, Banks e.a., C‑178/97, EU:C:2000:169, point 39, ainsi que du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 40).

39

Par conséquent, le certificat E 101, dans la mesure où il crée une présomption de régularité de l’affiliation du travailleur concerné au régime de sécurité sociale de l’État membre où est établie l’entreprise qui l’occupe, s’impose, en principe, à l’institution compétente de l’État membre dans lequel ce travailleur effectue un travail (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 41 et jurisprudence citée).

40

En effet, le principe de coopération loyale implique également celui de confiance mutuelle.

41

Dès lors, aussi longtemps que le certificat E 101 n’est pas retiré ou déclaré invalide, l’institution compétente de l’État membre dans lequel le travailleur effectue un travail doit tenir compte du fait que ce dernier est déjà soumis à la législation de sécurité sociale de l’État membre où est établie l’entreprise qui l’emploie et cette institution ne saurait, par conséquent, soumettre le travailleur en question à son propre régime de sécurité sociale (arrêt du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 43 et jurisprudence citée).

42

Il convient cependant de rappeler qu’il découle du principe de coopération loyale que toute institution d’un État membre doit procéder à un examen diligent de l’application de son propre régime de sécurité sociale. Il découle également de ce principe que les institutions des autres États membres sont en droit de s’attendre à ce que l’institution de l’État membre concerné se conforme à cette obligation (voir, par analogie, arrêt du 3 mars 2016, Commission/Malte, C‑12/14, EU:C:2016:135, point 37).

43

Par conséquent, il incombe à l’institution compétente de l’État membre qui a établi le certificat E 101 de reconsidérer le bien-fondé de cette délivrance et, le cas échéant, de retirer ce certificat lorsque l’institution compétente de l’État membre dans lequel le travailleur effectue un travail émet des doutes quant à l’exactitude des faits qui sont à la base dudit certificat et, partant, des mentions qui y figurent, notamment parce que celles-ci ne correspondent pas aux exigences de l’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71 (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 44 et jurisprudence citée).

44

En vertu de l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement no 1408/71, dans l’hypothèse où les institutions concernées ne parviendraient pas à se mettre d’accord, notamment, sur l’appréciation des faits propres à une situation spécifique et, par conséquent, sur la question de savoir si celle-ci relève de l’article 14, point 1, sous a), dudit règlement, il leur est loisible d’en appeler à la commission administrative visée à l’article 80 de ce règlement (voir, par analogie, arrêt du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 45 et jurisprudence citée).

45

Si cette dernière ne parvient pas à concilier les points de vue des institutions compétentes au sujet de la législation applicable en l’espèce, il est à tout le moins loisible à l’État membre sur le territoire duquel le travailleur concerné effectue un travail, et ce sans préjudice des éventuelles voies de recours de nature juridictionnelle existant dans l’État membre dont relève l’institution émettrice, d’engager une procédure en manquement, conformément à l’article 259 TFUE, aux fins de permettre à la Cour d’examiner, à l’occasion d’un tel recours, la question de la législation applicable audit travailleur et, partant, l’exactitude des mentions figurant dans le certificat E 101 (arrêt du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 46 et jurisprudence citée).

46

Ainsi, en cas d’erreur, même manifeste, d’appréciation sur les conditions d’application des règlements nos 1408/71 et 574/72, et quand bien même il serait avéré que les conditions de l’activité des travailleurs concernés n’entrent manifestement pas dans le champ d’application matériel de la disposition sur la base de laquelle le certificat E 101 a été délivré, la procédure à suivre pour résoudre les éventuels différends entre les institutions des États membres concernés portant sur la validité ou l’exactitude d’un certificat E 101 doit être respectée (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, points 52 et 53).

