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Document 62014CC0350

Conclusions de l'avocat général M. N. Wahl, présentées le 10 septembre 2015.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2015:586

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 10 septembre 2015 ( 1 )

Affaire C‑350/14

Florin Lazar

contre

Allianz SpA

[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal de Trieste (Tribunale di Trieste, Italie)]

«Renvoi préjudiciel — Coopération judiciaire en matière civile — Loi applicable aux obligations non contractuelles — Règlement (CE) no 864/2007 (‘Rome II’) — Article 4, paragraphe 1 — Notions de ‘pays où le dommage survient’, de ‘dommage’ et de ‘conséquences indirectes du fait dommageable’ — Membres de la famille d’une personne décédée à la suite d’un accident de la circulation — Personnes ayant droit à la réparation de dommages patrimoniaux et non patrimoniaux résidant dans des pays différents»

1. 

Applicable depuis le 11 janvier 2009, le règlement (CE) no 864/2007 ( 2 ) vise, dans un souci de sécurité juridique et de prise en compte des intérêts légitimes généralement en présence, à harmoniser les règles de conflit de lois en matière d’obligations non contractuelles. Ce règlement n’a, en revanche, pas vocation à harmoniser le droit matériel des États membres de l’Union européenne en la matière, ce qui n’est pas sans poser certaines difficultés d’interprétation. En effet, en recourant, aux fins notamment de la détermination de la loi applicable à des actions en responsabilité non contractuelle, à des concepts, certes connus dans l’ensemble des États membres, mais dont l’acception et la portée peuvent sensiblement diverger d’un ordre juridique à l’autre, le juge peut se voir confronté à un exercice délicat lorsqu’il est saisi, dans un cadre du même litige, de demandes émanant de personnes n’ayant pas leur résidence habituelle dans le même pays.

2. 

Il en est particulièrement ainsi s’agissant de l’interprétation de l’article 4 dudit règlement qui, en l’absence de choix exprimé par les parties, fait du «lieu de survenance du dommage» un critère déterminant de la loi applicable à une action en responsabilité non contractuelle. Que recouvre ce dommage, étant précisé que, aux termes de cette disposition, il doit être distingué de son «fait générateur» ? Les dommages subis par les proches d’une personne victime d’un accident de la circulation, qui sont, en vertu du droit national, considérés comme subis jure proprio, sont-ils assimilables à des «dommages» au sens de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II ou doivent-ils plutôt être considérés comme les «conséquences indirectes» de ceux-ci?

3. 

Ces interrogations reflètent tout l’enjeu de la présente demande de décision préjudicielle, qui invite, de façon pour le moins inédite ( 3 ), à apporter un certain nombre de précisions sur les notions contenues dans cette disposition. Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Lazar, résidant en Roumanie, à la compagnie d’assurances italienne Allianz SpA, au sujet de la réparation des dommages patrimoniaux et non patrimoniaux que celui-ci prétend avoir subis jure proprio en raison du décès de sa fille, ressortissante roumaine résidente en Italie, survenu dans cet État membre à la suite d’un accident de la route causé par un véhicule non identifié.

I – Le cadre juridique

A – Le droit de l’Union

1. Le règlement Rome II

4.

Aux termes du considérant 7 du règlement Rome II:

5.

Le considérant 17 du règlement Rome II énonce:

6.

L’article 4 du règlement Rome II, intitulé «Règle générale», est libellé comme suit:

«1.   Sauf dispositions contraires du présent règlement, la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quels que soient le ou les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent.

2.   Toutefois, lorsque la personne dont la responsabilité est invoquée et la personne lésée ont leur résidence habituelle dans le même pays au moment de la survenance du dommage, la loi de ce pays s’applique.

3.   S’il résulte de l’ensemble des circonstances que le fait dommageable présente des liens manifestement plus étroits avec un pays autre que celui visé aux paragraphes 1 ou 2, la loi de cet autre pays s’applique. Un lien manifestement plus étroit avec un autre pays pourrait se fonder, notamment, sur une relation préexistante entre les parties, telle qu’un contrat, présentant un lien étroit avec le fait dommageable en question.»

7.

En vertu de l’article 15, sous c), du règlement Rome II, la loi applicable à une obligation contractuelle en vertu de ce règlement régit notamment «l’existence, la nature et l’évaluation des dommages, ou la réparation demandée» et, sous f), «les personnes ayant droit à réparation du dommage qu’elles ont personnellement subi».

2. Le règlement Bruxelles I

8.

L’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, qui fait partie de la section 2 («Compétences spéciales») du chapitre II, prévoit ce qui suit:

«Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre:

[…]

3)

en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire».

B – Le droit italien

9.

Ainsi que la juridiction de renvoi l’a exposé, la Cour de cassation (Corte suprema di cassazione) a interprété les articles 2043 et 2059 du code civil italien en ce sens que les membres de la famille du défunt ont droit, jure proprio, à la réparation de leurs dommages patrimoniaux et non patrimoniaux. S’agissant des dommages non patrimoniaux, les dommages suivants pourraient être reconnus: le dommage à la santé (dommage médicalement constaté), le dommage moral (douleur intérieure) et le dommage à la vie relationnelle (altération significative de la vie quotidienne).

10.

Toujours selon la juridiction de renvoi, l’article 283, paragraphe 1, sous a) et c), du code des assurances privées prévoit que, lorsque le véhicule ayant causé le dommage n’est pas identifié, le fonds de garantie des victimes de la route (Fondo di garanzia per le vittime della strada) indemnise les dommages causés par un accident de la circulation par l’intermédiaire d’entreprises d’assurances désignées sur l’ensemble du territoire national.

