19.8.2016   

FR

Journal officiel de l'Union européenne

C 303/36


Avis du Comité économique et social européen sur le thème «L’économie du partage et l’autorégulation»

(avis exploratoire)

(2016/C 303/05)

Rapporteur:

M. Jorge PEGADO LIZ

Par courrier du 16 décembre 2015, M. J. BOEREBOOM, directeur général au ministère des affaires sociales et de l’emploi des Pays-Bas, agissant au nom de la présidence néerlandaise, a demandé au Comité économique et social européen (CESE), conformément à l’article 304 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, d’élaborer un avis exploratoire sur le thème:

«L’économie du partage et l’autorégulation»

(avis exploratoire).

La section spécialisée «Marché unique, production, consommation», chargée de préparer les travaux du Comité en la matière, a adopté son avis le 10 mai 2016.

Lors de sa 517e session plénière des 25 et 26 mai 2016 (séance du 25 mai 2016), le CESE a adopté le présent avis par 133 voix pour, 1 voix contre et 7 abstentions.

1.   Conclusions et recommandations

1.1.

À la suite de la demande que la présidence néerlandaise lui a adressée d’élaborer un avis exploratoire sur le thème de «L’économie du partage et l’autorégulation», le CESE, parvenu au terme de ses travaux, présente maintenant son avis et formule les conclusions ci-après.

1.2.

Dans plusieurs de ses avis, auxquels celui qu’on a sous les yeux est évidemment redevable, le CESE avait déjà anticipé divers aspects du phénomène, sous les différents vocables qui le désignent selon les langues et les différents angles d’approche.

1.3.

Conformément à la requête qui lui a été présentée, le Comité s’est à présent efforcé de donner une définition des traits caractéristiques de l’économie du partage qui englobe les pratiques économiques relevant de son acception, ainsi que de déterminer de quelle manière, sous quelles formes et par quels moyens, notamment par voie d’autorégulation ou de corégulation, il convient que ces comportements économiques et sociaux bénéficient d’une protection juridique.

1.4.

L’économie du partage, qui a pris son essor sur le plan social et économique à partir des années 2000, avec l’utilisation de l’internet et des réseaux sociaux, ne ressortit pas à la relation réciproque de troc, qui est aussi vieille que l’apparition de l’homme, mais se rattache plutôt à un «comportement prosocial non réciproque» ou, plus exactement à «un acte et un processus qui consistent à partager ce que l’on a avec d’autres pour son usage ou à recevoir ou prendre, pour son propre usage, quelque chose d’autrui».

1.5.

Plus que de définir l’économie du partage, comme l’on s’efforcera pourtant de le faire, il importe d’en dégager les caractéristiques, parmi lesquelles on relèvera les traits saillants suivants:

cette pratique n’aboutit pas à conférer la propriété, ni la copropriété, sur les biens concernés, mais débouche sur une communauté d’usage ou d’utilisation,

elle s’effectue par l’intermédiaire d’une plate-forme qui, notamment par des moyens électroniques, met en contact, d’une part, plusieurs acteurs disposant de biens ou de services et, d’autre part, une pluralité d’utilisateurs,

elle poursuit un objectif commun d’une meilleure utilisation, grâce à leur partage, des biens ou des services concernés,

les acteurs finaux de ces transactions d’une nature triangulaire complexe sont au premier chef des «pairs» («de pair à pair», P2P) et ne ressortissent jamais à des relations contractuelles d’entreprises à consommateurs (B2C).

1.6.

Cette caractérisation du phénomène, qui s’appuie sur une conception relativement consensuelle, ouvre la possibilité de définir un modèle pour ce type de relation économique et d’opérer la distinction entre les activités qui relèvent bel et bien de l’économie du partage et doivent bénéficier d’un régime spécial et celles qui, au contraire, utilisent cette dénomination de manière indue, dans le seul but de se soustraire à une réglementation qu’il convient de leur appliquer, et dont l’actualité fournit un exemple avec le cas d’Uber. Il serait possible de mieux assister la prise de décision politique et de rendre la régulation plus adéquate si l’on établissait des distinctions analytiques plus précises quant au contenu de la notion de «partage» et des dispositifs fondés sur une plate-forme.

1.7.

Le poids économique croissant qu’acquièrent les diverses formes dans lesquelles s’incarne l’économie du partage se marque également dans le chiffre d’affaires déjà significatif qu’elle atteint en Europe et dans le monde, de même que s’affirme sa dimension sociale et environnementale, qui aide à resserrer les liens de solidarité entre les citoyens, à revitaliser l’économie locale, à créer de l’emploi, à rationaliser la consommation des ménages, en mutualisant l’utilisation de certains biens, à réduire l’empreinte énergétique et à favoriser une consommation plus responsable et durable. Le paragraphe 5.2 en fournit quelques exemples pertinents.

