CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 12 novembre 2015 ( 1 )

Affaire C‑483/14

KA Finanz AG

contre

Sparkassen Versicherung AG Vienna Insurance Group

[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberster Gerichtshof

(Cour suprême, Autriche)]

«Renvoi préjudiciel — Droit des entreprises — Notion de ‘droit des sociétés’ — Fusion transfrontalière de sociétés — Protection des créanciers — Loi applicable et règles de conflit dans le cas d’une fusion transfrontalière de sociétés — Droits des porteurs de titres, autres que des actions, auxquels sont attachés des droits spéciaux»

1. 

Dans la présente affaire, l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) cherche à savoir quelle est la loi applicable à un litige opposant la société absorbante à un créancier de la société absorbée et si, en cas de fusion transfrontalière, la société absorbante est en droit de mettre unilatéralement fin à la relation juridique qui la lie au souscripteur d’obligations subordonnées et de le désintéresser totalement.

2. 

Dans les présentes conclusions, nous expliquerons les raisons pour lesquelles nous estimons que, lorsque, au cours d’une fusion, la société absorbée a eu recours à l’émission d’obligations subordonnées, de la nature de celles examinées dans l’affaire au principal, ces dernières ne sont transmises à la société absorbante que pour autant que, au jour de la fusion, les fonds propres complémentaires ainsi constitués se trouvaient encore présents, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier. Si tel est le cas, nous expliquerons pourquoi nous pensons que l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2005/56/CE ( 2 ) doit être interprété en ce sens que, dans le cadre d’une fusion transfrontalière, les contrats tels que ceux en cause au principal conclus par la société absorbée sont transférés à la société absorbante entraînant ainsi l’application de la loi choisie par les parties au moment de la conclusion initiale de ces contrats. Puis, nous indiquerons les raisons pour lesquelles nous estimons que l’article 4, paragraphes 1 et 2, de cette directive, lu en combinaison avec l’article 13, paragraphe 1, de la troisième directive 78/855/CEE ( 3 ), doit être interprété en ce sens que les créances nées d’instruments financiers tels que les obligations subordonnées en cause au principal ne peuvent jouir, au vu de leur nature, que d’une protection équivalente à celle dont elles bénéficiaient avant la fusion transfrontalière.

I – Le cadre juridique

A – La convention de Rome

3.

L’article 1er de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980 ( 4 ), énonce ce qui suit:

«1.   Les dispositions de la présente convention sont applicables, dans les situations comportant un conflit de lois, aux obligations contractuelles.

2.   Elles ne s’appliquent pas:

[...]

e)

aux questions relevant du droit des sociétés, associations et personnes morales, telles que la constitution, la capacité juridique, le fonctionnement interne et la dissolution des sociétés, associations et personnes morales, ainsi que la responsabilité personnelle légale des associés et des organes pour les dettes de la société, association ou personne morale;

[...]»

4.

La convention de Rome a été remplacée par le règlement (CE) no 593/2008 du Parlement européen et du Conseil, du 17 juin 2008, sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) ( 5 ).

B – Le droit de l’Union

1. La troisième directive 78/855

5.

La troisième directive 78/855 visait à garantir, dans tous les États membres, une protection minimale des intérêts des associés et des tiers en cas de fusions de sociétés anonymes ( 6 ). Notamment, elle veillait à ce que la réalisation de la fusion ne porte pas préjudice aux créanciers, obligataires ou non, et aux porteurs d’autres titres des sociétés qui fusionnent ( 7 ).

6.

Ainsi, la troisième directive 78/855 prévoyait ce qui suit:

«[...]

Article 13

1.   Les législations des États membres doivent prévoir un système de protection adéquat des intérêts des créanciers des sociétés qui fusionnent pour les créances nées antérieurement à la publication du projet de fusion et non encore échues au moment de cette publication.

2.   À cet effet, les législations des États membres prévoient, au moins, que ces créanciers ont le droit d’obtenir des garanties adéquates lorsque la situation financière des sociétés qui fusionnent rend cette protection nécessaire et que ces créanciers ne disposent pas déjà de telles garanties.

3.   La protection peut être différente pour les créanciers de la société absorbante et ceux de la société absorbée.

Article 14

Sans préjudice des règles relatives à l’exercice collectif de leurs droits, il est fait application de l’article 13 aux obligataires des sociétés qui fusionnent, sauf si la fusion a été approuvée par une assemblée des obligataires, lorsque la loi nationale prévoit une telle assemblée, ou par les obligataires individuellement.

