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Document 62020CJ0700

Arrêt de la Cour (grande chambre) du 20 juin 2022.
London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association Limited contre Kingdom of Spain.
Demande de décision préjudicielle, introduite par la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division.
Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile et commerciale – Règlement (CE) no 44/2001 – Reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre – Motifs de non‑reconnaissance – Article 34, point 3 – Décision inconciliable avec une décision rendue antérieurement entre les mêmes parties dans l’État membre requis – Conditions – Respect, par la décision rendue antérieurement et reprenant les termes d’une sentence arbitrale des dispositions et des objectifs fondamentaux du règlement (CE) no 44/2001 – Article 34, point 1 – Reconnaissance manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis – Conditions.
Affaire C-700/20.

Court reports – general – 'Information on unpublished decisions' section

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2022:488

 ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

20 juin 2022 ( *1 )

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière civile et commerciale – Règlement (CE) no 44/2001 – Reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre – Motifs de non‑reconnaissance – Article 34, point 3 – Décision inconciliable avec une décision rendue antérieurement entre les mêmes parties dans l’État membre requis – Conditions – Respect, par la décision rendue antérieurement et reprenant les termes d’une sentence arbitrale des dispositions et des objectifs fondamentaux du règlement (CE) no 44/2001 – Article 34, point 1 – Reconnaissance manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis – Conditions »

Dans l’affaire C‑700/20,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre commerciale), Royaume-Uni], par décision du 21 décembre 2020, parvenue à la Cour le 22 décembre 2020, dans la procédure

London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association Limited

contre

Kingdom of Spain,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, M. L. Bay Larsen, vice‑président, Mme K. Jürimäe, MM. C. Lycourgos, E. Regan, I. Jarukaitis et N. Jääskinen, présidents de chambre, MM. M. Ilešič, J.‑C. Bonichot, M. Safjan (rapporteur), A. Kumin, Mme M. L. Arastey Sahún, MM. M. Gavalec, Z. Csehi et Mme O. Spineanu-Matei, juges,

avocat général : M. A. M. Collins,

greffier : Mme C. Strömholm, administratrice,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 31 janvier 2022,

considérant les observations présentées :

pour London Steam-Ship Owners’ Mutual Insurance Association Limited, par Mme A. Song et M. M. Volikas, solicitors, M. A. Thompson et Mme C. Tan, barristers, MM. C. Hancock et T. de la Mare, QC,

pour le gouvernement du Royaume-Uni, par MM. L. Baxter, B. Kennelly et F. Shibli, en qualité d’agents,

pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller, U. Bartl et M. Hellmann, en qualité d’agents,

pour le gouvernement espagnol, par Mmes S. Centeno Huerta, A. Gavela Llopis, M. S. Jiménez García et Mme M. J. Ruiz Sánchez, en qualité d’agents,

pour le gouvernement français, par Mmes A. Daniel et A.‑L. Desjonquères, en qualité d’agents,

pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna et Mme S. Żyrek, en qualité d’agents,

pour le gouvernement suisse, par M. M. Schöll, en qualité d’agent,

pour la Commission européenne, par MM. C. Ladenburger, X. Lewis et S. Noë, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 5 mai 2022,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 2, sous d), et de l’article 34, points 1 et 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant London Steam-Ship Owners’ Mutual Association Limited (ci-après le « London P&I Club ») au Kingdom of Spain (Royaume d’Espagne) au sujet de la reconnaissance au Royaume-Uni d’une décision prononcée par une juridiction espagnole.

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

Le règlement no 44/2001

3

Le considérant 16 du règlement no 44/2001 énonce :

« La confiance réciproque dans la justice au sein de [l’Union européenne] justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu’il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure. »

4

L’article 1er, paragraphes 1 et 2, de ce règlement prévoit :

« 1.   Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Elle ne recouvre notamment pas les matières fiscales, douanières ou administratives.

2.   Sont exclus de son application :

[...]

d) l’arbitrage. »

5

Le chapitre II du règlement no 44/2001, intitulé « Compétence », est subdivisé en dix sections.

6

La section 3 de ce chapitre est relative à la compétence en matière d’assurances.

7

Au sein de cette section, l’article 13 de ce règlement dispose :

« Il ne peut être dérogé aux dispositions de la présente section que par des conventions :

[...]

5)

qui concernent un contrat d’assurance en tant que celui-ci couvre un ou plusieurs des risques énumérés à l’article 14. »

8

Aux termes de l’article 14 dudit règlement, qui figure également dans ladite section :

« Les risques visés à l’article 13, point 5, sont les suivants :

1)

tout dommage :

a)

aux navires de mer, aux installations au large des côtes et en haute mer ou aux aéronefs, causé par des événements survenant en relation avec leur utilisation à des fins commerciales ;

[...]

2)

toute responsabilité, à l’exception de celle des dommages corporels aux passagers ou des dommages à leurs bagages,

a)

résultant de l’utilisation ou de l’exploitation des navires, installations ou aéronefs, conformément au point 1 a) visé ci-dessus, pour autant que, en ce qui concerne les derniers, la loi de l’État membre d’immatriculation de l’aéronef n’interdise pas les clauses attributives de juridiction dans l’assurance de tels risques ;

[...] »

9

La section 7 du chapitre II du règlement no 44/2001 porte sur la prorogation de compétence et comprend, notamment, l’article 23 de ce règlement, qui dispose, à son paragraphe 1 :

« Si les parties, dont l’une au moins a son domicile sur le territoire d’un État membre, sont convenues d’un tribunal ou de tribunaux d’un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé, ce tribunal ou les tribunaux de cet État membre sont compétents. Cette compétence est exclusive, sauf convention contraire des parties. Cette convention attributive de juridiction est conclue :

a)

par écrit ou verbalement avec confirmation écrite, ou

b)

sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles, ou

c)

dans le commerce international, sous une forme qui soit conforme à un usage dont les parties avaient connaissance ou étaient censées avoir connaissance et qui est largement connu et régulièrement observé dans ce type de commerce par les parties à des contrats du même type dans la branche commerciale considérée. »

10

La section 9 du même chapitre II, relative à la litispendance et à la connexité, comprend, notamment, l’article 27 dudit règlement, qui prévoit :

« 1.   Lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États membres différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie.