1.8.

Dans le cadre ainsi tracé, le CESE entend presser la Commission de mettre en œuvre toute une série de mesures, de nature politique, qui sont indispensables pour qu’au niveau de l’Union européenne et dans chaque État membre, l’économie partagée, sous ses multiples formes et modalités, soit soutenue et mise en œuvre, qu’elle gagne en crédibilité et suscite davantage la confiance.

1.9.

Le CESE souligne également que ces nouveaux modèles économiques auront à respecter la législation des États membres et de l’Union qui est applicable et, notamment, à garantir les droits des travailleurs, une imposition adéquate, la protection des données et de la vie privée des parties prenantes, les droits sociaux, une concurrence loyale et la lutte contre les monopoles et les pratiques anticoncurrentielles, la responsabilité des plates-formes vis-à-vis des transactions conclues entre leurs intervenants et de la légalité de leurs offres et, surtout, la protection des droits de tous les acteurs qui participent à l’économie du partage, y compris les «prosommateurs», ces relations devant être adaptées à l’ensemble de l’acquis de l’Union en matière de droits des consommateurs, en particulier pour ses dispositions concernant les clauses abusives, les pratiques commerciales déloyales, la santé et la sécurité et le commerce électronique.

1.10.

Le CESE estime par ailleurs que l’Union européenne et, bien entendu, les États membres réunis sous la houlette de la présidence néerlandaise, devront définir d’urgence le cadre juridique, clair et transparent, dans lequel il conviendra que ces activités se déploient et s’effectuent dans l’espace européen, dans l’acception définie au paragraphe 8.2.4, et il insiste auprès de la Commission pour qu’elle publie rapidement son programme pour l’économie partagée ou collaborative, qui n’a que trop tardé.

1.11.

Il conviendra que dans ledit programme, elle définisse le rôle complémentaire que devront jouer l’autorégulation et la corégulation, dans la ligne des principes et modalités que le CESE a déjà définis, voici des années, dans les avis et rapports d’information qu’il a consacrés spécifiquement à ces aspects et qu’il réitère à présent et considère comme étant récapitulés dans le présent avis.

2.   Introduction: une thématique actuelle et controversée

2.1.

Dans une lettre qui lui a été adressée par le ministère des affaires sociales et de l’emploi, la présidence néerlandaise a demandé au CESE d’élaborer un avis exploratoire sur le thème de «L’économie du partage et l’autoréglementation», sans indiquer aucune orientation à l’appui ni formuler quelque question que ce soit.

2.2.

C’est une question hautement controversée et de grande actualité que cette problématique de l’économie du partage, et ce depuis sa définition et sa démarcation conceptuelle jusqu’aux différentes notions qu’elle englobe et aux pratiques qu’elle intègre et à leurs effets.

2.3.

Innombrables sont les activités qui, ces dernières années, se réclament de cette notion, tout comme les documents écrits, de toute nature, qui ont été consacrés à la thématique afférente.

2.4.

Il n’est donc pas étonnant que, dans plusieurs de ses avis, auxquels celui qu’on a sous les yeux est évidemment redevable et dont il recueille et développe la philosophie générale (1), le CESE, toujours attentif aux divers mouvements qui animent la société civile, ait anticipé divers aspects du phénomène, sous les différents vocables qui le désignent, selon les langues et les différents angles d’approche.

2.5.

Le présent avis a pour objet de répondre à la demande formulée par la présidence néerlandaise, en essayant d’aboutir à une définition des traits caractéristiques de l’économie du partage, de manière à lui conférer une autonomie conceptuelle et à englober les pratiques économiques relevant de son acception, ainsi qu’à déterminer s’il y a lieu que ces comportements économiques et sociaux bénéficient d’une protection juridique et, dans l’affirmative, sous quelles formes et par quels moyens, dont l’autorégulation ou la corégulation, il convient que cette protection leur soit assurée.

3.   Une question d’attitude vis-à-vis de la problématique «être et avoir»

3.1.

Les pratiques de certaines formes dites «de l’économie du partage» sont nées avant même que cette notion ait été conceptualisée, découlant d’une attitude face à «l’être et l’avoir», qui procède fondamentalement de l’idée que «l’on est non pas ce que l’on possède», mais «ce à quoi l’on peut accéder».