Article 15

Les porteurs de titres, autres que des actions, auxquels sont attachés des droits spéciaux doivent jouir, au sein de la société absorbante, de droits au moins équivalents à ceux dont ils jouissaient dans la société absorbée, sauf si la modification de ces droits a été approuvée par une assemblée des porteurs de ces titres, lorsque la loi nationale prévoit une telle assemblée, ou par les porteurs de ces titres individuellement, ou encore si ces porteurs ont le droit d’obtenir le rachat de leurs titres par la société absorbante.

[...]

Article 19

1.   La fusion entraîne ipso jure et simultanément les effets suivants:

a)

la transmission universelle, tant entre la société absorbée et la société absorbante qu’à l’égard des tiers, de l’ensemble du patrimoine actif et passif de la société absorbée à la société absorbante;

b)

les actionnaires de la société absorbée deviennent actionnaires de la société absorbante;

c)

la société absorbée cesse d’exister.

2.   Aucune action de la société absorbante n’est échangée contre les actions de la société absorbée détenues:

a)

soit par la société absorbante elle-même ou par une personne agissant en son nom propre mais pour le compte de la société;

b)

soit par la société absorbée elle-même ou par une personne agissant en son nom propre mais pour le compte de la société.

3.   Il n’est pas porté atteinte aux législations des États membres qui requièrent des formalités particulières pour l’opposabilité aux tiers du transfert de certains biens, droits et obligations apportés par la société absorbée. La société absorbante peut procéder elle-même à ces formalités; toutefois, la législation des États membres peut permettre à la société absorbée de continuer à procéder à ces formalités pendant une période limitée qui ne peut être fixée, sauf cas exceptionnels, à plus de six mois après la date à laquelle la fusion prend effet.

[...]»

7.

La troisième directive 78/855 a été remplacée par la directive 2011/35/UE du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, concernant les fusions des sociétés anonymes ( 8 ).

2. La directive 2005/56

8.

La directive 2005/56 a pour but de faciliter les fusions transfrontalières entre sociétés de capitaux de différents types relevant de législations d’États membres différents ( 9 ).

9.

Le considérant 3 de ladite directive énonce:

«Afin de faciliter les opérations de fusion transfrontalière, il convient de prévoir que, à moins que la présente directive n’en dispose autrement, chaque société participant à une fusion transfrontalière, ainsi que chaque tiers concerné, reste soumis aux dispositions et aux formalités de la législation nationale qui serait applicable à une fusion nationale. Il convient qu’aucune des dispositions et formalités de la législation nationale auxquelles il est fait référence dans la présente directive n’introduise de restrictions à la liberté d’établissement ou à la libre circulation des capitaux, à moins que ces restrictions puissent être justifiées conformément à la jurisprudence de la Cour de justice [de l’Union européenne], notamment par des exigences d’intérêt général, et qu’elles soient à la fois nécessaires pour satisfaire à de telles exigences impératives et proportionnelles à celles-ci.»

10.

L’article 4 de la directive 2005/56 est rédigé comme suit:

«1.   Sauf disposition contraire de la présente directive,

a)

les fusions transfrontalières ne sont possibles qu’entre types de sociétés qui peuvent fusionner en vertu de la législation nationale des États membres concernés; et

b)

une société participant à une fusion transfrontalière se conforme aux dispositions et aux formalités de la législation nationale dont elle relève. [...]

2.   Les dispositions et formalités visées au paragraphe 1, point b), concernent en particulier le processus décisionnel relatif à la fusion et, compte tenu de la nature transfrontalière de la fusion, la protection des créanciers des sociétés qui fusionnent, des obligataires et des porteurs de titres ou de parts, ainsi que des travailleurs pour ce qui est des droits autres que ceux régis par l’article 16. Un État membre peut adopter, pour les sociétés participant à une fusion transfrontalière et relevant de sa législation, des dispositions destinées à assurer une protection appropriée aux associés minoritaires qui se sont prononcés contre la fusion transfrontalière.»

11.

L’article 14 de cette directive prévoit ce qui suit:

«1.   La fusion transfrontalière réalisée conformément à l’article 2, point 2), a) et c), entraîne, à partir de la date visée à l’article 12, les effets suivants:

a)

l’ensemble du patrimoine actif et passif de la société absorbée est transféré à la société absorbante;

b)

les associés de la société absorbée deviennent associés de la société absorbante;

c)

la société absorbée cesse d’exister.