II – Les faits à l’origine du litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

11.

L’affaire au principal a pour objet une demande en réparation des dommages patrimoniaux et non patrimoniaux prétendument subis jure proprio, introduite par le père, résidant en Roumanie, d’une ressortissante roumaine résidant en Italie et décédée dans cet État membre à la suite d’un accident de la route survenu le 18 mai 2012 et causé par un véhicule non identifié.

12.

La compagnie d’assurances Allianz SpA a été assignée en justice, en qualité de société désignée par le fonds de garantie des victimes de la route, organisme chargé de l’indemnisation des dommages causés par la circulation de véhicules non identifiés.

13.

La mère et la grand-mère de la victime, toutes deux ressortissantes roumaines résidant en Italie, sont également intervenues au litige et ont demandé la réparation des dommages patrimoniaux et non patrimoniaux subis jure proprio.

14.

C’est dans ce contexte que la juridiction de renvoi s’est interrogée sur la loi applicable aux faits de l’espèce et, en particulier, sur l’interprétation de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II.

15.

Par décision du 10 juillet 2014, le tribunal de Trieste a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

16.

Des observations écrites ont été présentées par les intervenants dans l’affaire au principal, par les gouvernements autrichien et portugais ainsi que par la Commission européenne. M. Lazar n’a, pour sa part, pas déposé d’observations.

III – Analyse juridique

17.

La présente demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation du critère central, consacré par le règlement Rome II, tiré du lieu de survenance du dommage aux fins de la détermination de la loi applicable aux obligations non contractuelles.

18.

Avant d’aborder l’examen proprement dit des questions posées, il me semble nécessaire de formuler quelques précisions liminaires sur l’économie du mécanisme mis en place par le règlement Rome II aux fins de la détermination de la loi applicable aux obligations non contractuelles.

A – Considérations liminaires sur l’économie du mécanisme mis en place par le règlement Rome II

19.

La diversité des règles de conflit de lois applicables en matière d’obligations non contractuelles a, de longue date ( 5 ), suscité un besoin d’unification dans ce domaine en vue de garantir une certaine prévisibilité quant au droit applicable et, concomitamment, de pallier les inconvénients découlant des situations du forum shopping.

20.

Fruit d’un compromis entre la nécessité de garantir une certain niveau de sécurité juridique, en protégeant les attentes légitimes de parties par l’élaboration de critères de rattachement fixes, et le souhait de maintenir une certaine flexibilité lorsque l’application de ces critères aboutit à des résultats jugés inappropriés, le règlement Rome II s’inscrit dans le prolongement des solutions retenues jusqu’alors dans le droit international privé contemporain.

21.

Le mécanisme de détermination de la loi applicable aux obligations non contractuelles peut schématiquement être décrit de la manière suivante.

22.

Le règlement Rome II retient un certain nombre de critères de rattachement fixes. Sur ce point, ce règlement se caractérise par l’énonciation, en l’absence de choix exprimé par les parties quant à la loi applicable aux obligations non contractuelles (voir article 14), d’une part, d’une règle générale (article 4) et, d’autre part, de cinq règles de conflit de lois spéciales (articles 5 à 9 ( 6 ) du règlement).

23.

S’agissant de la règle générale, seule pertinente dans la présente affaire, il découle de la proposition de règlement sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, présentée le 22 juillet 2003 ( 7 ), que l’objectif premier du règlement Rome II était d’améliorer la prévisibilité des solutions dans un souci de sécurité juridique.

24.

Il est ainsi notable que, à la différence de celui qui avait été retenu dans la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980 ( 8 ), qui désignait, en principe, comme loi applicable celle du pays entretenant les liens les plus étroits avec la situation en cause, ce règlement opte clairement, à son article 4, paragraphe 1, pour le rattachement fixe constitué par le lieu de survenance du dommage (locus damni).

25.

Il doit également être souligné que, à la différence des rattachements retenus en matière de compétence juridictionnelle par la convention de Bruxelles et le règlement Bruxelles I, qui offre à la victime d’un dommage une option de compétence entre le tribunal du lieu du fait générateur et celui du dommage, le règlement Rome II retient un critère unique de rattachement.

26.

Il ressort, à cet égard, des travaux préparatoires du règlement Rome II que les propositions d’amendement présentées par le Parlement européen, qui visaient à introduire davantage de flexibilité ( 9 ) ont été rejetées par le Conseil de l’Union européenne et la Commission qui ont estimé que l’article 4 assure à la fois «l’exigence de sécurité juridique et la nécessité de rendre justice en fonction de cas individuels».

27.

En choisissant le locus damni comme lien de rattachement, le règlement Rome II opte ainsi pour une règle de conflit tout à fait classique de droit international privé, règle qui comporte indéniablement plusieurs avantages.

28.

En premier lieu, cette règle de rattachement est, en conformité avec les objectifs énoncés au considérant 16 du règlement Rome II ( 10 ), réputée créer un juste équilibre entre les intérêts des parties. En effet, la loi de survenance du dommage est une loi neutre qui ne privilégie ni l’auteur du dommage ni la victime.

29.

