61986C0299

Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 8 décembre 1987. - Procédure pénale contre Rainer Drexl. - Demande de décision préjudicielle: Corte d'appello di Genova - Italie. - Taxe sur le chiffre d'affaires à l'importation de marchandises par des particuliers. - Affaire 299/86.

Recueil de jurisprudence 1988 page 01213
édition spéciale suédoise page 00413
édition spéciale finnoise page 00419


Conclusions de l'avocat général


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Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

1 . Votre jurisprudence, notamment les deux arrêts Schul ( 1 ) et celui rendu dans l' affaire Bergeres-Becque ( 2 ), répond en quelque sorte par avance aux deux premières questions qui vous sont soumises par la cour d' appel de Gênes . Le requérant au principal, le gouvernement italien et la Commission en conviennent d' ailleurs . En revanche, le problème soulevé par la troisième question n' a pas encore été tranché, du moins directement, par votre Cour, même si dans vos arrêts un certain nombre d' éléments en oriente la solution .

2 . L' intérêt de la présente affaire réside donc dans cette dernière question . Par celle-ci, le juge de renvoi vous demande, en substance, de préciser dans quelle mesure le droit communautaire interdit toute différenciation, en ce qui concerne tant la nature que la gravité des sanctions prévues en cas d' évasion de la TVA à l' importation, d' une part, à l' occasion d' une transaction purement interne, d' autre part, portant sur le même bien alors que le taux de taxation est, en vertu du droit communautaire, identique dans les deux cas . A cette question de principe s' ajoute celle, ayant un aspect particulier, de savoir si une législation nationale peut considérer l' évasion de la TVA à l' importation comme un délit de contrebande passible, en tant qu' infraction douanière, de sanctions pénales, alors que pour l' évasion en matière de transactions internes, qualifiée d' "infraction analogue" par le juge de renvoi, des sanctions différentes sont prévues .

3 . Dans le cadre préjudiciel, vous êtes liés par les qualifications de droit interne données par le juge national . Dès lors, la question de principe est celle de savoir si des sanctions différentes peuvent être appliquées dans les deux hypothèses .

4 . Pour la requérante au principal ainsi que pour la Commission, toute infraction à la TVA, qu' il s' agisse de l' évasion lors de l' importation ou de la fraude à l' occasion d' une transaction interne, devrait être réprimée par des sanctions identiques . En revanche, le gouvernement italien soutient qu' il existe entre les deux types d' infraction des différences qui justifieraient, dans le premier cas, un régime de sanctions plus sévère .

5 . Mais avant d' aborder la discussion sur cette question, il convient de répondre aux arguments du gouvernement italien quant à l' incidence éventuelle du droit communautaire sur le droit pénal interne en matière de fraude fiscale . En effet, ce gouvernement estime qu' en cette matière le droit communautaire ne saurait imposer que le respect des dispositions matérielles du traité, notamment son article 95, et des directives d' harmonisation, en sorte que toute question relative aux sanctions nationales encourues en cas de violation de ces dispositions lui échapperait et relèverait de la compétence exclusive des autorités étatiques .

6 . Cette thèse ne saurait être retenue . Les règles communautaires en matière fiscale ne sont étrangères ni à la liberté de circulation des marchandises ni à celle des personnes . Leur violation ainsi que celle des mesures nationales prises pour leur application concerne étroitement le droit communautaire . S' il est admis que ce droit ne saurait, par lui même, déterminer les sanctions applicables en pareille matière, il n' en demeure pas moins qu' il peut imposer des limites au pouvoir répressif national .

7 . Quelle qu' en soit la spécificité, il ressort de votre jurisprudence que le droit pénal n' échappe pas à l' emprise du droit communautaire . Vous avez d' ailleurs expressément déclaré dans votre arrêt SAIL ( 3 ) que

"l' efficacité du droit communautaire ne saurait varier selon les différents domaines du droit national à l' intérieur desquels il peut faire sentir ses effets"

et, dans l' affaire Ratti ( 4 ), qu' une norme nationale, non encore adaptée à une directive malgré l' expiration du délai prescrit, était inapplicable en droit interne alors même qu' elle était assortie de sanctions pénales .

8 . L' incidence du droit communautaire sur le droit pénal interne est double : lorsque la norme d' interdiction ou d' incrimination est incompatible avec le droit communautaire, c' est la base légale de l' infraction qui disparaît; lorsque les sanctions prévues par la législation nationale pour violation des règles communautaires ou nationales constituent, en raison de leur gravité, une entrave à l' exercice d' une liberté consacrée par le traité, elles doivent être soit écartées soit mitigées ( 5 ).