47

Le règlement no 987/2009, actuellement en vigueur, a codifié la jurisprudence de la Cour, en consacrant le caractère contraignant du certificat E 101 et la compétence exclusive de l’institution émettrice quant à l’appréciation de la validité dudit certificat, et en reprenant explicitement ladite procédure en tant que moyen pour résoudre les différends portant tant sur l’exactitude des documents établis par l’institution compétente d’un État membre que sur la détermination de la législation applicable au travailleur concerné (voir, en ce sens, arrêt du 27 avril 2017, A-Rosa Flussschiff, C‑620/15, EU:C:2017:309, point 59).

48

Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, de telles considérations ne doivent toutefois pas aboutir à ce que les justiciables puissent frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 2 mai 1996, Paletta, C‑206/94, EU:C:1996:182, point 24 ; du 21 février 2006, Halifax e.a., C‑255/02, EU:C:2006:121, point 68 ; du 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas, C‑196/04, EU:C:2006:544, point 35, ainsi que du 28 juillet 2016, Kratzer, C‑423/15, EU:C:2016:604, point 37).

49

Le principe d’interdiction de la fraude et de l’abus de droit, exprimé par cette jurisprudence, constitue un principe général du droit de l’Union dont le respect s’impose aux justiciables. En effet, l’application de la réglementation de l’Union ne saurait être étendue jusqu’à couvrir les opérations qui sont réalisées dans le but de bénéficier frauduleusement ou abusivement des avantages prévus par le droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêts du 5 juillet 2007, Kofoed, C‑321/05, EU:C:2007:408, point 38, ainsi que du 22 novembre 2017, Cussens e.a., C‑251/16, EU:C:2017:881, point 27).

50

En particulier, la constatation d’une fraude repose sur un faisceau concordant d’indices établissant la réunion d’un élément objectif et d’un élément subjectif.

51

Ainsi, d’une part, l’élément objectif consiste dans le fait que les conditions requises aux fins de l’obtention et de l’invocation d’un certificat E 101, prévues au titre II du règlement no 1408/71 et rappelées au point 34 du présent arrêt, ne sont pas remplies.

52

D’autre part, l’élément subjectif correspond à l’intention des intéressés de contourner ou d’éluder les conditions de délivrance dudit certificat, en vue d’obtenir l’avantage qui y est attaché.

53

L’obtention frauduleuse d’un certificat E 101 peut ainsi découler d’une action volontaire, telle que la présentation erronée de la situation réelle du travailleur détaché ou de l’entreprise détachant ce travailleur, ou d’une omission volontaire, telle que la dissimulation d’une information pertinente dans l’intention d’éluder les conditions d’application de l’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71.

54

Dans ce contexte, lorsque, dans le cadre du dialogue prévu à l’article 84 bis, paragraphe 3, du règlement no 1408/71, l’institution de l’État membre dans lequel des travailleurs ont été détachés saisit l’institution émettrice des certificats E 101 d’éléments concrets qui donnent à penser que ces certificats ont été obtenus frauduleusement, il appartient à la seconde institution, en vertu du principe de coopération loyale, de réexaminer, à la lumière de ces éléments, le bien-fondé de la délivrance desdits certificats et, le cas échéant, de retirer ceux-ci, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence rappelée au point 43 du présent arrêt.

55

Si cette dernière institution s’abstient de procéder à un tel réexamen dans un délai raisonnable, lesdits éléments doivent pouvoir être invoqués dans le cadre d’une procédure judiciaire, aux fins d’obtenir du juge de l’État membre dans lequel les travailleurs ont été détachés qu’il écarte les certificats en cause.

56

Les personnes auxquelles il est reproché, dans le cadre d’une telle procédure, d’avoir eu recours à des travailleurs détachés sous le couvert de certificats obtenus de manière frauduleuse doivent cependant disposer de la possibilité de réfuter les éléments sur lesquels se fonde cette procédure, dans le respect des garanties liées au droit à un procès équitable, avant que le juge national décide, le cas échéant, d’écarter ces certificats et se prononce sur la responsabilité desdites personnes en vertu du droit national applicable.