2.   Lorsque la compétence du tribunal premier saisi est établie, le tribunal saisi en second lieu se dessaisit en faveur de celui-ci. »

11

Le chapitre III du règlement no 44/2001, intitulé « Reconnaissance et exécution », comprend les articles 32 à 56 de celui-ci.

12

L’article 32 de ce règlement dispose :

« On entend par décision, au sens du présent règlement, toute décision rendue par une juridiction d’un État membre quelle que soit la dénomination qui lui est donnée, telle qu’arrêt, jugement, ordonnance ou mandat d’exécution, ainsi que la fixation par le greffier du montant des frais du procès. »

13

Aux termes de l’article 33 dudit règlement :

« 1.   Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure.

2.   En cas de contestation, toute partie intéressée qui invoque la reconnaissance à titre principal peut faire constater, selon les procédures prévues aux sections 2 et 3 du présent chapitre, que la décision doit être reconnue.

3.   Si la reconnaissance est invoquée de façon incidente devant une juridiction d’un État membre, celle-ci est compétente pour en connaître. »

14

L’article 34 du même règlement prévoit :

« Une décision n’est pas reconnue si :

1)

la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État membre requis ;

[...]

3)

elle est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État membre requis ;

[...] »

15

L’article 35 du règlement no 44/2001 est libellé comme suit :

« 1.   De même, les décisions ne sont pas reconnues si les dispositions des sections 3, 4 et 6 du chapitre II ont été méconnues, ainsi que dans le cas prévu à l’article 72.

2.   Lors de l’appréciation des compétences mentionnées au paragraphe précédent, l’autorité requise est liée par les constatations de fait sur lesquelles la juridiction de l’État membre d’origine a fondé sa compétence.

3.   Sans préjudice des dispositions du paragraphe 1, il ne peut être procédé au contrôle de la compétence des juridictions de l’État membre d’origine. Le critère de l’ordre public visé à l’article 34, point 1, ne peut être appliqué aux règles de compétence. »

16

Aux termes de l’article 43, paragraphe 1, de ce règlement :

« L’une ou l’autre partie peut former un recours contre la décision relative à la demande de déclaration constatant la force exécutoire. »

Le règlement (UE) no 1215/2012

17

Le règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1), a abrogé et remplacé le règlement no 44/2001.

18

Le considérant 12 du règlement no 1215/2012 est libellé comme suit :

« Le présent règlement ne devrait pas s’appliquer à l’arbitrage. Rien dans le présent règlement ne devrait empêcher la juridiction d’un État membre, lorsqu’elle est saisie d’une demande faisant l’objet d’une convention d’arbitrage passée entre les parties, de renvoyer les parties à l’arbitrage, de surseoir à statuer, de mettre fin à l’instance ou d’examiner si la convention d’arbitrage est caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée, conformément à son droit national.

Une décision rendue par une juridiction d’un État membre concernant la question de savoir si une convention d’arbitrage est caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée ne devrait pas être soumise aux règles de reconnaissance et d’exécution inscrites dans le présent règlement, que la juridiction se soit prononcée sur cette question à titre principal ou incident.

Par ailleurs, si une juridiction d’un État membre, dans le cadre de l’exercice de sa compétence en vertu du présent règlement ou de son droit national, a constaté qu’une convention d’arbitrage est caduque, inopérante ou non susceptible d’être appliquée, cela ne devrait pas empêcher que sa décision au fond soit reconnue ou, le cas échéant, exécutée conformément au présent règlement. Cette règle devrait être sans préjudice du pouvoir des juridictions des États membres de statuer sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales conformément à la convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, signée à New York le 10 juin 1958 [(Recueil des traités des Nations unies, vol. 330, p. 3)] ci-après dénommée “convention de New York de 1958”), qui prime sur le présent règlement.

Le présent règlement ne devrait pas s’appliquer à une action ou demande accessoire portant, en particulier, sur la constitution d’un tribunal arbitral, les compétences des arbitres, le déroulement d’une procédure arbitrale ou tout autre aspect de cette procédure ni à une action ou une décision concernant l’annulation, la révision, la reconnaissance ou l’exécution d’une sentence arbitrale, ou l’appel formé contre celle-ci. »

19

Aux termes de l’article 73, paragraphe 2, dudit règlement :

« Le présent règlement n’affecte pas l’application de la convention de New York de 1958. »

Le droit du Royaume-Uni

20

L’article 66 de l’Arbitration Act 1996 (loi de 1996 sur l’arbitrage), intitulé « Exécution de la sentence », dispose :

« 1)   Une sentence prononcée par le tribunal [arbitral] en vertu d’une convention d’arbitrage peut, sur autorisation de la cour, être exécutée de la même manière qu’un arrêt ou une ordonnance de la cour aux mêmes fins.

2)   Lorsque cette autorisation est accordée, un arrêt reprenant les termes de la sentence peut être rendu.