S’il est exact, ainsi que l’ont souligné plusieurs auteurs ( 11 ), que la détermination de la loi applicable en fonction du lieu de survenance du dommage peut revêtir un caractère totalement fortuit et imprévisible dans certaines situations – ce qui, en définitive, compromet l’objectif de prévisibilité des solutions poursuivi par le règlement – cet inconvénient est loin d’être insurmontable. Il faut, en effet, souligner que l’application de la loi applicable sur le lieu du dommage pourra toujours être écartée soit au profit du lieu de résidence lorsque la victime et la personne dont la responsabilité est engagée ont leur résidence habituelle dans le même pays (article 4, paragraphe 2, du règlement Rome II), soit au profit de la loi d’un autre pays lorsqu’il résulte de l’ensemble des circonstances de l’espèce que le fait dommageable présente les liens les plus étroits avec ledit pays (clause dite «d’exception», prévue à l’article 4, paragraphe 3, de ce règlement). J’y reviendrai dans les développements qui suivent.

30.

En second lieu, le choix du locus damni est en phase avec une approche moderne du droit de la responsabilité civile, qui privilégie un concept de responsabilité civile dite «objective» dont la fonction est essentiellement compensatoire. Conformément à cette approche, la responsabilité civile a davantage pour objet la réparation des dommages que la sanction de comportements jugés répréhensibles. Il en découle que l’accent est davantage mis sur le lieu de survenance du dommage que sur celui de son fait générateur. Il a également été souligné que la règle générale énoncée à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II, qui écarte la compétence de la lex loci delicti commissi, permet notamment de résoudre la question, fort controversée, de la loi applicable aux délits dits «complexes», délits qui se caractérisent par une dissociation géographique du lieu du fait générateur et du lieu du dommage.

31.

Or, que faut-il entendre par le lieu de survenance du dommage? C’est précisément l’interrogation que soulève la présente demande de décision préjudicielle.

B – Sur les questions préjudicielles

32.

Ainsi que la juridiction de renvoi l’a mentionné, la détermination de la loi applicable aux faits de l’espèce est de nature à emporter d’importantes conséquences. Il existe en effet un intérêt certain à ce que la loi applicable à une demande en réparation relève plutôt d’un droit national que d’un autre. Plus précisément, l’existence d’un droit à réparation des préjudices invoqués par les membres de la famille de la personne décédée dans l’accident en cause dans l’affaire au principal, la qualification de ces préjudices et le caractère réparable de ceux-ci sont largement tributaires du choix du droit matériel applicable.

33.

À cet égard, si l’ensemble des ordres juridiques nationaux semblent reconnaître l’existence de droits à réparation au profit des membres de la famille du défunt, il y a lieu de relever les différences substantielles qui existent, entre les droits des États membres, quant à la qualification, à la nature et à l’ampleur du préjudice indemnisable par les ayants droit d’une personne décédée accidentellement.

34.

En effet, les régimes nationaux de responsabilité non contractuelle, qui, selon le cas, permettent l’indemnisation des dommages subis par ricochet ou exigent une atteinte directe à un intérêt juridiquement protégé, présentent de toute évidence des différences structurelles. En outre, dans les différents droits nationaux, les droits à réparation reconnus aux membres de la famille du défunt, qu’ils soient de nature patrimoniale ou non patrimoniale, sont tantôt considérés comme des droits autonomes (iure proprio), tantôt comme des droits accessoires à ceux du défunt.

35.

Comme l’évoquait déjà l’avocat général Darmon dans ses conclusions présentées dans l’affaire Dumez France et Tracoba ( 12 ), la nature du préjudice par ricochet est sans nul doute une des questions les plus délicates et les plus controversées du droit de la responsabilité, celui-ci étant envisagé par certains comme la projection sur une victime médiate d’un préjudice subi par une victime initiale, alors que pour d’autres il s’agit, au contraire, d’un préjudice autonome ( 13 ). Au demeurant, cette question ne se poserait pas dans les États membres qui ne reconnaissent pas un droit à un dommage réfléchi et, ignorent, dès lors la notion de préjudice par ricochet ( 14 ).

36.

S’agissant des accidents de la circulation routière, je tiens par ailleurs à souligner que de nombreux États membres ( 15 ) continueront, en dépit de l’entrée en vigueur du règlement Rome II et en conformité avec l’article 28, paragraphe 1, dudit règlement ( 16 ), à appliquer la convention sur la loi applicable en matière d’accidents de la circulation routière, conclue à La Haye le 4 mai 1971 ( 17 ), convention qui retient comme règle de détermination de la loi applicable celle du lex loci delicti commissi, sans possibilité pour les parties en cause de marquer leur choix pour une autre loi, qui prévoit des critères de rattachements différents de ceux retenus à l’article 4 du règlement Rome II ( 18 ). C’est dire à quel point la problématique liée à la détermination de la loi applicable dans le cas d’actions en réparation des préjudices subis à la suite d’un accident de la circulation peut s’avérer particulièrement complexe ( 19 ).

37.

Pour s’en tenir à l’affaire au principal, il ressort des informations fournies par la juridiction de renvoi que le droit italien pertinent, à savoir les articles 2043 et 2059 du code civil italien tels qu’interprétés par la Cour de cassation, accorde une réparation particulièrement étendue des préjudices subis par les membres de la famille d’une personne décédée accidentellement, et en particulier de celles décédées à la suite d’un accident de la circulation. En effet, en vertu de la loi italienne, le dommage résultant du décès d’un membre de la famille serait un dommage subi directement (jure proprio) par celui-ci. Il semble en résulter que le rapport d’obligation qui existe entre le membre de la famille de la personne décédée et la personne jugée responsable du préjudice (ou à défaut d’identification de celle-ci de l’entité responsable de la réparation de celui-ci) est indépendant de celui qui lie la personne décédée à ladite entité.