[...]»

C – Le droit autrichien

12.

L’article 226, paragraphe 1, de la loi relative aux sociétés par actions (Aktiengesetz), du 31 mars 1965 ( 10 ), dans sa version applicable aux faits au principal (ci-après l’«AktG»), prévoit que, pour autant qu’ils se manifestent dans un délai de six mois à compter de la publication de l’enregistrement de la fusion, les créanciers des sociétés concernées doivent obtenir des garanties s’ils ne peuvent demander leur désintéressement. Ce droit n’est toutefois accordé aux créanciers que s’ils démontrent, de manière crédible, que la fusion constitue un risque pour le paiement de leur créance. Il convient d’informer les créanciers de ce droit dans le cadre de la publication de l’enregistrement.

13.

L’article 226, paragraphe 2, de l’AktG précise que le droit d’exiger des garanties n’est pas ouvert aux créanciers qui, dans la procédure d’insolvabilité, disposent d’un droit à un désintéressement préférentiel à partir d’une masse constituée selon les dispositions légales aux fins de leur protection et placée sous la surveillance de l’autorité compétente.

14.

Selon l’article 226, paragraphe 3, de l’AktG, il convient d’accorder des droits équivalents aux titulaires d’obligations et de titres participatifs ou de leur verser une compensation adéquate pour la modification des droits ou le droit lui-même.

15.

La juridiction de renvoi précise que cette disposition vise à transposer l’article 15 de la troisième directive 78/855.

II – Le litige au principal

16.

Au cours de l’année 2005, Sparkassen Versicherung AG Vienna Insurance Group (ci-après «Sparkassen Versicherung»), établie en Autriche, a souscrit des obligations dans le cadre de deux emprunts subordonnés émis par Kommunalkredit International Bank Ltd (ci-après la «société émettrice»), établie à Chypre.

17.

Selon les articles 3, paragraphes 1, des conditions d’émission de ces deux emprunts, les titres portent intérêt aux taux respectivement de 4,01 % et de 3,84 %. Par ailleurs, conformément aux articles 2 de ces conditions, les créances en vertu de ces titres constituent des créances non garanties et subordonnées sur la société émettrice, qui sont de même rang entre elles et que toute autre créance subordonnée sur cette société. En cas de dissolution, de liquidation ou de faillite de ladite société, les créances découlant des titres ne peuvent être réglées qu’après que les créances non subordonnées ont été honorées. Aucun montant ne peut donc être payé en vertu des titres tant que les créances de tous les créanciers de rang non subordonné de la société émettrice n’auront pas été intégralement réglées ou que des provisions suffisantes n’auront pas été constituées pour ces montants. En outre, un porteur ne peut pas compenser ses créances en vertu des titres avec des créances de la société émettrice. Ces articles 2 prévoient, également, que, à aucun moment à l’avenir, il ne pourra être et ne sera fourni de sûreté contractuelle par cette société ou un tiers pour garantir les droits des porteurs en vertu des titres. Aucune convention future ne peut limiter le caractère subordonné tel que décrit dans lesdits articles 2, ni avancer la date d’échéance des titres ou raccourcir le délai de préavis applicable.

18.

Les articles 4, paragraphes 1, sous b), des conditions d’émission des deux emprunts, relatifs au paiement des intérêts, prévoient que la valeur nominale ne peut être remboursée et des intérêts payés que si les capitaux propres de la société émettrice à prendre en considération ne descendent pas, du fait de ce versement, sous les seuils fixés par les lignes directrices sur le calcul des fonds propres des banques, établies par la Banque centrale de Chypre.

19.

Les articles 9, paragraphes 1, de ces conditions indiquent que, en cas de liquidation ou de dissolution de la société émettrice (sauf aux fins ou en conséquence d’une fusion, d’une restructuration ou d’un assainissement alors qu’elle est solvable, dans le cadre desquels la société qui subsiste reprend en substance tous les actifs et les obligations de la société émettrice), tout porteur peut déclarer son titre échu et en réclamer le remboursement immédiat à hauteur du montant de remboursement anticipé ainsi que des intérêts éventuellement échus à la date du remboursement.

20.

Conformément aux articles 12, paragraphes 1, desdites conditions, la forme et le contenu des titres ainsi que tous les droits et les obligations des porteurs et de la société émettrice sont soumis à la loi allemande.