3)   L’autorisation d’exécuter une sentence peut ne pas être donnée si, et dans la mesure où, la personne à l’encontre de laquelle elle doit être exécutée démontre que le tribunal arbitral n’était pas matériellement compétent pour rendre la sentence. Le droit de soulever une telle objection peut avoir été perdu (voir article 73).

4)   Aucune disposition du présent article n’affecte la reconnaissance ou l’exécution de la sentence en vertu de toute autre loi ou règle de droit, en particulier en vertu de la partie II de la loi de 1950 sur l’arbitrage (exécution de sentences en vertu de la convention de Genève) ou des dispositions de la partie III de la présente loi relatives à la reconnaissance et à l’exécution en vertu de la convention de New York [de 1958] ou en vertu d’une action sur la sentence [“action on the award”]. »

21

Les articles 67 à 72 de la loi de 1996 sur l’arbitrage précisent les conditions dans lesquelles les parties à la procédure d’arbitrage peuvent contester la compétence du tribunal arbitral, la régularité de la procédure et le bien-fondé de la sentence.

22

L’article 73 de cette loi, intitulé « Perte du droit d’opposition », prévoit :

« 1)   Si une partie à la procédure arbitrale participe ou continue à participer à la procédure sans formuler d’objection, ni immédiatement ni dans le délai imparti par la convention d’arbitrage ou le tribunal arbitral ou par une disposition de la présente partie de la loi, concernant le fait que :

a)

le tribunal arbitral n’est pas matériellement compétente,

b)

la procédure a été menée de manière irrégulière,

c)

la convention d’arbitrage ou toute disposition de la présente partie de la loi n’a pas été respectée, ou

d)

une autre irrégularité a affecté le tribunal arbitral ou la procédure,

elle ne peut pas soulever cette exception ultérieurement, devant le tribunal arbitral ou la juridiction, à moins qu’elle ne démontre qu’au moment où elle a participé ou continué à participer à la procédure, elle ne connaissait pas et n’aurait pas pu, avec une diligence raisonnable, connaître les motifs d’opposition.

2)   Lorsque le tribunal arbitral statue qu’il est matériellement compétent et qu’une partie à une procédure arbitrale aurait pu remettre en cause cette décision

a)

en engageant une procédure arbitrale de recours ou de révision, ou

b)

en contestant la sentence,

ne le fait pas ou ne le fait pas dans le délai imparti par la convention d’arbitrage ou par une disposition prévue dans la présente partie de la loi, elle ne peut s’opposer ultérieurement à la compétence matérielle de la juridiction pour tout motif ayant fait l’objet de cette décision. »

Le droit espagnol

23

L’article 117 du Código Penal (code pénal, ci-après le « code pénal espagnol ») énonce :

« Les assureurs qui ont assumé le risque des responsabilités pécuniaires nées de l’utilisation ou de l’exploitation de tout bien, entreprise, industrie ou activité, lorsque, en raison d’un fait prévu par le présent Code, l’événement qui détermine le risque assuré se produit, sont responsables civils directs dans la limite de l’indemnité légalement établie ou conventionnellement convenue, sans préjudice du droit de répétition contre la personne concernée ».

Le litige au principal et les questions préjudicielles

24

À la suite du naufrage, au mois de novembre 2002, du pétrolier Prestige au large des côtes espagnoles, causant à celles-ci ainsi qu’aux côtes françaises d’importants dommages environnementaux, une instruction pénale a été ouverte en Espagne à la fin de l’année 2002 contre, notamment, le capitaine de ce navire.

25

À l’issue de cette instruction, l’affaire a été renvoyée devant l’Audiencia Provincial de A Coruña (cour provinciale de La Corogne, Espagne) et plusieurs personnes morales, parmi lesquelles l’État espagnol, ont engagé, dans le cadre de la procédure pénale, des actions civiles contre le capitaine du Prestige, contre les propriétaires de celui‑ci et, sur le fondement de l’article 117 du code pénal espagnol relatif à l’action directe, contre le London P&I Club, assureur de responsabilité du navire et de ses propriétaires. Quoiqu’ayant consigné auprès des juridictions pénales espagnoles saisies, dès le 16 juin 2003, une somme à titre d’indemnisation des préjudices susceptibles d’être occasionnés par le naufrage, le London P&I Club n’a pas comparu dans le cadre de cette procédure.

26

Le 16 janvier 2012, soit postérieurement à l’introduction desdites actions civiles, le London P&I Club a engagé une procédure d’arbitrage à Londres (Royaume-Uni) visant à faire constater que, en application de la clause compromissoire figurant dans le contrat d’assurance conclu avec les propriétaires du Prestige, le Royaume d’Espagne était tenu de présenter ses demandes au titre de l’article 117 du code pénal espagnol dans le cadre de cet arbitrage. Le London P&I Club visait également à faire constater que sa responsabilité ne pouvait être engagée à l’égard du Royaume d’Espagne en ce qui concerne ces demandes, car le contrat d’assurance stipulait que, conformément à la clause « pay to be paid » (payer pour être payé), la personne assurée doit d’abord payer à la victime les indemnités dues avant de pouvoir en recouvrer le montant auprès de l’assureur. Le Royaume d’Espagne n’a pas participé à la procédure d’arbitrage, bien qu’il y ait été invité par le tribunal arbitral.