38.

Or, force est, en l’occurrence, de constater que, en dépit de son apparente simplicité, le critère du lieu de survenance du dommage, qui caractérise la règle générale de détermination de la loi applicable aux obligations contractuelles en vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II, a suscité des difficultés d’interprétation.

39.

En substance, deux conceptions s’opposent dans l’affaire au principal.

40.

Selon la première, défendue par le gouvernement autrichien, les dommages patrimoniaux et moraux subis par les membres de la famille d’une personne décédée dans un autre État membre ne constituent pas nécessairement des conséquences indirectes au sens de l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II du fait dommageable. Il en résulterait notamment qu’une demande d’indemnisation des droits patrimoniaux invoqués par les parents proches d’une personne, décédée à la suite d’un accident de la circulation survenu dans l’État du for, dès lors qu’elle repose sur une obligation distincte de celle qui lie la partie adverse et la personne décédée dans l’accident, doit s’apprécier selon la loi du lieu dans lequel s’est produit le dommage subi par lesdits parents, à savoir le lieu de leur résidence habituelle, sauf à démontrer que, conformément à l’article 4, paragraphe 3, du règlement Rome II, il résulte de l’ensemble des circonstances qu’il existe des liens manifestement plus étroits avec un autre pays.

41.

Selon la seconde, à laquelle adhèrent tout particulièrement les intervenants au principal et la Commission, les préjudices subis, dans leur pays de résidence, par les parents proches d’une personne décédée dans un accident de la route survenu dans l’État du for doivent être considérés comme des conséquences indirectes du dommage subi par la victime immédiate de l’accident. La notion de «pays où le dommage survient» doit être interprétée dans le sens où elle fait référence au lieu qui a causé le dommage, à savoir, dans l’affaire au principal, le lieu de l’accident de la route.

42.

Ainsi que la Commission l’a suggéré, il apparaît opportun d’inverser l’ordre d’examen des questions posées par la juridiction de renvoi.

43.

En effet, l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II prévoit, dans sa seconde partie, que le lieu où se matérialisent les conséquences indirectes du fait dommageable n’est pas pertinent aux fins de la détermination de la loi applicable à une obligation non contractuelle. En conséquence, il y a lieu, dans un premier temps, de répondre à la question de savoir si l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II doit être interprété dans le sens où le préjudice subi, dans leur pays de résidence, par les parents proches d’une personne décédée dans un accident de la route survenu dans l’État du for doit être qualifié de «dommage» au sens de la première partie de cette disposition ou de «conséquences indirectes» du fait dommageable au sens de la seconde partie de cette disposition.

44.

C’est à la lumière de la réponse qui sera apportée à cette première question qu’il conviendra ensuite de définir la notion de «pays où le dommage survient» en ce qui concerne une demande de réparation des dommages patrimoniaux et non patrimoniaux subis par les proches d’une personne décédée à la suite d’un accident.

1. Premier aspect (seconde question): qualification des dommages patrimoniaux et non patrimoniaux subis, dans leur pays de résidence, par les parents proches d’une personne décédée dans un accident de la route survenu dans l’État du for

45.

L’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II prévoit que la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d’un fait dommageable est celle où le dommage survient. Ainsi qu’il ressort des précisions contenues explicitement dans cette disposition, le lieu de survenance du dommage doit être distingué, premièrement, du lieu où le fait générateur du dommage allégué s’est produit et, deuxièmement, du lieu de survenance des conséquences indirectes du fait dommageable.

46.

Il me semble découler clairement des travaux préparatoires, et notamment du rapport accompagnant la proposition de règlement Rome II, que cette disposition retient comme règle de base la loi du lieu où le dommage direct est survenu ou risque de survenir ( 20 ).

47.

Ce rapport indique également, s’agissant précisément de l’exemple d’un accident de la circulation, que «le lieu du dommage direct est celui de la collision, indépendamment d’éventuels préjudices financiers ou moraux qui surviennent dans un autre pays» ( 21 ).

48.

Toujours selon ce rapport, il apparaît que la Commission a fait une référence explicite à la jurisprudence de la Cour portant sur l’interprétation de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles ( 22 ), disposition qui, à l’instar de celle reprise à l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, opère une distinction entre les dommages directs et les dommages indirects.

49.

Cette référence explicite au règlement Bruxelles I figure dans l’exposé des motifs du règlement Rome II, qui indique, à son considérant 7, que le champ d’application matériel et les dispositions de ces deux règlements doivent être cohérents.

50.

Je me dois toutefois de rappeler que, ainsi que la Cour l’a itérativement jugé ( 23 ), la règle de compétence spéciale de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles est fondée sur l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et la compétence des juridictions autres que celles du domicile du défendeur et vise, en définitive, à une bonne administration de la justice et à l’organisation utile du procès. En ce sens, il a ainsi pu être souligné que la centralisation des questions posées au sein d’une seule et même juridiction procédait notamment d’un besoin objectif du point de vue de la preuve ou de l’organisation du procès ( 24 ).

51.

Cet impératif, qui présente un intérêt certain dans la détermination de la juridiction compétente, ne se présente pas nécessairement de la même manière s’agissant de la détermination de la loi applicable. La Cour a ainsi toujours insisté sur la nécessité d’éviter la démultiplication des chefs de compétence judiciaire à propos d’un même rapport juridique et sur la constatation que le juge du lieu où le fait dommageable s’est produit est normalement le plus apte à statuer, notamment pour des motifs de proximité du litige et de facilité d’administration de la preuve ( 25 ).