57

En l’occurrence, il ressort des éléments fournis par la juridiction de renvoi que l’enquête menée par l’inspection sociale belge en Bulgarie a permis d’établir que les entreprises bulgares ayant procédé au détachement des travailleurs en cause au principal n’exerçaient aucune activité significative en Bulgarie.

58

Il ressort également des indications fournies par la juridiction de renvoi que les certificats en cause au principal ont été obtenus frauduleusement, au moyen d’une présentation des faits ne correspondant pas à la réalité, et ce dans le but d’éluder les conditions auxquelles la réglementation de l’Union subordonne le détachement des travailleurs.

59

Par ailleurs, ainsi qu’il a été relevé au point 21 du présent arrêt, il ressort des observations du gouvernement belge, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier au regard des faits constatés dans le cadre de la procédure judiciaire, que l’institution bulgare compétente, saisie d’une demande de réexamen et de retrait des certificats en cause au principal, à la lumière des résultats de l’enquête visée au point 57 du présent arrêt, s’est abstenue de prendre en compte ceux-ci aux fins d’un réexamen du bien-fondé de la délivrance de ces certificats.

60

Dans un cas tel que celui au principal, le juge national peut écarter les certificats E 101 concernés et il lui appartient de déterminer si les personnes soupçonnées d’avoir eu recours à des travailleurs détachés sous le couvert de certificats obtenus de manière frauduleuse sont susceptibles de voir leur responsabilité engagée sur la base du droit national applicable.

61

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la question posée que l’article 14, point 1, sous a), du règlement no 1408/71 et l’article 11, paragraphe 1, sous a), du règlement no 574/72 doivent être interprétés en ce sens que, lorsque l’institution de l’État membre dans lequel les travailleurs ont été détachés a saisi l’institution émettrice de certificats E 101 d’une demande de réexamen et de retrait de ceux-ci à la lumière d’éléments recueillis dans le cadre d’une enquête judiciaire ayant permis de constater que ces certificats ont été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse, et que l’institution émettrice s’est abstenue de prendre en considération ces éléments aux fins du réexamen du bien-fondé de la délivrance desdits certificats, le juge national peut, dans le cadre d’une procédure diligentée contre des personnes soupçonnées d’avoir eu recours à des travailleurs détachés sous le couvert de tels certificats, écarter ces derniers si, sur la base desdits éléments et dans le respect des garanties inhérentes au droit à un procès équitable qui doivent être accordées à ces personnes, il constate l’existence d’une telle fraude.

Sur les dépens

62

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

 

L’article 14, point 1, sous a), du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement (CE) no 118/97 du Conseil, du 2 décembre 1996, tel que modifié par le règlement (CE) no 631/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 31 mars 2004, et l’article 11, paragraphe 1, sous a), du règlement (CEE) no 574/72 du Conseil, du 21 mars 1972, fixant les modalités d’application du règlement no 1408/71, dans sa version modifiée et mise à jour par le règlement no 118/97, doivent être interprétés en ce sens que, lorsque l’institution de l’État membre dans lequel les travailleurs ont été détachés a saisi l’institution émettrice de certificats E 101 d’une demande de réexamen et de retrait de ceux-ci à la lumière d’éléments recueillis dans le cadre d’une enquête judiciaire ayant permis de constater que ces certificats ont été obtenus ou invoqués de manière frauduleuse, et que l’institution émettrice s’est abstenue de prendre en considération ces éléments aux fins du réexamen du bien-fondé de la délivrance desdits certificats, le juge national peut, dans le cadre d’une procédure diligentée contre des personnes soupçonnées d’avoir eu recours à des travailleurs détachés sous le couvert de tels certificats, écarter ces derniers si, sur la base desdits éléments et dans le respect des garanties inhérentes au droit à un procès équitable qui doivent être accordées à ces personnes, il constate l’existence d’une telle fraude.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : le néerlandais.