21.

À la fin de l’année 2008, la société émettrice ne répondait plus aux exigences minimales en matière de fonds propres fixées par les lignes directrices de la Banque centrale de Chypre. Dès lors, elle n’a plus payé les intérêts tels que prévus dans les conditions d’émission.

22.

Le 18 septembre 2010, la fusion de la société émettrice (société absorbée) avec KA Finanz AG (ci-après «KA Finanz») (société absorbante), établie en Autriche, a été inscrite au registre du commerce et des sociétés. Il est également précisé, par la juridiction de renvoi et par Sparkassen Versicherung, que KA Finanz a mis fin unilatéralement aux deux emprunts subordonnés souscrits par Sparkassen Versicherung. Cette dernière précise, plus particulièrement, que, dans le projet commun de fusion du 27 avril 2010, il est indiqué que ces emprunts sont considérés comme des droits spéciaux, qu’ils ne sont pas détenus par KA Finanz, qu’ils ont fait l’objet d’une évaluation et que, à l’issue de celle-ci, la valeur de ces droits a été chiffrée à un montant de zéro. Ainsi, il est inscrit, dans ce projet, qu’il est mis fin auxdits droits à la date de la prise d’effet de la fusion transfrontalière et qu’il n’est accordé aucune indemnité en contrepartie.

23.

Dans la mesure où les intérêts n’ont plus été payés par la société émettrice, Sparkassen Versicherung a formé un recours devant les juridictions autrichiennes afin d’obliger KA Finanz au paiement de la somme de 1,57 million d’euros au titre des intérêts échus au cours des années 2009 et 2010 sur les deux emprunts subordonnés. Sparkassen Versicherung estime, en effet, que KA Finanz, en tant que société absorbante de la société émettrice, en est l’ayant cause à titre universel. À titre subsidiaire, elle demande que soient constatées l’obligation de KA Finanz de lui conférer des droits équivalents au sens de l’article 226, paragraphe 3, de l’AktG et celle de répondre de l’intégralité du préjudice résultant de son omission à le faire. KA Finanz considère, quant à elle, qu’elle n’a pas repris les engagements de la société émettrice et que, bien au contraire, la fusion a eu pour effet d’y mettre un terme. Selon elle, dans la mesure où le versement des intérêts et le remboursement du capital dépendaient de la dotation de la société émettrice en fonds propres, les obligations en cause avaient un caractère de fonds propres, ce qui impliquait le risque d’une perte totale. Dès lors, il s’agissait de titres participatifs, au sens de cette disposition. KA Finanz a donc demandé à ce qu’il soit constaté, dans le cadre de l’absorption de la société émettrice, qu’il a été mis fin aux deux emprunts subordonnés et, à titre subsidiaire, que les obligations pesant sur cette société ne lui ont pas été transmises.

24.

En première instance, le Handelsgericht Wien (tribunal de commerce de Vienne) a, par jugement interlocutoire du 26 juin 2012, rejeté la demande de constatation préalable formulée par KA Finanz ainsi que sa demande subsidiaire. Il a jugé que les obligations en cause n’étaient ni des titres participatifs ni d’autres titres assimilables à des actions, étant donné qu’elles n’avaient pas le caractère de capitaux propres et ne dépendaient pas non plus des bénéfices de la société. Dès lors, selon le Handelsgericht Wien (tribunal de commerce de Vienne), KA Finanz n’était pas en droit de mettre fin aux obligations en cause dans le cadre de la fusion. Au contraire, il a estimé que les emprunts avaient été transférés à KA Finanz dans le cadre de la transmission universelle du patrimoine. La juridiction de renvoi précise que le Handelsgericht Wien (tribunal de commerce de Vienne) ne s’est pas prononcé sur la question de savoir quelle était la loi applicable au litige qui lui était soumis.

25.

Par jugement du 26 avril 2013, l’Oberlandesgericht Wien (tribunal régional supérieur de Vienne) a, sur appel, confirmé la décision du Handelsgericht Wien (tribunal de commerce de Vienne). Il a, notamment, considéré que les effets juridiques d’une fusion faisaient partie du statut personnel et que la transmission du patrimoine dans le cadre de la fusion devait, par conséquent, être appréciée au regard de la loi régissant le statut de KA Finanz, la société absorbante, à savoir la loi autrichienne.

26.