52.

Cependant, je suis d’avis que, si les objectifs poursuivis respectivement par chacun de ces actes juridiques divergent quelque peu, les notions visées par le règlement Rome II doivent, dans la mesure du possible, être comprises en tenant compte des interprétations retenues dans le cadre de la convention de Bruxelles ou du règlement Bruxelles I. En effet, un certain parallélisme doit être établi dans l’interprétation de ces notions, dans la mesure où les instruments juridiques poursuivent tous un objectif de prévisibilité des solutions retenues.

53.

Quels enseignements peut-on tirer de la jurisprudence relative à l’interprétation de l’article 5, paragraphe 3, de la convention de Bruxelles et du règlement Bruxelles I?

54.

Plusieurs affaires méritent l’attention.

55.

S’agissant de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Dumez France et Tracoba ( 26 ), il convient de rappeler que la Cour était amenée à se prononcer sur la notion de «lieu où le dommage est survenu» dans le cadre d’une action engagée en France par deux sociétés françaises contre des banques établies en Allemagne en vue de la réparation du préjudice financier qu’elles prétendaient avoir subi à la suite de la faillite de certaines de leurs filiales, elles-mêmes établies en Allemagne, faillite qui trouverait son origine dans la résiliation, par lesdites banques, des crédits accordés à ces filiales en vue de la réalisation d’un programme immobilier.

56.

Appelée à se prononcer sur la nature du préjudice allégué, la Cour a estimé que le préjudice dont les sociétés mères faisaient état n’était que la conséquence médiate des pertes financières essuyées dans un premier temps par leurs filiales à la suite de la résiliation des crédits et des travaux qui s’est ensuivie. Sur ce point, la Cour a retenu que, «dans une espèce comme celle de l’affaire au principal, le dommage allégué n’est que la conséquence indirecte du préjudice éprouvé initialement par d’autres personnes juridiques qui ont été directement victimes du dommage matérialisé en un lieu différent de celui où la victime indirecte a ensuite subi le préjudice» ( 27 ).

57.

Examinant par la suite si la notion de «lieu où le dommage est survenu», au sens de l’arrêt Bier, dit Mines de potasse d’Alsace (21/76, EU:C:1976:166), visait le lieu où les victimes indirectes du préjudice subissent les conséquences patrimoniales dommageables, la Cour a dit pour droit que, si, conformément à cet arrêt, cette notion peut viser le lieu où le dommage est survenu, cette dernière notion ne saurait être comprise que comme désignant le lieu où le fait causal, engageant la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle, a produit directement ses effets dommageables à l’égard de celui qui en est la victime immédiate ( 28 ). Dans ce contexte, la Cour a précisé que le lieu où s’est manifesté le dommage initial présente généralement un rapport étroit avec les autres éléments constitutifs de la responsabilité, alors que tel n’est pas le cas, le plus souvent, du domicile de la victime indirecte ( 29 ).

58.

Cette approche a, par la suite, été confirmée par l’arrêt Marinari ( 30 ), affaire à laquelle la Commission s’est expressément référée dans sa proposition de règlement du 22 juillet 2003 ( 31 ) et qui portait sur la question de savoir si la notion de «lieu où le dommage s’est produit» désigne uniquement le lieu où s’est produit un préjudice physique causé à des personnes ou à des choses ou si elle désigne également le lieu où se sont matérialisés, le cas échant dans d’autres pays, l’ensemble des préjudices patrimoniaux.

59.

La Cour a, là encore, considéré que, s’il est admis que la notion de «lieu où le fait dommageable s’est produit», au sens de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles, peut viser à la fois le lieu où le dommage est survenu et celui de l’événement causal, cette notion ne saurait toutefois être interprétée de façon extensive au point d’englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d’un fait ayant déjà causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu. En conséquence, cette notion ne peut pas être interprétée comme incluant le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial survenu et subi par elle dans un autre État contractant ( 32 ).

60.

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Shevill e.a. (C‑68/93, EU:C:1995:61), dans laquelle la Cour était invitée à interpréter la notion de «lieu où le fait dommageable s’est produit» aux fins de déterminer les juridictions compétentes en vue de statuer sur une action en réparation des préjudices causés à la suite de la diffusion, dans plusieurs États membres, d’un article de presse diffamatoire, la Cour a rappelé que les considérations qu’elle avait retenues dans les arrêts Bier, dit Mines de potasse d’Alsace et Dumez France et Tracoba (C‑220/88, EU:C:1990:8), s’agissant de dommages matériels valaient également dans le cas de préjudices non patrimoniaux.

61.

Il est intéressant de noter que, s’agissant d’un dommage qui se manifeste dans les lieux où la publication est diffusée, la Cour a conclu que l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles devait être interprétée en ce sens que la victime peut intenter contre l’éditeur une action en réparation soit devant les juridictions de l’État contractant du lieu d’établissement de l’éditeur de la publication diffamatoire, compétentes pour réparer l’intégralité des dommages résultant de la diffamation, soit devant les juridictions de chaque État contractant dans lequel la publication a été diffusée et où la victime prétend avoir subi une atteinte à sa réputation, compétentes pour connaître des seuls dommages causés dans l’État de la juridiction saisie. Dans une telle configuration, il peut en effet être considéré qu’il existe non pas un, mais plusieurs dommages initiaux.