3.2.

Il est évident qu’une certaine économie du partage est aussi vieille que l’humanité et plonge ses racines historiques dans l’«économie du troc» des sociétés primitives et qu’elle n’a été progressivement détrônée de sa position qu’avec l’introduction de la monnaie, qui confère à son détenteur la possibilité d’acheter et, partant, d’avoir.

3.3.

Toutefois, les évolutions qui ont pris de l’importance sur le plan social et économique à partir des années 2000, avec l’utilisation de l’internet et des réseaux sociaux, ressortissent non pas à une relation réciproque de troc, mais plutôt à un «comportement prosocial non réciproque» ou, plus exactement, à «un acte et un processus qui consistent à partager ce que l’on a avec d’autres pour son usage ou à recevoir ou prendre, pour son propre usage, quelque chose d’autrui». L’économie du partage s’inspire donc de divers courants de pensée, qui vont du libre accès, universel et gratuit, à la connaissance jusqu’à l’économie de la fonctionnalité ou l’économie du don, axée sur des échanges dont le profit est absent. À la différence de l’économie de troc pur, celle du partage repose sur une notion de «contrepartie», monétaire ou non.

4.   Une pratique économiquement pertinente

4.1.

C’est de cette notion qu’il conviendra de partir pour délimiter le domaine propre et spécifique de l’économie du partage, sous ses différentes facettes, en énonçant les caractéristiques que ses usages doivent présenter et qui donnent la possibilité de les distinguer des autres pratiques économiques de marché.

4.2.

Au premier chef, son trait dominant et commun est qu’elle n’aboutit pas à conférer la propriété, ou la copropriété, sur les biens concernés, mais débouche sur une communauté d’usage ou d’utilisation.

4.3.

Par ailleurs, il est essentiel qu’une intermédiation soit assurée par une plate-forme qui, notamment par des moyens électronique, sous la forme d’un navigateur ou d’une application, mette en contact une pluralité, d’une part, d’acteurs disposant de biens ou de services et, d’autre part, d’utilisateurs.

4.4.

Un objectif commun et caractéristique de ce type d’activité consiste à améliorer la disponibilité (idling capacity) des biens ou des services concernés, grâce à leur partage.

4.5.

De même, on estime qu’il est capital, dans ce modèle économique, que les acteurs finaux ne ressortissent jamais à des relations contractuelles d’entreprises s’adressant à des consommateurs (B2C), mais soient essentiellement des «pairs» (P2P), qu’il s’agisse de personnes physiques ou morales, lesquelles peuvent également être des firmes pour autant qu’elles ne fassent pas de ce partage leur objet commercial: ainsi, une société peut partager avec une autre l’utilisation de son parc automobile ou d’une batterie d’équipements de reprographie. Néanmoins, on ne peut exclure la possibilité qu’une relation de «transaction» se crée entre deux «pairs».

4.6.

Le schéma ci-après illustre les différences entre les modèles économiques concernés:

Relation de pair à pair (P2P)

Relation d’entreprise à consommateur (B2C)

Image

Image

4.7.

Ce type de transaction implique une triangulation contractuelle complexe, qui se traduit dans les relations à nature de contrat qui sont entretenues, tout d’abord, entre le détenteur du bien ou le prestataire de services et l’entité qui gère la plate-forme, ensuite, entre l’utilisateur et l’entité qui joue les intermédiaires sur ladite plate-forme, éventuellement contre rémunération, et, enfin, entre ses différents utilisateurs pour cette utilisation.

4.8.

En conséquence, on estime qu’il ne faut pas ranger parmi les caractéristiques distinctives ou spécifiques de l’économie du partage les éléments suivants:

a)

la gratuité ou le caractère payant (Couchsurfing par opposition à Airbnb);

b)

la réciprocité des positions contractuelles;

c)

le caractère financier ou non de l’opération, d’où l’inclusion du financement participatif dans le périmètre de l’économie du partage;

d)

le simple partage de biens ou de services entre particuliers (le trajet dont on fait bénéficier un collègue, l’ami auquel on prête temporairement une chambre pour une nuit ou un séjour, le voisin dont le lave-linge est tombé en panne et auquel on propose d’utiliser le sien);

e)

l’échange ou la vente de biens en seconde main, étant donné qu’ils n’induisent pas de partage et ont pour effet un changement de propriété des objets concernés.

5.   Quelques exemples concrets de phénomènes qui relèvent ou ne relèvent pas de l’économie partagée

5.1.