27

Par une sentence rendue le 13 février 2013, le tribunal arbitral a considéré que, étant donné que les demandes du Royaume d’Espagne étaient de nature contractuelle selon le droit international privé anglais, le droit anglais s’appliquait au contrat. Le Royaume d’Espagne ne pouvait dès lors, selon le tribunal arbitral, se prévaloir des droits contractuels des propriétaires sans respecter tant la clause compromissoire que la clause « pay to be paid ». Le tribunal arbitral en a déduit que les demandes indemnitaires introduites par le Royaume d’Espagne devant les juridictions espagnoles auraient dû l’être dans le cadre de l’arbitrage à Londres, que la responsabilité du London P&I Club ne pouvait être engagée à l’égard du Royaume d’Espagne en l’absence de paiement préalable à celui-ci des dommages par les propriétaires du navire et que, en tout état de cause, cette responsabilité ne pouvait dépasser, conformément aux stipulations du contrat d’assurance, un milliard de dollars américains (USD) (environ 900000000 euros).

28

Au mois de mars 2013, le London P&I Club a saisi la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre commerciale), Royaume-Uni], au titre de l’article 66, paragraphes 1 et 2, de la loi de 1996 sur l’arbitrage, afin qu’elle autorise l’exécution de la sentence arbitrale sur le territoire national de la même manière qu’un arrêt ou une ordonnance, et qu’elle rende un arrêt reprenant les termes de cette sentence. Le Royaume d’Espagne s’est opposé à cette demande et a demandé à la juridiction saisie d’annuler ladite sentence ou de la déclarer inopérante, sur le fondement de l’article 67 ou de l’article 72 de la loi de 1996 sur l’arbitrage. Le Royaume d’Espagne a également fait valoir que ladite juridiction devait refuser, en application de son pouvoir discrétionnaire, de rendre un arrêt reprenant les termes de la même sentence.

29

Par ordonnance du 22 octobre 2013 prononcée à l’issue d’une audience au cours de laquelle avaient été présentés des éléments de preuve factuels et entendus des experts en droit espagnol, la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre commerciale)], a autorisé le London P&I Club à faire exécuter la sentence arbitrale du 13 février 2013. Elle a rendu, également le 22 octobre 2013, un arrêt reprenant les termes de cette sentence.

30

Le Royaume d’Espagne a interjeté appel de cette ordonnance devant la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) [Cour d’appel (Angleterre et pays de Galles) (division civile), Royaume-Uni]. Par arrêt du 1er avril 2015, cette juridiction a rejeté l’appel.

31

Par arrêt du 13 novembre 2013 rendu dans le cadre de la procédure pénale ouverte devant les juridictions espagnoles, l’Audiencia Provincial de A Coruña (cour provinciale de La Corogne) a relaxé le capitaine du Prestige s’agissant des poursuites pour délits contre l’environnement, condamné celui‑ci du chef de désobéissance grave à l’autorité et jugé l’intéressé non responsable civilement des dommages entraînés par le déversement des carburants, en l’absence de lien entre le délit de désobéissance et ces dommages. Elle ne s’est pas prononcée sur la responsabilité civile des propriétaires du Prestige ou du London P&I Club.

32

Plusieurs parties ont formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt devant le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne). Cette dernière juridiction a, par un arrêt du 14 janvier 2016, relaxé le capitaine du Prestige du délit de désobéissance grave à l’autorité, mais condamné celui-ci pour le délit d’imprudence contre l’environnement. En ce qui concerne l’action civile, elle a déclaré civilement responsables le capitaine du Prestige, les propriétaires du navire ainsi que, sur le fondement de l’article 117 du code pénal espagnol, le London P&I Club, dans la limite, pour ce dernier, du plafond contractuel de responsabilité fixé à un milliard d’USD. Enfin, elle a renvoyé l’affaire devant l’Audiencia Provincial de A Coruña (cour provinciale de La Corogne) aux fins de la fixation du quantum respectif des dommages‑intérêts dus par les défendeurs dans le cadre de la procédure espagnole.

33

Par arrêt du 15 novembre 2017, rectifié le 11 janvier 2018, l’Audiencia Provincial de A Coruña (cour provinciale de La Corogne) a déclaré responsables le capitaine du Prestige, les propriétaires de celui-ci et le London P&I Club à l’égard de plus de 200 parties distinctes, y compris l’État espagnol, dans la limite, pour ce qui concerne le London P&I Club, du plafond contractuel de responsabilité fixé à un milliard d’USD. À la suite d’un pourvoi en cassation formé contre cet arrêt, celui-ci a été confirmé pour l’essentiel par un arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) du 19 décembre 2018.

34

Par ordonnance d’exécution du 1er mars 2019, l’Audiencia Provincial de A Coruña (cour provinciale de La Corogne) a fixé les montants que chaque demandeur était en droit d’exiger des défendeurs respectifs. Elle a notamment jugé que ceux-ci étaient redevables envers l’État espagnol de la somme d’environ 2,3 milliards d’euros, dans la limite, s’agissant du London P&I Club, d’une somme de 855 millions d’euros.

35

Par requête du 25 mars 2019, le Royaume d’Espagne a demandé à la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s bench], sur le fondement de l’article 33 du règlement no 44/2001, la reconnaissance au Royaume-Uni de l’ordonnance d’exécution du 1er mars 2019. Cette juridiction a fait droit à cette demande par ordonnance du 28 mai 2019.

36

Le 26 juin 2019, le London P&I Club a saisi la juridiction de renvoi d’un appel contre cette ordonnance en application de l’article 43 du règlement no 44/2001.