62.

Quant à l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Kronhofer (C‑168/02, EU:C:2004:364), elle invitait à déterminer si la notion de «lieu où le fait dommageable s’est produit» était susceptible de viser le lieu du domicile de la victime, où se situerait «le centre de son patrimoine», de sorte que cette dernière serait en droit de former une action en indemnisation de son préjudice devant la juridiction correspondante. Cette question se posait dans le cadre spécifique d’une action en indemnisation du préjudice financier subi par un particulier à la suite de la réalisation d’opérations boursières portant sur des éléments de son patrimoine que ce dernier avait préalablement placés dans un autre État contractant que celui de son domicile.

63.

La Cour a considéré qu’il convenait d’apporter une réponse négative à cette question.

64.

Rappelant les enseignements de l’arrêt Marinari (C‑364/13, EU:C:1995:289), elle a en effet jugé que l’expression «lieu où le dommage où le fait dommageable s’est produit» ne saurait être interprétée de façon extensive au point d’englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d’un fait survenu dans un autre lieu ( 33 ). À l’appui de cette considération, la Cour précisait qu’une telle interprétation ferait dépendre la détermination de la juridiction compétente de circonstances incertaines telles que le lieu où se trouverait «le centre du patrimoine» de la victime et serait par conséquent contraire au renforcement de la protection juridique des personnes établies dans l’Union ( 34 ).

65.

Enfin, plus récemment, et se prononçant cette fois sur l’interprétation de l’article 5, point 3, du règlement Bruxelles I, la Cour a, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Zuid-Chemie (C‑189/08, EU:C:2009:475), s’agissant d’un litige opposant une entreprise productrice d’engrais à une entreprise fournissant des matières premières nécessaires à la production de ces engrais au sujet de la livraison d’un produit contaminé, jugé que les termes «lieu où le fait dommageable s’est produit» visaient le lieu où le dommage initial était survenu du fait de l’utilisation normale du produit aux fins auxquelles il était destiné.

66.

À mon sens, la jurisprudence élaborée par la Cour dans le cadre de l’interprétation de l’article 5, paragraphe 3, de la convention de Bruxelles et le règlement Bruxelles 1 est donc tout à fait pertinente. Cela vaut d’autant plus que, ainsi que la Commission et le gouvernement portugais l’ont très justement souligné, la notion de «lieu où le fait dommageable s’est produit» (visée à l’article 5, paragraphe 3, de la convention de Bruxelles et du règlement Bruxelles I), qui vise non seulement le lieu de l’évènement causal, mais également celui de la matérialisation du dommage, est plus large que celle de «pays où le dommage survient» (visée à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II).

67.

Il découle de cette jurisprudence que les préjudices subis, dans leur pays de résidence, par les proches d’une personne décédée dans un accident de la route survenu dans l’État du for doivent être qualifiés de «conséquences indirectes» du dommage initialement subi par la victime immédiate de l’accident.

68.

De plus, ainsi que je l’ai précédemment mentionné, il apparaît que la distinction établie entre le fait générateur du dommage et le dommage lui-même correspond davantage à un souhait de privilégier une approche objective de la responsabilité qu’à une volonté d’élargir la nature des dommages visés par cette disposition.

69.

Enfin, il est à noter que le considérant 17 du règlement Rome II précise que, «en cas de blessures physiques causées à une personne ou de dommages aux biens, le pays où les blessures ont été subies ou les biens endommagés devrait être entendu comme celui où le dommage survient».

70.

Semble donc seul pertinent, aux fins de déterminer le droit applicable à une action en réparation, le lieu où le dommage direct survient, et ce indépendamment des qualifications retenues dans les droits nationaux quant à la nature ou au caractère indemnisable desdits dommages.

71.

En définitive, je suis donc enclin à marquer une préférence nette pour l’approche suggérée par la Commission à cet égard, et ce pour plusieurs raisons.

72.

En premier lieu et sauf à méconnaître le caractère unificateur du règlement Rome II, il convient de donner une interprétation autonome et objective de la notion de «pays où le dommage survient».

73.

Ainsi que je l’ai précédemment mentionné, les droits des États membres se caractérisent par des différences notables quant à la nature et à l’ampleur des dommages subis par les membres de la famille d’une personne. Dans le cas où il devrait être considéré que le dommage visé par l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II vise, en plus de celui subi directement par la personne décédée, en réalité l’ensemble des dommages considérés comme étant subis jure proprio par les ayants droit de ladite personne, il serait à craindre que le fait devant être constaté judiciairement se divise en plusieurs relations soumises, selon la résidence habituelle de la personne concernée, à des lois différentes. Or, il peut être considéré que, en limitant des facteurs de rattachement pris en compte en vertu de la règle générale énoncée à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II (voir points 25 et 26 des présentes conclusions), le législateur ait également recherché à limiter le nombre de lois susceptibles d’être appliquées à chaque situation.

74.

Dans ce contexte, l’interprétation selon laquelle la règle générale consacrée selon laquelle l’expression «pays où le dommage survient», visée à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II, s’entend du lieu du dommage direct – en l’occurrence celui de la collision mortelle – a le mérite de la simplicité et de l’objectivité, lorsque l’ensemble des dommages allégués ont, en réalité, la même source. Ainsi que la juridiction de renvoi l’a elle-même mentionné, l’application de la loi du lieu de survenance de l’accident empêche notamment que le fait objet de l’appréciation judiciaire puisse être décomposé en différentes parties soumises à une loi différente en fonction de la loi de résidence des victimes désignées.