Les limites de volume qui sont posées au présent avis ne donnent guère la possibilité ni d’y énoncer, ni, a fortiori, d’examiner en détail la nature de toute une palette, fort étendue, de situations qui se rattachent censément aux caractéristiques assignées à l’économie partagée.

5.2.

Pour illustrer l’objet du présent avis, il s’impose néanmoins de mentionner spécifiquement certaines d’entre elles.

5.2.1.

Dans le secteur de l’hébergement, on relèvera en particulier Airbnb, Rentalia, Homeaway, Couchsurfing et Bedycasa, qui sont des plates-formes sur lesquelles le propriétaire d’un bien immobilier s’inscrit afin de proposer de mettre à disposition soit l’une de ses chambres, soit le logement en totalité, tout en permettant que des auberges, petites structures hôtelières ou autres logis touristiques y affichent eux aussi leurs offres. Vu la facilité avec laquelle tout un chacun peut placer son bien sur ces réseaux de partage et dès lors que les propriétaires retirent de cette activité des gains de plus en plus élevés, la multiplication des hébergements dans ce segment du marché a donné lieu, notamment à Paris et à Amsterdam, à la conclusion d’accords de collaboration entre ces plates-formes et l’administration fiscale, aux fins d’assurer le recouvrement et le paiement de l’impôt dû. Amsterdam, Barcelone, Londres et Berlin ont institué un dispositif d’enregistrement obligatoire de ces logements et des règles qui en limitent l’utilisation dans le temps, dans l’objectif de ne pas porter préjudice à la location à long terme et d’éviter ainsi que les loyers n’augmentent.

5.2.2.

Dans le domaine du transport, on peut citer Blablacar, Umcoche, Liftshare ou Karzoo, soit des applications sur lesquelles peuvent s’inscrire les propriétaires de véhicules particuliers désireux de mettre à disposition les sièges libres de leurs voitures lors de leurs déplacements (covoiturage). Certaines d’entre elles autorisent un partage des frais de transport, mais aucune ne permet de percevoir des paiements à des fins lucratives. Uber, en revanche, se présente comme un cas de figure qui demande à être distingué des précédents, dans la mesure où il offre tout à la fois des dispositifs de partage de véhicules particuliers, en l’occurrence UberPop, qui est interdit sur pratiquement tout le territoire de l’Union, et la possibilité de demander une prestation de déplacement assurée par des chauffeurs professionnels, avec Uberblack et UberX, qui se rapprochent d’un service traditionnel de taxis. On ne voit pas clairement dans quelle catégorie il convient de le ranger et le modèle économique de l’entreprise manque également de transparence, les instances judiciaires ayant même déjà débattu de la question de savoir si les conducteurs d’Uber sont des salariés de cette société (2). Son offre a suscité des manifestations, parfois violentes, et débouché sur des procédures judiciaires un peu partout en Europe. L’Estonie et le Royaume-Uni sont les seuls pays de l’Union européenne à disposer d’une législation qui a entrepris de légaliser ces services, dans l’attente de la réponse que la Cour de justice de l’Union européenne doit apporter aux questions préjudicielles qui lui ont été soumises par un tribunal de Barcelone et un autre de Bruxelles pour en éclaircir la nature (3).

5.2.3.

Comme exemples de financement participatif, on peut citer des dispositifs qui consentent des prêts, avec paiement d’intérêts, tels que Zopa et Auxmoney, apportent des capitaux, moyennant participation au capital social de l’entreprise créée, par exemple avec Fundedbyme et Crowdcube, financent contre des récompenses, dans le cas de Kickstarter ou Indiegogo, ou encore accordent un soutien financier sous la forme de don, sans aucune contrepartie pour les montants versés.

6.   Nécessité de définir un concept

6.1.

Comme souvent, l’effort de conceptualisation ne suit pas une trajectoire linéaire, surtout s’il passe par une méthode inductive, car il demande du temps pour se consolider et dégager un consensus. Tel est également le cas en ce qui concerne le concept d’«économie partagée», qui apparaît dans les médias sociaux aux côtés d’autres notions, comme l’«économie sociale» ou l’«économie solidaire», l’«économie fonctionnelle», l’«économie verte», l’«économie bleue», l’«économie des solutions», l’«économie horizontale», l’«économie à la demande», l’«économie des plates-formes» ou encore l’«économie des petits boulots».

6.2.

De ce fait, certains auteurs choisissent de ne même pas tenter de donner une définition du phénomène, par crainte qu’elle ne soit pas suffisamment englobante ou qu’au contraire elle ne délimite pas correctement son champ d’application.