KA Finanz a formé un pourvoi en «Revision» devant la juridiction de renvoi. Cette dernière précise que ce pourvoi porte sur la question de savoir si l’article 226, paragraphe 3, de l’AktG est applicable aux obligations subordonnées souscrites par Sparkassen Versicherung.

III – Les questions préjudicielles

27.

Éprouvant des doutes quant à l’interprétation qu’il convient de donner du droit de l’Union, l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)

Convient-il d’interpréter l’article 1er, paragraphe 2, sous e), de la convention de Rome en ce sens que

a)

des opérations de restructuration telles que des fusions et des scissions et

b)

la règle de protection des créanciers dans le cadre de telles opérations de restructuration, énoncée à l’article 15 de la troisième directive 78/855

relèvent de la clause d’exclusion du ‘droit des sociétés’ du champ d’application de ladite convention?

2)

La réponse est-elle la même en cas d’application de l’article 15 de la directive 2011/35?

3)

En cas de réponse affirmative aux première et deuxième questions, l’exclusion du champ d’application du règlement Rome-I, énoncée à l’article 1er, paragraphe 2, sous d), dudit règlement – disposition qui a succédé à l’article 1er, paragraphe 2, sous e), de la convention de Rome – conduit-elle au même résultat ou doit-elle être interprétée différemment? Si oui, de quelle manière?

4)

Le droit primaire de l’Union, et notamment la liberté d’établissement en vertu de l’article 49 TFUE, la libre prestation des services en vertu de l’article 56 TFUE ou la libre circulation des capitaux et des paiements en vertu de l’article 63 TFUE, fournit-il des indications quant aux règles de conflit à appliquer aux fusions, et notamment quant au point de savoir si la loi applicable est la loi nationale de l’État de la société absorbée ou la loi nationale de la société absorbante?

5)

En cas de réponse négative à la quatrième question, ressort-il du droit dérivé de l’Union, et notamment de la directive 2005/56, de la directive 2011/35 ou de la sixième directive 82/891/CEE du Conseil, du 17 décembre 1982, fondée sur l’article 54 paragraphe 3 point g) du traité et concernant les scissions des sociétés anonymes [ ( 11 )], des principes quant aux règles de conflit à appliquer, et notamment quant au point de savoir si la loi applicable est la loi nationale de l’État de la société absorbée ou la loi nationale de la société absorbante, ou s’il appartient au droit international privé national de décider aux règles matérielles de quel État la situation en cause se rattache?

6)

Convient-il d’interpréter l’article 15 de la troisième directive 78/855 en ce sens que, en cas de fusion transfrontalière, l’émetteur est en droit, vis-à-vis des porteurs de titres, autres que des actions, auxquels sont attachés des droits spéciaux, en particulier d’obligations subordonnées, de mettre fin à la relation juridique et de désintéresser les porteurs?

7)

La réponse est-elle la même en cas d’application de l’article 15 de la directive 2011/35?»

IV – Notre analyse

28.

En vertu des articles 28 et 29, deuxième alinéa, du règlement Rome-I, celui-ci s’applique aux contrats conclus à compter du 17 décembre 2009 et à partir de cette date.

29.

Conformément aux termes de son article 33, la directive 2011/35 est entrée en vigueur le 1er juillet 2011.

30.

Dès lors, ces deux textes ne sont pas applicables à la situation en cause au principal.

31.

La sixième directive 82/891 règle les questions de scissions des sociétés anonymes. Le litige au principal portant sur la fusion de telles sociétés, cette directive n’est pas pertinente pour la résolution de ce litige.

32.

Par conséquent, nous estimons qu’il n’est pas nécessaire de répondre aux deuxième, troisième et septième questions ainsi qu’à la cinquième question en ce qu’elle porte sur la sixième directive 82/891 et la directive 2011/35.

33.

S’agissant du fond du droit dont l’interprétation est soumise à la Cour, il nous apparaît que la solution dépend de la nature réelle que revêt cette forme particulière de financement des entreprises que constituent les obligations subordonnées.

34.

Le principe du titre subordonné en cause revient, pour celui qui investit, à mettre à la disposition de l’émetteur des fonds pendant une durée particulièrement longue, ici 25 ans ( 12 ). Une rémunération d’un montant supérieur à celle d’un emprunt ordinaire vient compenser à la fois l’ampleur de l’immobilisation du capital investi et le risque qui en résulte quant à son remboursement. En effet, le paiement du capital ne peut avoir lieu qu’après que tous les autres créanciers, y compris chirographaires, ont été préalablement désintéressés.