75.

En deuxième lieu, il me semble que cette appréciation est pleinement conforme à la prévisibilité recherchée par l’élaboration du règlement Rome II. En effet, dans la plupart des cas, la personne dont la responsabilité est engagée est en mesure d’anticiper des conséquences dans d’autres pays de son comportement ou des comportements des personnes dont elle doit répondre. De la même manière, la victime est en principe avisée du contexte légal dans lequel elle s’est exposée ou a exposé ses biens. En d’autres termes, tant la personne dont la responsabilité est engagée que la victime ont été avisées et ont pris les dispositions, notamment en matière d’assurance, qui s’imposent en rapport avec la loi applicable dans le ou les pays de la survenance potentielle des dommages ( 35 ).

76.

En troisième lieu, la règle générale de détermination de la loi applicable dans le règlement Rome II est, à la différence d’autres règles ( 36 ), caractérisée par la neutralité. Or, pour prendre l’exemple du préjudice d’ordre patrimonial par les ayants droit d’une personne décédée à la suite d’un accident de la circulation, il peut être considéré que la neutralité de la loi serait compromise dans la mesure où ce préjudice est toujours localisé sur le lieu de résidence de la victime.

77.

En quatrième lieu, une telle interprétation me semble conforme également à l’autre idée qui sous-tend les rattachements en droit international privé, à savoir l’idée de proximité, qui vise, dans toute la mesure du possible, à rattacher une situation à la loi du pays avec laquelle elle entretient les liens les plus étroits. En effet, si le lieu de l’accident présente indéniablement des liens avec les autres éléments constitutifs de la responsabilité, tel n’est pas nécessairement le cas du domicile de la victime indirecte ( 37 ).

78.

Pour prendre l’exemple de l’affaire au principal, il est à noter que l’assignation en justice de la compagnie d’assurances Allianz, en qualité de société désignée par le fonds de garantie des victimes de la route, a, en l’absence d’identification du véhicule responsable de la collision mortelle, précisément été rendue possible en vertu du droit italien ( 38 ).

79.

En dernier lieu, il faut souligner que le règlement Rome II met en place des mécanismes de corrections qui permettent d’échapper à la rigidité apparente de la règle du lieu de survenance du dommage de plusieurs façons.

80.

Tout d’abord, l’application de la lex locus damni doit être écartée dans le cas où la personne responsable et la victime du dommage résident habituellement dans le même pays. Dans cette hypothèse, c’est la loi de ce dernier pays qui s’applique. Cette dérogation, qui tend à faire prévaloir la loi du pays avec laquelle la situation en cause présente une plus grande proximité, évite les situations de rattachement purement fortuites et présente une grande utilité dans le cas par exemple des accidents de la circulation. Pour illustrer cette hypothèse, pourrait être pris l’exemple d’une collision entre deux véhicules immatriculés en Allemagne et dont les conducteurs résident tous deux en Allemagne survenue au Danemark à l’occasion d’une navette journalière pour le transport de marchandises. Dans ce cas, l’application de la lex locus damni pourra être écartée au profit de la loi allemande.

81.

Ensuite, la règle énoncée à l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II peut être écartée, en vertu de l’article 4, paragraphe 3, dudit règlement lorsqu’elle aboutit à des résultats déraisonnables au profit de la loi du pays avec laquelle la situation en cause présente manifestement les liens les plus étroits. Cette clause échappatoire permet, dans le cas par exemple où la personne responsable et la personne lésée n’ont pas leur résidence habituelle dans le même pays, d’appliquer la loi du pays considéré comme étant le centre de gravité de la situation litigieuse ( 39 ). Une telle clause devrait ainsi trouver toute son utilité dans le cas où il était par exemple constaté que, à la différence de la situation en cause dans l’affaire au principal, la résidence de la victime immédiate de l’accident, celle du responsable présumé ou toute autre circonstance ayant entouré la survenance de cet accident sont étrangères au pays de survenance dudit accident et se rapportent de loin à un autre pays.

82.

Enfin, s’il peut être considéré que la lex loci damni peut, dans certaines circonstances, s’avérer défavorable lorsque les victimes plus ou moins directes résident habituellement dans un pays autre que celui où s’est produit l’accident, le considérant 33 du règlement Rome II invite précisément le juge saisi à prendre en compte, lors de la quantification des dommages-intérêts accordés au titre du préjudice corporel, «toutes les circonstances de fait pertinentes concernant ladite victime, y compris, notamment, les pertes totales et les coûts du traitement et des soins médicaux». Le juge est donc invité dans toute la mesure du possible à tenir compte, en particulier dans l’évaluation des dommages subis par des personnes non résidentes du pays du lieu de l’accident mortel, des différences de niveau de vie ainsi que des frais effectivement encourus ou supportés par lesdites victimes dans leur pays de résidence.

2. Second aspect: la notion de «pays où le dommage survient»

83.

Ainsi qu’il ressort de la réponse à la seconde question, étant donné que les dommages subis par les proches de la victime d’un accident sont des conséquences indirectes de celui-ci, le lieu où ceux-ci se produisent n’est aucunement pertinent dans la détermination de la loi applicable. En effet, la notion de lieu où le dommage survient doit, dans le prolongement de ce qui a été consacré par la jurisprudence relative à la convention de Bruxelles et au règlement Bruxelles I, s’entendre comme celui où s’est produit le fait, en l’occurrence l’accident de la route, qui a produit directement ses effets dommageables à l’égard de celui qui en est la victime immédiate.