6.3.

Bien qu’ils fassent abondamment référence à la notion d’«économie du partage», les avis du CESE n’ont jamais essayé de la définir. De la même manière, celui que le Comité des régions (4) y a consacré tente bien d’établir une classification, en deux grandes catégories et quatre formes, mais ne se risque pas plus à la définir. Enfin, la Commission, dans sa récente communication «Améliorer le marché unique» (5), utilise plutôt l’expression d’«économie collaborative», prise comme son synonyme, mais, en lieu et place de lui donner une définition, elle se borne à en énumérer les avantages pour certains acteurs (consommateurs, travailleurs) et à insister sur ses effets dans le domaine de la productivité et de la durabilité, non sans promettre, pour 2016, un programme européen sur l’économie collaborative. Du côté du Parlement européen, on ne relève pas pour l’instant de contribution substantielle, hormis la résolution du 21 décembre 2015«Vers un acte sur le marché unique numérique» (6), quelques études, de grande qualité, et un certain nombre de notes sur des thématiques ponctuelles. Jusqu’à présent, néanmoins, personne n’a procédé, dans un de ces documents, à une étude d’impact du point de vue de la création d’emplois et de la croissance.

6.4.

Sur ce point, on estime qu’il n’y a pas lieu de vouloir faire preuve d’originalité dès lors que, parmi les multiples définitions qui ont été formulées, il en existe une qui apparaît recueillir une large adhésion: on adoptera donc celle que Botsman et Rogers ont donnée, définissant l’«économie partagée» comme «un système économique fondé sur le partage direct entre particuliers, gratuitement ou contre rémunération, de biens ou de services sous-utilisés», par le truchement de plates-formes en ligne, bien qu’il serait possible de mieux assister la prise de décision politique et de rendre la régulation plus adéquate si l’on établissait des distinctions analytiques plus précises quant au contenu de la notion de «partage», en l’occurrence son caractère «non lucratif», ainsi qu’aux éléments qui sont fondés sur la plate-forme concernée.

6.5.

Cette définition est suffisamment large pour embrasser des domaines aussi variés que la production ou la consommation, en passant par les mécanismes financiers (financement participatif) ou la connaissance elle-même, et permettre d’y distinguer quatre secteurs relativement autonomes: la consommation collaborative, l’éducation, la formation et la connaissance collaboratives, le financement collaboratif et, enfin, la production collaborative (7).

6.6.

Cette définition offre également la possibilité d’opérer la distinction avec des modèles économiques qui, s’avançant sous le couvert de l’économie partagée, recouvrent en fait des activités qui ont une finalité exclusivement lucrative et ressortissent à des schémas «de l’entreprise au consommateur» (B2C). Cette conclusion peut se déduire d’une analyse de la manière dont fonctionnent ces plates-formes, même si elle n’est pas toujours transparente, et l’on peut trouver des cas de dispositifs, ressortissant véritablement à l’économie partagée, pour lesquels la relation nouée par la plate-forme est du type «de pair à pair» (P2P) et ladite plate-forme a pour seul rôle de faciliter ces contacts entre pairs, mais également d’autres exemples d’entreprises qui, revêtant les apparences d’une plate-forme de pair à pair, interviennent à ce point dans les transactions, que ce soit en prélevant des commissions, en jouant le rôle de destinataires des paiements ou en assurant des services annexes, qu’il convient de les traiter non plus comme des parties prenantes de l’économie partagée, mais comme des prestataires de services d’entreprise aux consommateurs, avec les conséquences qui en découlent.

6.7.

Par voie de conséquence, cette définition offre en outre la possibilité d’exclure du champ de l’économie du partage certains types d’activités que d’aucuns ont voulu y inclure, comme, entre autres exemples:

a)

le partage de denrées alimentaires ou de biens de consommation non durables;

b)

les mutuelles et coopératives;

c)

l’entrepreneuriat social;

d)

les initiatives de bienfaisance;

e)

l’économie à la demande;

f)

l’économie de la fonctionnalité, qui se rattache plutôt à celle de type circulaire;

g)

l’intermédiation pure et simple.

7.   La visibilité économique croissante du phénomène et quelques pistes politiques à développer

7.1.

Bien qu’il n’existe pas encore de définition tout à fait claire du champ que couvre le phénomène, on a assisté à une multiplication des études et enquêtes visant à en déterminer le poids économique, au niveau de l’Union européenne et du monde entier.

7.2.