35.

La durée de l’immobilisation consentie génère, évidemment, un risque quant à la situation future de la société au terme de périodes aussi longues, voire parfois indéfinies.

36.

Il en résulte, à notre sens, deux conséquences différentes, mais complémentaires, l’une à l’égard de l’investisseur, l’autre à l’égard de l’émetteur. S’agissant de l’investisseur, le contrat est incontestablement aléatoire. Qui peut savoir si, dans 25 ans, la société existera toujours et si elle sera encore in bonis? S’agissant de l’émetteur, les fonds ainsi obtenus seront durablement immobilisés et seront appréhendés comme tels. Loin d’être des dettes à court terme, ils permettront à l’émetteur d’améliorer sa structure bilancielle, comme des fonds propres, même s’ils ne correspondent pas à la définition juridique de ces derniers.

37.

Pour reprendre une opinion générale, nous pouvons considérer que les observations diverses de la doctrine aboutissent au constat d’un manque d’unité conceptuelle dans un domaine qui est loin d’être harmonisé.

38.

Pour cette raison, nous estimons devoir nous fonder sur la nature, en fait, sui generis de ce contrat particulier et observer que la durée, d’une part, et le caractère aléatoire du placement, d’autre part, donnent aux fonds considérés le caractère de fonds propres, même si, par souci d’exactitude, il est préférable de les qualifier de «fonds propres complémentaires» pour reprendre la qualification retenue par le Comité de Bâle ( 13 ).

39.

En effet, dans ses observations écrites, non contestées sur ce point lors de l’audience, Sparkassen Versicherung indique que «de [la clause relative au paiement], ainsi que d’autres dispositions des conditions d’émission, il découle que les titres en cause sont des fonds propres Lower Tier 2 au sens de la pratique de surveillance bancaire et des émissions en application des accords de Bâle I et II» ( 14 ). Les titres Lower Tier 2 sont considérés comme des fonds propres complémentaires par le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire ( 15 ).

40.

Le caractère de fonds propres est renforcé par la nature aléatoire du contrat de souscription dans la mesure où, en cas de cessation des paiements et de liquidation, ces fonds propres ne devront pas être remboursés tant que la totalité des autres créanciers ne l’auront pas été avant eux, allégeant ainsi d’autant la masse des dettes.

41.

Si la société est dans une situation telle que le remboursement desdits fonds propres est inenvisageable, leur perte constituera, pour l’investisseur, la réalisation de l’aléa contenu dans la nature du contrat lui-même et, par définition, il ne saurait rien réclamer. La disparition des fonds, issue éventuelle du contrat aléatoire conclu, entraînerait, en effet, la disparition de la créance et, par là même, la question de la loi applicable n’aurait plus lieu de se poser.

42.

Toute la question est donc de savoir si, au jour de la fusion, il existait encore une créance au profit de Sparkassen Versicherung résultant de la souscription des obligations subordonnées et, pour cela, de déterminer si, au jour de cette fusion, la situation de la société émettrice révélait l’existence des fonds en question. En effet, même si, à l’évidence, la fusion n’entraîne pas la liquidation de la société absorbée cependant dissoute, il apparaît nécessaire que, au moment de la fusion-absorption, le montant de l’actif et du passif ainsi apporté à la société absorbante soit établi, ce qui, normalement, doit faire l’objet de l’étude attentive des commissaires aux comptes. Que les comptes soient effectués à cette occasion nous semble être de bonne prudence, ne serait-ce que pour éviter que soient pris en considération des éléments sans valeur qui constitueraient, en réalité, des actifs fictifs.

43.

La disparition de la créance, nullement imprévisible dans la vie d’une société, et dont la survenance mènerait, ainsi, à une issue défavorable, même à une date anticipée par rapport au terme initialement convenu, nous paraît faire partie de l’aléa inhérent à ce type de contrat.

44.

Ainsi que cela a été relevé au point 22 des présentes conclusions, cette évaluation semble avoir eu lieu pour aboutir à la conclusion que la valeur des titres constatant l’investissement en cause était équivalente à zéro.

45.

Néanmoins, s’agissant d’une question de fait, il appartiendra à la juridiction nationale d’établir le point de savoir si les fonds propres complémentaires ainsi constitués étaient présents dans la société absorbée au jour de la fusion.

46.