9 . Certes, vous avez déclaré dans votre arrêt Casati ( 6 ) que :

"En principe, la législation pénale et les règles de la procédure pénale restent de la compétence des États membres ."

Mais vous y avez rappelé votre jurisprudence selon laquelle

"le droit communautaire pose des limites en ce qui concerne les mesures de contrôle que ce droit permet aux États membres de maintenir dans le cadre de la libre circulation des marchandises et des personnes ".

Vous avez notamment souligné dans ce même arrêt que

"les mesures administratives ou répressives ne doivent pas dépasser le cadre de ce qui est strictement nécessaire, les modalités de contrôle ne doivent pas être conçues de manière à restreindre la liberté voulue par le traité et il ne faut pas y rattacher une sanction si disproportionnée à la gravité de l' infraction qu' elle deviendrait une entrave à cette liberté ".

Ce qu' en définitive votre jurisprudence exige est que les sanctions prévues par le droit interne soient "appropriées" ( 7 ), "adéquates" et "raisonnables" ( 8 ), en d' autres termes, proportionnelles à la nature de l' infraction .

10 . Les mêmes principes s' appliquent lorsqu' il s' agit de sanctionner la violation des dispositions fiscales nationales en matière de TVA . Rappelons que la perception de la TVA, à l' occasion tant des transactions internes qu' à l' importation, est prévue par la sixième directive ( 9 ). Rappelons également que, selon votre jurisprudence, la TVA à l' importation constitue non pas une taxe d' effet équivalent à un droit de douane au sens des articles 12 et 13 du traité CEE, mais une imposition intérieure appréhendée par l' article 95 ( 10 ), et que cette position a été réaffirmée, dans votre arrêt Profant ( 11 ), à propos d' une importation d' un véhicule automobile, bien qui se trouve également en cause dans la présente affaire .

11 . On ne saurait valablement soutenir, comme le fait le gouvernement italien, que la seule incidence du droit communautaire en matière fiscale consiste en l' obligation de respecter les dispositions communautaires matérielles, à l' exclusion des aspects accessoires relatifs à leur mise en oeuvre . C' est à juste titre que la Commission se réfère à l' arrêt Commission/République d' Irlande ( 12 ) dans lequel vous avez constaté le manquement par cet État aux obligations lui incombant en vertu de l' article 95, paragraphe 1, du traité, en raison d' un délai de paiement d' accises sur certaines boissons alcooliques fabriquées en Irlande plus favorable que celui prévu pour les mêmes produits importés des autres États membres . C' est dire que, contrairement à la thèse du gouvernement italien, l' interdiction de discrimination en matière fiscale englobe des aspects accessoires au recouvrement de la taxe .

12 . Pour expliquer l' assimilation de l' évasion de la TVA à l' importation à une infraction douanière et, par conséquent, l' application dans cette hypothèse des sanctions prévues pour une telle infraction, le gouvernement italien croit trouver des points de repère dans la sixième directive . Il invoque, notamment, les articles 10, paragraphe 3, alinéas 2 et 3, 11 B, paragraphe 2, et 14, paragraphe 1, relatifs respectivement au fait générateur et à l' exigibilité de la TVA à l' importation, à la base d' imposition et aux exonérations correspondant aux franchises douanières . Les deux premiers reconnaissent aux États membres la faculté d' appliquer, en ce qui concerne le fait générateur et l' exigibilité de la taxe, les règles en vigueur pour les droits de douane, et de retenir, comme base d' imposition, la valeur définie dans le règlement communautaire relatif à la valeur en douane des marchandises ( 13 ).

13 . Pas plus que la troisième visant les exonérations, ces dispositions ne préjugent la nature de la TVA à l' importation ni celle de l' infraction . Ce rattachement, purement technique, est sans pertinence quant à la détermination de la sanction . Il n' est d' ailleurs pas général, comme le démontre l' article 12, paragraphe 5, de la sixième directive aux termes duquel

"le taux applicable à l' importation d' un bien est celui appliqué à l' intérieur du pays pour la livraison du même bien ".

Et l' on relèvera que le gouvernement italien nie toute portée à cette dernière disposition quant à l' appréciation du régime de sanctions alors qu' il attache une importance quasi déterminante aux trois dispositions évoquées précédemment .