Il est dès lors incontestable que ces dernières années et, précisément, dans ces temps de crise et en réaction à cette conjoncture, le nombre d’initiatives d’économie partagée n’a cessé de croître; le site internet www.collaborativeconsumption.com en recense plus d’un millier.

7.3.

Des estimations dont la Commission européenne a fait usage montrent qu’en 2013 les activités qui se rangent dans la catégorie de l’«économie du partage» ont représenté, au niveau mondial, un chiffre d’affaires qui a atteint 3,5 milliards de dollars des États-Unis (USD), affichant une croissance annuelle de 25 %. Aujourd’hui, on en serait désormais à 20 milliards d’USD. Les prévisions effectuées par le bureau d’étude PwC tablent sur une croissance nettement plus forte d’ici 2025 (8).

7.4.

En plus de générer de la valeur économique, l’économie du partage constitue, dans sa dimension sociale et environnementale, un facteur qui resserre les liens de solidarité entre les citoyens, revitalise l’économie locale, crée de l’emploi, rationalise la consommation des ménages, par la mutualisation de l’utilisation de certains biens, réduit l’empreinte énergétique et favorise une consommation plus responsable et durable.

7.5.

Le CESE estime néanmoins que ce type d’économie «représente une innovation qui consiste à compléter l’économie de la production par une économie de l’utilisation, source d’avantages économiques, sociaux et environnementaux», et que, de plus, il «offre une solution à la crise économique et financière» (9).

7.6.

En conséquence, le CESE n’a pas hésité à presser la Commission de mettre en œuvre toute une série de mesures, de nature politique, qui sont indispensables pour qu’au niveau de l’Union et dans chaque État membre, l’économie partagée, sous ses multiples formes et modalités, soit soutenue et mise en œuvre, qu’elle gagne en crédibilité et suscite davantage la confiance. Dans le cadre du présent avis, on ne peut donc que réitérer les positions que le CESE a déjà adoptées sur ces aspects de la question et auxquelles on renverra expressément. En conséquence, il considère que les nouveaux modèles économiques que constituent les plates-formes soulèvent des questions urgentes s’agissant, notamment, d’assurer l’application de la législation nationale, les droits des travailleurs et des rémunérations correctes. Il invite la Commission à se pencher sur ces préoccupations, si elle souhaite que puissent se concrétiser les avantages que ces schémas d’activité recèlent pour la société.

7.7.

Il importe aussi de lancer un appel quant à l’urgence de produire des définitions, des orientations ou des lignes directrices au niveau européen, dans la mesure où certains États membres s’emploient déjà à définir leurs propres politiques, isolément et par anticipation, face au retard qu’accusent les institutions européennes et à leur apparente absence de détermination.

8.   Une activité protégée par le droit

8.1.    Les intérêts concernés et leur protection juridique

8.1.1.

Comme toute activité mettant en relation des personnes qui ont leurs intérêts propres, éventuellement contradictoires, l’économie partagée entre dans le champ du droit et de la réglementation qui régissent lesdits intérêts. En conséquence, il convient de fustiger, pour son manque total de sérieux, la position de ceux qui prétendent que l’économie du partage doit être une zone de «non-droit», dans laquelle il convient que règne une liberté dégagée de quelconques barrières ou contraintes et reposant exclusivement sur la confiance dans la bonté naturelle de l’homme, à l’image du «bon sauvage» de Rousseau.

8.1.2.

Si le CESE a soutenu, de manière aussi constante que cohérente, que toute activité économique doit être protégée par le droit, une autre thèse qu’il a toujours défendue est que ces dispositions peuvent en revanche ressortir à des catégories différentes, dont l’articulation doit en tout état de cause être harmonieuse.

8.1.3.

Dans son récent avis sur le rôle de l’autorégulation et de la corégulation dans l’Union européenne (10), au contenu duquel on renvoie ici, le CESE a soutenu en particulier, entre autres positions, que ces deux formes de régulation, en tant que «mécanismes, spontanés ou induits, de régulation des intérêts économiques et sociaux ou des relations et des pratiques commerciales des différents acteurs économiques», doivent être considérés comme «des instruments complémentaires ou supplémentaires importants qui s’ajoutent à l’hétérorégulation (législation contraignante, hard law)», dont la validité dépend de ce que «leur configuration et leur champ d’application doivent être définis par des dispositions expresses et explicites de la législation contraignante et être applicables par voie judiciaire, au niveau tant national qu’européen; lesdites dispositions doivent en outre respecter la nature de ces instruments, en particulier l’accord volontaire des parties».

8.2.    Les droits et obligations

8.2.1.