Il convient, cependant, d’envisager l’hypothèse selon laquelle la société absorbée aurait été in bonis.

47.

Si tel était le cas, alors la question de la loi applicable au litige au principal se poserait effectivement. Dans la mesure où, en vertu de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2005/56, la fusion transfrontalière entraîne, à partir de la date à laquelle cette fusion prend effet, le transfert de l’ensemble du patrimoine actif et passif de la société absorbée à la société absorbante ( 16 ), cette dernière société devient l’ayant droit universel de la première, reprenant, ainsi, l’ensemble de ses contrats conclus avant la fusion, sans entraîner de novation. Dès lors, la loi choisie par les parties au moment de la conclusion de ces contrats reste la loi applicable au litige, en l’occurrence la loi allemande.

48.

Par conséquent, cette disposition doit être interprétée en ce sens que, dans le cadre d’une fusion transfrontalière, les contrats tels que ceux en cause au principal conclus par la société absorbée sont transférés à la société absorbante entraînant ainsi l’application de la loi choisie par les parties au moment de la conclusion initiale de ces contrats.

49.

Par ailleurs, s’il existe des sommes dues au titre des intérêts échus et non payés avant la disparition des fonds propres et des fonds propres complémentaires de la société émettrice, la créance qui en résulte doit bénéficier d’une protection équivalente à celle résultant du contrat initial et soumise aux mêmes aléas. En vertu de l’article 4, paragraphes 1 et 2, de la directive 2005/56, une société participant à une fusion transfrontalière se conforme aux dispositions et aux formalités de la législation nationale dont elle relève, ces dispositions et ces formalités concernant, notamment, la protection des créanciers des sociétés qui fusionnent ( 17 ). Dans la mesure où les États membres doivent se conformer aux articles 13 à 15 de la troisième directive 78/855 concernant la protection des créanciers dans le cadre d’une fusion nationale, nous en déduisons que la directive 2005/56 renvoie à ces dispositions et que les créanciers, dans le cadre d’une fusion transfrontalière, doivent jouir de la même protection que les créanciers concernés par une fusion nationale. Plus précisément, parmi lesdites dispositions, seul l’article 13 de la troisième directive 78/855 nous paraît applicable au type d’obligation concernée en raison de la nature originale de celle-ci. En effet, l’article 14 de cette directive étend cet article 13 au cas des obligataires simples, qui ne sauraient être assimilés aux titulaires d’obligations subordonnées.

50.

L’article 15 de ladite directive concerne, quant à lui, les titres autres que les actions auxquels sont rattachés des droits spéciaux. Les porteurs de ces titres se voient reconnaître le droit à une protection au moins équivalente à celle dont ils bénéficiaient avant la fusion, et donc potentiellement plus étendue. En conséquence de la nature propre des titres en cause, cette disposition ne saurait leur être applicable. En effet, le type d’obligation concernée ne saurait, à notre sens, être qualifié de «titres auxquels sont attachés des droits spéciaux», leur spécificité conférant des droits spécialement favorables à l’émetteur et non au souscripteur. Renverser ce déséquilibre, fût-ce seulement en ce qui concerne le paiement d’intérêts dont les modalités de perception dépendent de la structure même du contrat, reviendrait ici encore à transformer ce dernier.

51.

Or, il est indispensable que la nature du contrat initial du type de ceux présentement examinés soit exactement conservée, sinon il en résulterait une novation, par définition étrangère à la fusion, car incompatible avec la qualité d’ayant cause à titre universel de la société absorbante.

52.

En effet, ce contrat étant de nature aléatoire et l’aléa pesant sur l’investisseur, toute garantie qui renforcerait la créance diminuerait, voire supprimerait, l’aléa et modifierait donc la nature du contrat initial et potentiellement celle des fonds ainsi constitués et des droits qui lui sont attachés.

53.

Ainsi, à titre d’exemple, quelle que soit la règle de conflit de loi appliquée, elle ne saurait aboutir à un résultat tel que celui qu’apporterait l’article 226, paragraphe 1, de l’AktG, prévoyant, dans certains cas, que le créancier, qui n’a pas pu être remboursé, peut demander des garanties s’il démontre que la fusion constitue un risque pour son remboursement.

54.

De même, s’agissant de l’absorption d’une société in bonis, la possibilité pour l’une ou l’autre partie au contrat d’émission de faire cesser celui-ci en cas de fusion ultérieure ne saurait résulter que d’une stipulation expresse dudit contrat lors de sa conclusion initiale, stipulation qui, en tout état de cause, ne saurait jouer lorsque la situation de perte des fonds propres était avérée avant la fusion en question.