37

À l’appui de son appel, le London P&I Club a soutenu, d’une part, que l’ordonnance d’exécution du 1er mars 2019 est inconciliable, au sens de l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001, avec l’ordonnance et l’arrêt du 22 octobre 2013 rendus en application de l’article 66 de la loi de 1996 sur l’arbitrage et confirmés le 1er avril 2015 par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) [Cour d’appel (Angleterre et pays de Galles) (division civile)]. D’autre part et en tout état de cause, il a fait valoir, en se fondant sur l’article 34, point 1, de ce règlement, que la reconnaissance ou l’exécution de cette ordonnance d’exécution serait manifestement contraire à l’ordre public, notamment au regard du principe de l’autorité de la chose jugée.

38

Le Royaume d’Espagne a conclu au rejet de l’appel.

39

La juridiction de renvoi considère que l’affaire au principal soulève les questions de savoir, premièrement, si une décision telle que sa décision rendue au titre de l’article 66 de la loi de 1996 sur l’arbitrage peut être qualifiée de « décision », au sens de l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001, dans le cas où cette juridiction n’a pas elle-même entendu sur le fond l’ensemble du litige tranché par le tribunal arbitral. Deuxièmement, elle se demande si une décision qui ne relève pas du champ d’application matériel de ce règlement en raison de l’exception concernant l’arbitrage visée à l’article 1er, paragraphe 2, sous d), de celui-ci peut néanmoins être invoquée pour faire obstacle, sur le fondement de l’article 34, point 3, dudit règlement, à la reconnaissance et à l’exécution d’une décision d’un autre État membre. Troisièmement, ladite juridiction s’interroge sur le point de savoir si, dans la négative, l’article 34, point 1, du même règlement permet de refuser la reconnaissance et l’exécution d’une telle décision en ce que celle-ci méconnaît l’autorité de la chose jugée qui s’attache à une sentence arbitrale antérieure ou à un arrêt reprenant les termes d’une telle sentence.

40

C’est dans ces conditions que la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre commerciale)] a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)

Étant donné la nature des questions que la juridiction nationale doit examiner pour décider de rendre un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale en vertu de l’article 66 de la loi de 1996 sur l’arbitrage, un arrêt rendu en vertu de ladite disposition est-il susceptible de constituer une “décision” pertinente de l’État membre dans lequel la reconnaissance est demandée aux fins de l’article 34, point 3, du règlement [no 44/2001] ?

2)

Étant donné qu’un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale, tel que celui rendu en vertu de l’article 66 de la loi de 1996 sur l’arbitrage, est une décision qui n’entre pas dans le champ d’application matériel du règlement no 44/2001 du fait de l’exception d’arbitrage visée à son article 1er, paragraphe 2, sous d), un tel arrêt est-il susceptible de constituer une “décision” pertinente de l’État membre dans lequel la reconnaissance est demandée aux fins de l’article 34, point 3, [de ce] règlement ?

3)

Dans l’hypothèse où l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001 ne s’applique pas et si la reconnaissance et l’exécution d’une décision d’un autre État membre étaient contraires à l’ordre public interne au motif que cette décision violerait le principe d’autorité de la chose jugée du fait d’une sentence arbitrale interne antérieure ou d’un arrêt antérieur enregistré dans les termes de la sentence rendue par la juridiction de l’État membre dans lequel la reconnaissance est demandée, est-il permis de se fonder sur l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 en tant que motif de refus de la reconnaissance ou de l’exécution ou bien l’article 34, points 3 et 4, de ce règlement prévoit-il exhaustivement les motifs pour lesquels l’autorité de la chose jugée et/ou le caractère inconciliable peuvent faire obstacle à la reconnaissance et à l’exécution d’une décision au sens dudit règlement ? »

Sur les questions préjudicielles

Sur les première et deuxième questions

41

Par ses première et deuxième questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi souhaite savoir, en substance, si l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’un arrêt prononcé par une juridiction d’un État membre et reprenant les termes d’une sentence arbitrale est susceptible de constituer une décision, au sens de cette disposition, laquelle décision fait obstacle à la reconnaissance, dans cet État membre, d’une décision rendue par une juridiction dans un autre État membre si ces décisions sont inconciliables entre elles.

42

À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que, dans la mesure où le règlement no 1215/2012 a abrogé et remplacé le règlement no 44/2001, qui a lui-même remplacé la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de l’un de ces instruments juridiques vaut également pour celles des autres, lorsque ces dispositions peuvent être qualifiées d’équivalentes (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, Volvo e.a., C‑30/20, EU:C:2021:604, point 28).

43

Tel est le cas de l’article 1er, paragraphe 2, sous d), de chacun de ces deux règlements et de l’article 1er, paragraphe 4, de cette convention, qui excluent l’arbitrage de leur champ d’application.

44

Or, cette exclusion vise l’arbitrage en tant que matière dans son ensemble, y compris les procédures introduites devant les juridictions étatiques (arrêt du 25 juillet 1991, Rich, C‑190/89, EU:C:1991:319, point 18).

45

Il en résulte que la procédure de reconnaissance et d’exécution d’une sentence arbitrale relève non pas du règlement no 44/2001, mais du droit national et du droit international applicables dans l’État membre dans lequel cette reconnaissance et cette exécution sont demandées (voir, en ce sens, arrêt du 13 mai 2015, Gazprom, C‑536/13, EU:C:2015:316, point 41).

46

Dans le même sens, le considérant 12 du règlement no 1215/2012 souligne désormais que ce règlement ne s’applique pas à une action ou une décision concernant la reconnaissance ou l’exécution d’une sentence arbitrale.