En effet, dès lors qu’elles prennent les contours d’une activité économique et que les droits et obligations réciproques des parties revêtent un caractère contractuel, les pratiques purement spontanées menées entre particuliers doivent ipso facto être soumises aux dispositions, nationales ou européennes, qui forment l’encadrement juridique des droits et obligations des uns et des autres.

8.2.2.

Il se fait que la complexité des relations qui sont à l’œuvre dans ce phénomène, telle que décrite dans le paragraphe 4.7, est de nature à justifier que l’on définisse un cadre juridique dans lequel les intervenants devront opérer, en particulier quand les activités concernées présentent un caractère hybride, comme le sont les cas de figure des prestations à service de base gratuit et fonctionnalités supplémentaires payantes (freemium) ou des logiciels dont la rétribution est laissée à l’appréciation des utilisateurs (donationware), qui ont été bien mis en évidence dans l’exemple emblématique des actions de constitution de géocaches (geocaching).

8.2.3.

Dans la mesure où, de par sa nature même, le phénomène dépasse manifestement les frontières des États membres, il est nécessaire que l’Union définisse, pour son espace commun et intégré du grand marché unique, un cadre juridique qui soit applicable chaque fois que ces activités s’exercent à l’échelle transfrontière. L’absence d’un tel cadre juridique a d’ores et déjà suscité, dans différents États membres, une série de prises de position disparates et contradictoires sur certains dossiers concrets, comme celui d’Uber, à l’image des développements auxquels on assiste également aux États-Unis.

8.2.4.

Ce cadre juridique relève notamment des domaines prioritaires suivants:

a)

la protection des droits de toutes les parties prenantes qui interviennent dans l’économie partagée, y compris les «prosommateurs», par une action qui adapte à ces relations l’intégralité de l’acquis du droit de l’Union en vigueur concernant les droits des consommateurs, notamment en rapport avec les clauses abusives, les pratiques commerciales déloyales, la santé et la sécurité, ou encore le commerce électronique;

b)

les droits fondamentaux des «consommateurs», qui doivent pouvoir être étendus à ladite activité (information, transparence, protection des données et de la vie privée, santé et sécurité);

c)

une préservation des données des intervenants et de leur vie privée, vis-à-vis du traçage et du profilage, qui garantisse la portabilité desdites données;

d)

le droit de la concurrence, dans la mesure où ce type d’activité entre en concurrence sur le marché avec des entreprises qui poursuivent des finalités et activités identiques et où il garantit une concurrence loyale et lutte contre les monopoles et les pratiques anticoncurrentielles et œuvre à relever les autres défis posés par l’économie du partage;

e)

le droit de la fiscalité, étant donné qu’il convient d’éviter, en luttant contre la fraude et l’évasion fiscales, que les revenus de ces activités n’échappent à une taxation adéquate;

f)

la responsabilité des plates-formes vis-à-vis des transactions, en fonction des prestations assurées et en proportion du niveau de l’intervention effectuée par elles dans les opérations qui se réalisent par leur entremise, ainsi que la garantie que leurs offres respectent la légalité;

g)

l’impact de ces activités sur le marché de l’emploi et la définition même de la notion de «travail» dans un contexte numérique et des formes qu’il revêt;

h)

la protection des travailleurs, l’enjeu étant d’opérer une distinction concernant la situation de ceux qui n’ont pas une relation de travail effective avec la plate-forme, de les protéger suivant les principes applicables aux actifs indépendants et d’appliquer les principes de protection des salariés à ceux qui peuvent effectivement être considérés comme des employés de ces structures, en particulier pour ce qui concerne les «faux» indépendants ou le travail précaire;

i)

la préservation des droits et outils sociaux des travailleurs, comme le droit d’association, de grève, de conclusion de conventions collectives ou de dialogue social;

j)

la sauvegarde des modèles sociaux et de la capacité des États membres à les préserver durablement à l’avenir;

k)

la dimension environnementale, s’agissant de contrôler l’incidence que l’économie collaborative produit sur l’environnement, afin d’éviter des retombées négatives (11);

l)

les droits d’auteur et la propriété intellectuelle, à prendre en considération dans la révision de la directive 2001/29/CE.

8.3.    Les formules de réglementation

8.3.1.

Au niveau de l’Union, qui est le seul pertinent pour le présent avis, le CESE estime que ses institutions, à commencer par la Commission, en raison de son pouvoir d’initiative, mais aussi le Parlement européen et le Conseil, doivent se fixer pour objectif de veiller avec une attention toute particulière et sans délai à adopter un cadre réglementaire qui définisse exactement son champ d’application et les conditions dans lesquelles cette activité doit s’exercer, étant entendu que les mesures doivent être adaptées aux différents types d’économies partagées.