55.

Dès lors, au vu de ce qui précède, nous estimons que l’article 4, paragraphes 1 et 2, de la directive 2005/56, lu en combinaison avec l’article 13, paragraphe 1, de la troisième directive 78/855, doit être interprété en ce sens que les créances nées d’instruments financiers tels que les obligations subordonnées en cause au principal ne peuvent jouir, au vu de leur nature, que d’une protection équivalente à celle dont elles bénéficiaient avant la fusion transfrontalière.

V – Conclusion

56.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre à l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême) de la manière suivante:

Lorsque, au cours d’une fusion, la société absorbée a eu recours à l’émission d’obligations subordonnées, de la nature de celles examinées dans l’affaire au principal, ces dernières ne sont transmises à la société absorbante que pour autant que, au jour de la fusion, les fonds propres complémentaires ainsi constitués se trouvaient encore présents, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.

Dans l’affirmative, l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2005/56/CE du Parlement européen et du Conseil, du 26 octobre 2005, sur les fusions transfrontalières des sociétés de capitaux, doit être interprété en ce sens que, dans le cadre d’une fusion transfrontalière, les contrats tels que ceux en cause au principal conclus par la société absorbée sont transférés à la société absorbante entraînant ainsi l’application de la loi choisie par les parties au moment de la conclusion initiale de ces contrats.

L’article 4, paragraphes 1 et 2, de la directive 2005/56, lu en combinaison avec l’article 13, paragraphe 1, de la troisième directive 78/855/CEE du Conseil, du 9 octobre 1978, fondée sur l’article 54 paragraphe 3 sous g) du traité et concernant les fusions des sociétés anonymes, doit être interprété en ce sens que les créances nées d’instruments financiers tels que les obligations subordonnées en cause au principal ne peuvent jouir, au vu de leur nature, que d’une protection équivalente à celle dont elles bénéficiaient avant la fusion transfrontalière.


( 1 ) Langue originale: le français.

( 2 ) Directive du Parlement européen et du Conseil du 26 octobre 2005 sur les fusions transfrontalières des sociétés de capitaux (JO L 310, p. 1).

( 3 ) Directive du Conseil du 9 octobre 1978 fondée sur l’article 54 paragraphe 3 sous g) du traité et concernant les fusions des sociétés anonymes (JO L 295, p. 36).

( 4 ) JO 1980, L 266, p. 1, ci-après la «convention de Rome».

( 5 ) JO L 177, p. 6, et rectificatif JO 2009, L 309, p. 87, ci-après le «règlement Rome-I».

( 6 ) Voir troisième et quatrième considérants de cette directive.

( 7 ) Voir sixième considérant de ladite directive.

( 8 ) JO L 110, p. 1.

( 9 ) Voir considérant 1 de cette directive.

( 10 ) BGBl. I, 98/1965, p. 1089.

( 11 ) JO L 378, p. 47.

( 12 ) Voir annexes des observations écrites de Sparkassen Versicherung.

( 13 ) Le Comité de Bâle a été créé en 1974. Il est chargé de renforcer la solidité du système financier mondial ainsi que l’efficacité du contrôle prudentiel et la coopération entre les régulateurs bancaires (https://acpr.banque-france.fr/international/la-cooperation-au-niveau-international/les-instances-internationales/secteur-banque/le-comite-de-bale.html).

( 14 ) Voir point 5 de ces observations.

( 15 ) Voir p. 15 du document du Comité de Bâle sur le contrôle bancaire, intitulé «Convergence internationale de la mesure et des normes de fonds propres», disponible à l’adresse Internet http://www.bis.org/publ/bcbs128fre.pdf.

( 16 ) Voir, également, article 2, paragraphe 2, sous a), de cette directive qui indique, notamment, que l’on entend par «fusion» l’opération par laquelle une ou plusieurs sociétés transfèrent, par suite et au moment de leur dissolution sans liquidation, l’ensemble de leur patrimoine, activement et passivement, à une autre société préexistante.

( 17 ) Le considérant 3 de cette directive indique que «chaque société participant à une fusion transfrontalière, ainsi que chaque tiers concerné, reste soumis aux dispositions et aux formalités de la législation nationale qui serait applicable à une fusion nationale».