47

Il s’ensuit qu’un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale relève de l’exclusion de l’arbitrage énoncée à l’article 1er, paragraphe 2, sous d), du règlement no 44/2001 et qu’il ne saurait, partant, bénéficier de la reconnaissance mutuelle entre les États membres et circuler dans l’espace judiciaire de l’Union conformément aux dispositions dudit règlement.

48

Cela étant, un tel arrêt est susceptible d’être considéré comme une décision, au sens de l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001.

49

À cet égard, en premier lieu, il résulte de la définition large de la notion de « décision » donnée à l’article 32 du règlement no 44/2001 que cette notion recouvre toute décision rendue par une juridiction d’un État membre, sans qu’il y ait lieu de faire une distinction en fonction du contenu de la décision en cause, pourvu qu’elle ait fait, ou était susceptible de faire, dans l’État membre d’origine, l’objet, sous des modalités diverses, d’une instruction contradictoire (voir, en ce sens, arrêt du 7 avril 2022, H Limited, C‑568/20, EU:C:2022:264, points 24 et 26 ainsi que jurisprudence citée). En outre, cette définition large vaut pour toutes les dispositions de ce règlement dans lesquelles ce terme est utilisé, notamment pour l’article 34, point 3, dudit règlement (voir, par analogie, arrêt du 2 juin 1994, Solo Kleinmotoren, C‑414/92, EU:C:1994:221, point 20).

50

Cette interprétation de la notion de « décision », figurant à l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001, est corroborée par la finalité de cette disposition, à savoir protéger l’intégrité de l’ordre juridique interne d’un État membre et garantir que son ordre social ne soit pas troublé par l’obligation de reconnaître un jugement émanant d’un autre État membre qui est inconciliable avec une décision rendue, entre les mêmes parties, par ses propres juridictions (voir, par analogie, arrêt du 2 juin 1994, Solo Kleinmotoren, C‑414/92, EU:C:1994:221, point 21).

51

En second lieu, il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’exclusion d’une matière du champ d’application du règlement no 44/2001 n’empêche pas qu’une décision relative à celle-ci puisse relever de l’article 34, point 3, de ce règlement et, partant, faire obstacle à la reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre avec laquelle elle est inconciliable.

52

Ainsi, la Cour a notamment considéré comme étant inconciliable avec un jugement émanant d’un autre État membre une décision d’une juridiction de l’État membre requis qui, dès lors qu’elle touchait à l’état des personnes physiques, ne relevait pas du champ d’application de la convention mentionnée au point 42 du présent arrêt, dès lors que ces deux décisions emportaient des conséquences juridiques qui s’excluaient mutuellement (voir, en ce sens, arrêt du 4 février 1988, Hoffmann, 145/86, EU:C:1988:61, point 25).

53

Partant, un arrêt prononcé dans un État membre et reprenant les termes d’une sentence arbitrale est susceptible de constituer une décision, au sens de l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001, laquelle décision fait obstacle à la reconnaissance, dans cet État membre, d’une décision rendue par une juridiction dans un autre État membre si ces décisions sont inconciliables entre elles.

54

Il en va cependant autrement dans l’hypothèse où la sentence arbitrale dont cet arrêt reprend les termes a été adoptée dans des circonstances qui n’auraient pas permis l’adoption, dans le respect des dispositions et des objectifs fondamentaux de ce règlement, d’une décision judiciaire relevant du champ d’application de celui-ci.

55

À cet égard, il convient de rappeler que, pour l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union, il y a lieu de tenir compte non seulement des termes de celle-ci, mais également de son contexte et des objectifs de la réglementation dont elle fait partie. Il y a donc lieu, aux fins de répondre aux première et deuxième questions préjudicielles, de tenir compte, en plus du libellé et de l’objectif du seul article 34, point 3, du règlement no 44/2001, du contexte de cette disposition et de l’ensemble des objectifs poursuivis par ledit règlement (voir, en ce sens, arrêt du 4 mai 2010, TNT Express Nederland, C‑533/08, EU:C:2010:243, point 44 et jurisprudence citée).

56

Ces objectifs se reflètent dans les principes qui sous-tendent la coopération judiciaire en matière civile au sein de l’Union, tels que ceux de libre circulation des décisions relevant de cette matière, de prévisibilité des juridictions compétentes et, partant, de sécurité juridique pour les justiciables, de bonne administration de la justice, de réduction au maximum du risque de procédures concurrentes et de confiance réciproque dans la justice (voir, en ce sens, arrêts du 4 mai 2010, TNT Express Nederland, C‑533/08, EU:C:2010:243, point 49, et du 19 décembre 2013, Nipponka Insurance, C‑452/12, EU:C:2013:858, point 36).

57

Il y a lieu d’ajouter que la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union sur laquelle sont fondées, selon le considérant 16 du règlement no 44/2001, les règles que celui-ci prévoit en matière de reconnaissance des décisions judiciaires ne s’étend pas aux décisions prises par des tribunaux arbitraux, ni aux décisions judiciaires qui en reprennent les termes.

58

Il s’ensuit qu’une sentence arbitrale ne saurait, au moyen d’un arrêt reprenant les termes de celle-ci, emporter des effets dans le cadre de l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001 que si cela n’entrave pas le droit à un recours effectif garanti à l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (voir, en ce sens, arrêt du 25 mai 2016, Meroni, C‑559/14, EU:C:2016:349, point 44) et permet d’atteindre les objectifs de la libre circulation des décisions en matière civile ainsi que de confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union dans des conditions au moins aussi favorables que celles résultant de l’application de ce règlement (voir, par analogie, arrêts du 4 mai 2010, TNT Express Nederland, C‑533/08, EU:C:2010:243, point 55, et du 19 décembre 2013, Nipponka Insurance, C‑452/12, EU:C:2013:858, point 38).