14 . Le gouvernement italien estime, en outre, que les diverses obligations auxquelles sont soumis les assujettis à la TVA interne, tels la déclaration, le règlement, la facturation, l' enregistrement, justifient un régime de sanctions différent de celui prévu en cas d' importation . Mais il ne fait aucune référence à l' article 23 de la sixième directive aux termes duquel "en ce qui concerne les importations de biens, les États membres arrêtent les modalités de la déclaration et du paiement qui doit s' ensuivre ". Cette même disposition reconnaît à ces États la faculté de prévoir que la TVA à l' importation soit acquittée postérieurement à cette dernière . Cela, sous réserve de satisfaire aux conditions relatives à la déclaration comportant les renseignements nécessaires pour établir, notamment, le montant de la taxe exigible prévue à l' article 22, paragraphe 4, relatif, lui, à la déclaration effectuée par les redevables soumis aux "obligations en régime intérieur ".

15 . On ne saurait assimiler la TVA à l' importation dans le commerce entre États membres à un droit de douane, ni, par suite, appliquer dans le cas d' évasion à la première les sanctions prévues pour le non-paiement du second . Le régime applicable à l' importation ne doit pas être moins favorable que celui régissant les transactions internes similaires . Faire tomber, systématiquement, sous le coup de la législation pénale, par adoption des santions applicables en matière de droits de douane, toute fraude à la TVA à l' importation, alors que l' évasion de la TVA interne est moins sévèrement réprimée, revient à attribuer une signification particulière au passage d' une frontière intracommunautaire, incompatible avec le marché commun .

16 . Certes, des différences entre la TVA à l' importation et celle perçue à l' occasion d' une cession de biens à l' intérieur de l' État existent, notamment en ce qui concerne les assujettis et le fait générateur de l' imposition . Mais elles ne nous paraissent pas de nature à justifier une hétérogénéité marquée des sanctions encourues, respectivement, dans les deux hypothèses . Les difficultés pour détecter l' évasion de la TVA à l' importation ne sauraient avoir de l' influence sur le régime de sa sanction en la frappant plus lourdement que la fraude à la TVA interne .

17 . En effet, la TVA est une "taxe nationale communautarisée" dont une partie alimente le budget de la Communauté . Cette dernière a donc tout intérêt à ce que les évasions, tant internes qu' à l' importation, soient réprimées effectivement . Conscient, d' ailleurs, des problèmes soulevés par la fraude et l' évasion fiscales, le Conseil a arrêté une directive concernant l' assistance mutuelle en matière de recouvrement des créances résultant d' opérations faisant partie du système de financement du FEOGA ainsi que de prélèvements agricoles et de droits de douane ( 14 ) et l' a modifiée pour y inclure la TVA ( 15 ) au motif que la limitation du champ d' application des dispositions internes en matière de recouvrement de cette taxe constitue "un obstacle à l' établissement ou au fonctionnement du marché commun" ( 16 ). De même, par une directive du 6 décembre 1979 ( 17 ), le Conseil a étendu à la TVA le champ d' application de la directive concernant l' assistance mutuelle des autorités compétentes des États membres dans le domaine des impôts directs ( 18 ) "afin d' assurer l' établissement et la perception corrects" des impôts indirects ( 19 ) en précisant que "l' extension de l' assistance mutuelle se révèle particulièrement nécessaire et urgente en ce qui concerne la taxe sur la valeur ajoutée, en raison à la fois de son caractère d' impôt général sur la consommation et de son rôle dans le système des ressources propres de la Communauté" ( 20 ).

18 . Il n' existe, on le voit, aucune raison valable pour considérer que l' évasion de la TVA à l' importation est plus répréhensible que la fraude à la TVA interne . Aux infractions de nature égale, on devrait appliquer des sanctions comparables .

19 . Il est vrai que les sanctions applicables aux infractions douanières comportent généralement, compte tenu du dommage causé au Trésor public, des aspects à la fois répressifs et indemnitaires ( 21 ). Rien ne s' oppose à ce que des sanctions pénales soient prévues en cas de non-paiement de la TVA, tant qu' elles ne sont pas excessives ou disproportionnées de façon à constituer, par elles-mêmes, une entrave à l' exercice des libertés établies par le traité .

20 . Pour terminer, il nous paraît utile d' appeler l' attention du juge de renvoi sur l' existence de deux directives du Conseil du 28 mars 1983, évoquées au cours de la procédure devant la Cour, relatives aux franchises fiscales applicables, d' une part, en matière d' importation temporaire de certains moyens de transport ( 22 ), d' autre part, aux importations définitives de biens personnels des particuliers en provenance d' un État membre ( 23 ).