8.3.2.

Cet encadrement doit donner une place de choix aux principes communs de l’intérêt et de l’ordre publics, dans lesquels il conviendra de voir des impératifs qui devront être obligatoirement respectés par les acteurs de ces formes d’activité économique et qui ont notamment trait aux points mentionnés dans le paragraphe 8.2.4.

8.3.3.

Toutefois, comme le CESE n’a cessé de l’affirmer, il existe en parallèle et dans le même temps tout un espace qui doit être réservé à l’autorégulation et à la corégulation — il apparaît même que l’on a ici affaire à un dossier exemplaire de la démarche que l’on a d’ores et déjà qualifiée de «réglementation partagée», comme l’a récemment soutenu la Société royale pour l’encouragement des arts, de l’industrie et du commerce (RSA House), de Londres, ou le code de conduite élaboré par Sharing Economy UK [«Économie du partage Royaume-Uni», SEUK (12)].

8.4.    Un rôle spécial pour l’autoréglementation

8.4.1.

La position du CESE a toujours été que ni les institutions de l’Union ni les pouvoirs publics nationaux ne peuvent définir la teneur des codes d’autorégulation, qui doit être laissée à l’entière appréciation des parties concernées, pour autant que celles-ci ne cherchent pas à obtenir une reconnaissance mutuellement contraignante.

8.4.2.

Néanmoins, dès lors que ces accords prétendent à être reconnus «en tant qu’instrument accessoire de régulation dans l’ordre juridique» qui est concerné, le CESE estime, dans son avis susmentionné, que l’Union «doit clairement définir les paramètres régissant leur reconnaissance ainsi que les principes auxquels ils doivent obéir, de même que leurs limites». Cette doctrine s’applique tout à fait au cas de l’économie du partage, qui ne peut en être exemptée.

8.4.3.

Le CESE déplore que le Parlement européen, le Conseil et la Commission n’aient pas affiné leur nouvel accord interinstitutionnel, adopté le 13 avril 2016, dans le sens que le CESE avait préconisé dans son avis susmentionné sur l’autorégulation et la corégulation, en ce qui concerne les éléments qui figuraient, en la matière, dans celui qui a précédé, et il regrette que dans la communication sur le train de mesures «Mieux légiférer», hormis quelques allusions éparses dans les «lignes directrices» et la «boîte à outils», la présence de cette thématique se réduise à présent à une vague mention, renvoyant à une note infrapaginale qui énonce les principes pour un meilleur usage desdites autorégulation et corégulation et une plate-forme de communication sur les progrès accomplis (CoP).

8.4.4.

Or, s’il existe un domaine dans lequel la définition des paramètres énoncés ci-dessus devient tout à fait nécessaire pour qu’il devienne crédible auprès de ses utilisateurs et suscite leur confiance envers lui, c’est assurément celui de l’économie partagée, qui aurait beaucoup à gagner de bénéficier de l’armature solide que lui conférerait un encadrement responsable d’autorégulation ou de corégulation à l’échelle européenne.

8.4.5.

Dès lors, le CESE attend avec grand intérêt le «programme européen sur l’économie collaborative», en encourageant dès à présent la Commission à n’y négliger ni les aspects de réglementation de cette activité ni le rôle que doivent y jouer l’autorégulation et la corégulation.

Bruxelles, le 25 mai 2016.

Le président du Comité économique et social européen

Georges DASSIS


(1)  JO C 177 du 11.6.2014, p. 1.

(2)  http://www.theguardian.com/technology/2015/sep/11/uber-driver-employee-ruling.

(3)  JO C 363 du 3.11.2015, p 21 et JO C 429 du 21.12.2015, p. 9.

(4)  JO C 51 du 10.2.2016, p. 28.

(5)  COM(2015) 550 final, p. 4.

(6)  A8-0371/2015.

(7)  http://www.euro-freelancers.eu/marco-torregrossa-presentation-on-the-sharing-economy-2/.

(8)  http://www.cpcp.be/medias/pdfs/publications/economie_collaborative.pdf.

(9)  JO C 177 du 11.6.2014, p. 1.

(10)  JO C 291 du 4.9.2015, p. 29.

(11)  http://www.iddri.org/Evenements/Interventions/ST0314_DD%20ASN_sharing%20economy.pdf.

(12)  http://www.sharingeconomyuk.com.