59

En l’occurrence, il convient de relever que le contenu de la sentence arbitrale en cause au principal n’aurait pas pu faire l’objet d’une décision judiciaire relevant du champ d’application du règlement no 44/2001 sans méconnaître deux règles fondamentales de celui-ci concernant, d’une part, l’effet relatif d’une clause compromissoire insérée dans un contrat d’assurance et, d’autre part, la litispendance.

60

En effet, en ce qui concerne, d’une part, l’effet relatif d’une clause compromissoire insérée dans un contrat d’assurance, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une clause attributive de juridiction convenue entre un assureur et un preneur d’assurance ne saurait être opposée à la victime d’un dommage assuré qui, là où le droit national le permet, souhaite agir directement, au titre de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle, contre l’assureur devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit, ou devant le tribunal du lieu où elle est domiciliée (voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 2017, Assens Havn, C‑368/16, EU:C:2017:546, points 31 et 40 ainsi que jurisprudence citée).

61

Il s’ensuit que, sauf à méconnaître ce droit de la victime, une juridiction autre que celle déjà saisie de l’action directe ne devrait pas se déclarer compétente sur le fondement d’une telle clause compromissoire, ce afin de garantir l’objectif poursuivi par le règlement no 44/2001, à savoir la protection des victimes d’un dommage à l’égard de l’assureur concerné (voir, en ce sens, arrêt du 13 juillet 2017, Assens Havn, C‑368/16, EU:C:2017:546, points 36 et 41).

62

Or, cet objectif de protection des victimes de dommages serait compromis si pouvait être regardé comme une « décision rendue entre les mêmes parties dans l’État membre requis », au sens de l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001, un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale par laquelle un tribunal arbitral s’est déclaré compétent sur le fondement d’une telle clause compromissoire, insérée dans le contrat d’assurance concerné.

63

En effet, comme l’illustrent les circonstances du litige au principal, admettre qu’un tel arrêt puisse faire obstacle à la reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre à la suite d’une action directe en responsabilité intentée par la victime serait de nature à priver cette dernière de la réparation effective du dommage qu’elle a subi.

64

D’autre part, en ce qui concerne la litispendance, il ressort de la décision de renvoi que, à la date d’engagement de la procédure d’arbitrage, soit le 16 janvier 2012, une procédure était déjà pendante devant les juridictions espagnoles entre, notamment, l’État espagnol et le London P&I Club.

65

En outre, il ressort du dossier dont dispose la Cour que les actions civiles intentées devant les juridictions espagnoles avaient été notifiées au London P&I Club au mois de juin 2011 et que le Royaume d’Espagne a été invité, par l’arbitre unique, à participer à la procédure d’arbitrage engagée par le London P&I Club à Londres.

66

Or, l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001 visant des « demandes [...] formées entre les mêmes parties », sans requérir une participation effective aux procédures en question, il y a lieu de considérer que les mêmes parties étaient impliquées dans les procédures visées au point 64 du présent arrêt (voir, en ce sens, arrêt du 19 octobre 2017, Merck, C‑231/16, EU:C:2017:771, points 31 et 32).

67

Enfin, ces procédures avaient le même objet et la même cause, à savoir l’engagement éventuel de la responsabilité du London P&I Club à l’égard de l’État espagnol, au titre du contrat d’assurance passé entre le London P&I Club et les propriétaires du Prestige, pour les dommages causés par le naufrage de ce dernier.

68

À cet égard, la Cour, interprétant l’article 27, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, a dit pour droit qu’une demande qui tend à faire juger que le défendeur est responsable d’un préjudice et à le faire condamner à des dommages et intérêts a la même cause et le même objet qu’une action en constatation négative de ce défendeur tendant à faire juger qu’il n’est pas responsable dudit préjudice (voir, en ce sens, arrêts du 19 décembre 2013, Nipponka Insurance, C‑452/12, EU:C:2013:858, point 42, et du 20 décembre 2017, Schlömp, C‑467/16, EU:C:2017:993, point 51). Or, en l’occurrence, tandis que les actions civiles intentées en Espagne avaient pour objet notamment de voir engagée dans cet État membre la responsabilité du London P&I Club, la procédure d’arbitrage engagée par ce dernier à Londres avait pour objet d’obtenir une constatation négative concernant cette responsabilité.

69

De telles circonstances correspondent à une situation de litispendance dans laquelle, conformément à l’article 27 du règlement no 44/2001, la juridiction saisie en second lieu sursoit d’office à statuer jusqu’à ce que la compétence de la juridiction première saisie soit établie, puis, lorsque cette compétence est établie, se dessaisit en faveur de cette juridiction.

70

Or, ainsi qu’il a été souligné au point 56 du présent arrêt, la réduction au maximum du risque de procédures concurrentes, que poursuit cette disposition, est l’un des objectifs et des principes qui sous-tendent la coopération judiciaire en matière civile au sein de l’Union.

71

Il incombe à la juridiction saisie en vue de rendre un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale de vérifier le respect des dispositions et des objectifs fondamentaux du règlement no 44/2001 afin de prévenir un contournement de ceux-ci, tel que celui consistant à mener à son terme une procédure arbitrale en méconnaissance concomitante de l’effet relatif d’une clause compromissoire insérée dans un contrat d’assurance et des règles relatives à la litispendance prévues à l’article 27 de ce règlement. Or, en l’occurrence, il ressort du dossier dont dispose la Cour et des débats à l’audience qu’une telle vérification n’a eu lieu ni devant la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Commercial Court) [Haute Cour de justice (Angleterre et pays de Galles), division du Queen’s Bench (chambre commerciale)], ni devant la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) [Cour d’appel (Angleterre et pays de Galles) (division civile)], aucune de ces deux juridictions n’ayant par ailleurs saisi la Cour d’un renvoi préjudiciel au titre de l’article 267 TFUE.