21 . Compte tenu de votre jurisprudence et des développements qui précèdent, nous vous proposons de répondre de la manière suivante aux questions posées par la cour d' appel de Gênes :

"1 ) Le droit communautaire interdit d' assujettir à la TVA les importations en provenance d' autres États membres de véhicules automobiles sans tenir compte du montant résiduel de la TVA acquittée dans l' État membre d' exportation encore inclus dans la valeur de la marchandise au moment de l' importation .

2 ) La TVA ainsi perçue par l' État d' importation, alors qu' une cession de tels biens entre particuliers dans cet État n' est pas assujettie à la TVA, constitue une imposition intérieure prohibée par l' article 95 du traité .

3)Les dispositions du droit communautaire, et notamment l' article 95 du traité CEE, s' opposent à ce qu' au cas d' évasion de la TVA à l' importation soient appliquées des sanctions plus sévères qu' à celui du non-paiement de la TVA interne à l' occasion de cessions de biens similaires à l' intérieur de l' État ."

( 1 ) 15/81, arrêt du 5 mai 1982, Rec . p . 1409 . 47/84, arrêt au 21 mai 1985, Rec . p . 1491 .

( 2 ) 39/85, arrêt du 23 janvier 1986, Rec . p . 259 .

( 3 ) 82/71, arrêt du 21 mars 1972, Rec . p . 119, 136, point 5 .

( 4 ) 148/78, arrêt du 5 avril 1979, Rec . p . 1629 .

( 5 ) Ces principes résultent, en matière de libre circulation des personnes, des arrêts tels que 118/75, Watson, 7 juillet 1976, Rec . p . 1185, 8/77, Sagulo, 14 juillet 1977, Rec . p . 1495, et 157/79, Pieck, 3 juillet 198O, Rec . p . 2171, et, en ce qui concerne la libre circulation des marchandises, de vos décisions dans les affaires 41/76, Donckerwolcke, 15 décembre 1976, Rec . p . 1921, 52/77, Cayrol, 30 novembre 1977, Rec . p . 2261, et 179/78, Rivoira, 28 mars 1979, Rec . p . 1147 .

( 6 ) 203/80, arrêt du 11 novembre 1981, Rec . p . 2595, 2618, point 27 .

( 7 ) 48/75, Royer, arrêt du 8 avril 1976, Rec . p . 497, 514, point 42 .

( 8 ) 8/77, précité, p . 1505, point 6, et 15O7, point 12 .

( 9 ) Directive 77/388 du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d' harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d' affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme ( JO L 145 du 13.6.1977, p . 1 ).

( 10 ) Voir affaire 15/81, précitée .

( 11 ) 249/84, arrêt du 3 octobre 1985, Rec . p . 325O .

( 12 ) 55/79, arrêt du 27 février 1980, Rec . p . 481 .

( 13 ) Il s' agit du règlement n° 803/68 du Conseil, du 27 juin 1968, publié au JO L 148 du 28.6.1968, p . 6, remplacé par le règlement n° 1224/80 du Conseil, du 28 mai 198O, publié au JO L 134 du 31.5.198O, p . 1, lui-même modifié par les règlements du Conseil n° 3193/80, du 8 décembre 1980, publié au JO L 333 du 11.12.1980, p . 1, n° 320/85, du 6 février 1985, publié au JO L 34 du 7.2.1985, p . 33, et n° 1055/85, du 23 avril 1985, publié au JO L 112 du 25.4.1985, p . 50 .

( 14 ) Directive 76/3O8 du Conseil, du 15 mars 1976, JO L 73 du 19.3.1976, p . 18 .

( 15 ) Directive 79/1O71 du Conseil, du 6 décembre 1979, JO L 331 du 27.12.1979, p . 10 .

( 16 ) Deuxième considérant .

( 17 ) N° 79/1O7O, JO L 331 du 27.12.1979, p . 8 .

( 18 ) Directive 77/799 du Conseil, du 19 décembre 1977, JO L 336 du 27.12.1977, p . 15 .

( 19 ) Troisième considérant .

( 20 ) Quatrième considérant .

( 21 ) Voir, par exemple, Pradel J .: Droit pénal, 3e éd ., Paris, Cujas, 1981, tome 1, p . 313 et suiv .; Berr Cl . J ., et Tremeau H .: Le droit douanier, 2e éd . Paris, LGDJ, 1981, p . 423 et suiv ..

( 22 ) Directive 83/182 du Conseil, JO L 1O5 du 23.4.1983, p . 59 .

( 23 ) Directive 83/183 du Conseil, JO L 1O5 du 23.4.1983, p . 64 .