72

Dans de telles circonstances, un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale, tel que celui en cause au principal, ne saurait faire obstacle, en vertu de l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001, à la reconnaissance d’une décision émanant d’un autre État membre.

73

Au vu de ce qui précède, il convient de répondre aux première et deuxième questions que l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’un arrêt prononcé par une juridiction d’un État membre et reprenant les termes d’une sentence arbitrale ne constitue pas une décision, au sens de cette disposition, lorsqu’une décision aboutissant à un résultat équivalent à celui de cette sentence n’aurait pu être adoptée par une juridiction de cet État membre sans méconnaître les dispositions et les objectifs fondamentaux de ce règlement, en particulier l’effet relatif d’une clause compromissoire insérée dans un contrat d’assurance et les règles relatives à la litispendance figurant à l’article 27 de celui-ci, cet arrêt ne pouvant dans ce cas faire obstacle, dans ledit État membre, à la reconnaissance d’une décision rendue par une juridiction dans un autre État membre.

Sur la troisième question

74

Par sa troisième question, la juridiction de renvoi souhaite savoir, en substance, si l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où l’article 34, point 3, de ce règlement ne s’applique pas à un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale, il permet de refuser la reconnaissance ou l’exécution d’une décision émanant d’un autre État membre en raison de sa contrariété avec l’ordre public au motif que cette décision méconnaîtrait l’autorité de la chose jugée s’attachant à cet arrêt.

75

À cet égard, il découle de la réponse aux deux premières questions que, en l’occurrence, l’inapplicabilité de l’article 34, point 3, du règlement no 44/2001 à l’arrêt visé au point 29 du présent arrêt résulte du fait que la procédure arbitrale ayant donné lieu à la sentence que cet arrêt a confirmée a été menée à son terme en méconnaissance des règles relatives à la litispendance prévues à l’article 27 de ce règlement et de l’effet relatif d’une clause compromissoire insérée dans le contrat d’assurance en cause.

76

Dans ces circonstances, il ne saurait être considéré que le prétendu non‑respect de cet arrêt par l’ordonnance d’exécution du 1er mars 2019, visée au point 34 du présent arrêt, intervenue dans une procédure dont ledit arrêt a lui-même omis de tenir compte, pourrait constituer une violation de l’ordre public au Royaume-Uni.

77

En tout état de cause, selon la jurisprudence de la Cour, l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 doit recevoir une interprétation stricte en ce qu’il constitue un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux de ce règlement. Il ne doit dès lors jouer que dans des cas exceptionnels (arrêt du 25 mai 2016, Meroni, C‑559/14, EU:C:2016:349, point 38 et jurisprudence citée).

78

Or, la Cour a déjà jugé que le recours à la notion d’« ordre public » est exclu lorsque le problème posé est celui de la compatibilité d’une décision étrangère avec une décision nationale (arrêt du 4 février 1988, Hoffmann, 145/86, EU:C:1988:61, point 21).

79

En effet, comme l’a relevé M. l’avocat général au point 77 de ses conclusions et l’a fait observer le gouvernement français, le législateur de l’Union a entendu régler de manière exhaustive la question de l’autorité de la chose jugée qui s’attache à une décision rendue antérieurement et, en particulier, celle du caractère inconciliable de la décision à reconnaître avec cette décision antérieure au moyen de l’article 34, points 3 et 4, du règlement no 44/2001, excluant ainsi la possibilité de recourir, à cet égard, à l’exception d’ordre public visée à l’article 34, point 1, de ce règlement.

80

Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la troisième question que l’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où l’article 34, point 3, de ce règlement ne s’applique pas à un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale, la reconnaissance ou l’exécution d’une décision émanant d’un autre État membre ne saurait être refusée en raison de sa contrariété avec l’ordre public au motif que cette décision méconnaîtrait l’autorité de la chose jugée s’attachant à cet arrêt.

Sur les dépens

81

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

 

1)

L’article 34, point 3, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu’un arrêt prononcé par une juridiction d’un État membre et reprenant les termes d’une sentence arbitrale ne constitue pas une décision, au sens de cette disposition, lorsqu’une décision aboutissant à un résultat équivalent à celui de cette sentence n’aurait pu être adoptée par une juridiction de cet État membre sans méconnaître les dispositions et les objectifs fondamentaux de ce règlement, en particulier l’effet relatif d’une clause compromissoire insérée dans le contrat d’assurance en cause et les règles relatives à la litispendance figurant à l’article 27 de celui-ci, cet arrêt ne pouvant dans ce cas faire obstacle, dans ledit État membre, à la reconnaissance d’une décision rendue par une juridiction dans un autre État membre.

 

2)

L’article 34, point 1, du règlement no 44/2001 doit être interprété en ce sens que, dans l’hypothèse où l’article 34, point 3, de ce règlement ne s’applique pas à un arrêt reprenant les termes d’une sentence arbitrale, la reconnaissance ou l’exécution d’une décision émanant d’un autre État membre ne saurait être refusée en raison de sa contrariété avec l’ordre public au motif que cette décision méconnaîtrait l’autorité de la chose jugée s’attachant à cet arrêt.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure : l’anglais.

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