84.

En tout état de cause, je suis d’avis que la notion de «pays où le dommage survient» doit, dans les circonstances particulières de l’espèce, être entendue comme le lieu de survenance de l’accident de la route. Cette notion ne saurait être comprise comme recouvrant les lieux des autres dommages subis du fait même de l’accident, que ce soit par la victime directe de celui-ci ou par les tiers proches de ladite victime. Le caractère patrimonial ou non des dommages allégués dans ce contexte importe peu.

IV – Conclusion

85.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il est proposé de répondre aux questions posées par le tribunal de Trieste dans les termes suivants:

L’article 4, paragraphe 1, du règlement (CE) no 864/2007 du Parlement européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, sur la loi applicable aux obligations non contractuelles («Rome II»), doit être interprété en ce sens où les préjudices subis, dans leur pays de résidence, par les parents proches d’une personne décédée dans un accident de la circulation survenu dans l’État du for doivent être qualifiés de «conséquences indirectes» au sens de cette disposition. Par conséquent, la notion de «pays où le dommage survient», visée à cette même disposition, doit être, s’agissant d’un accident de la route, interprétée dans le sens où elle fait référence au lieu où le fait qui a causé le dommage, c’est-à-dire l’accident de la route, a produit directement ses effets dommageables à l’égard de celui qui en est la victime immédiate.


( 1 )   Langue originale: le français.

( 2 )   Règlement du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles («Rome II») (JO L 199, p. 40, ci-après le «règlement Rome II»).

( 3 )   Il importe de souligner que non seulement la Cour n’a, à ce jour, pas encore eu l’occasion de se prononcer sur la portée de cette disposition, mais qu’elle n’a, plus largement, pas encore interprété le règlement Rome II sur le fond. En effet, à l’exception de l’arrêt Homawoo (C‑412/10, EU:C:2011:747), qui portait sur l’applicabilité ratione temporis dudit règlement, la Cour n’a, pour l’heure, fait qu’une simple référence audit règlement (voir arrêts Football Dataco e.a., C‑173/11, EU:C:2012:642, et Kainz, C‑45/13, EU:C:2014:7). Cependant, il convient de souligner que l’interprétation de l’article 4 du règlement Rome II est sollicitée dans le cadre de plusieurs affaires actuellement pendantes devant la Cour (voir, en particulier, conclusions de l’avocat général Szpunar dans l’affaire Prüller-Frey, C‑240/14, EU:C:2015:325; affaires jointes C‑359/14 et C‑475/14, ERGO Insurance e.a., ainsi que affaire C‑191/15, Verein für Konsumenteninformation).

( 4 )   Règlement du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1, ci-après le «règlement Bruxelles I»).

( 5 )   Voir, à cet égard, les premières tentatives d’unification des règles de conflit en matière extracontractuelle effectuées en 1972 par l’avant-projet de convention communautaire sur la loi applicable aux obligations contractuelles et non contractuelles (Revue critique de droit international privé, 1973, p. 209).

( 6 )   Les règles spéciales énoncées par ces dispositions se rapportent respectivement à la «responsabilité du fait des produits», à la «concurrence déloyale et [aux] actes restreignant la libre concurrence», à l’«atteinte à l’environnement», à l’«atteinte aux droits de propriété intellectuelle» et à la «responsabilité du fait de grève ou de lock out».

( 7 )   COM(2003) 427 final, point 2.1 de la proposition.

( 8 )   JO 1980, L 266, p. 1. Voir, à cet égard, la règle générale de détermination de la loi applicable au contrat à défaut de choix des parties énoncée à l’article 4 de cette convention.

( 9 )   Voir, notamment, rapport de la Commission des affaires juridiques du Parlement du 27 juin 2005 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuelles («Rome II») [COM(2003)0427 – C5-0338/2003 – 2003/0168(COD)], qui proposait d’insérer une disposition selon laquelle, «[e]n cas de dommage corporel découlant d’un accident de la circulation routière et eu égard à la directive relative à l’assurance automobile, le tribunal ainsi que l’assurance du conducteur responsable appliquent, s’agissant des modalités des dommages-intérêts et du calcul de leur montant, les règles en vigueur sur le lieu habituel de résidence de la victime, à moins que cette solution ne soit inéquitable pour la victime».

( 10 )   Aux termes de ce considérant, [l]e recours à des règles uniformes devrait améliorer la prévisibilité des décisions de justice et assurer un équilibre raisonnable entre les intérêts de la personne dont la responsabilité est invoquée et ceux de la personne lésée […]».

( 11 )   Voir, par exemple, Boskovic, O., «Loi applicable aux obligations non contractuelles (matières civile et commerciale)», Répertoire de droit européen, mis à jour en septembre 2010, point 26.

( 12 )   C‑220/88, EU:C:1989:595.

( 13 )   Ibidem, points 23 et 24.

( 14 )   Voir, pour un tour d’horizon des législations nationales en vigueur à l’époque des faits à l’origine de cette affaire, exposé repris aux points 34 à 38 des conclusions précitées.

( 15 )   Il s’agit du Royaume de Belgique, de la République tchèque, du Royaume d’Espagne, de la République française, de la République de Lettonie, de la République de Lituanie, du Grand-Duché de Luxembourg, du Royaume des Pays-Bas, de la République d’Autriche, de la République de Pologne, de la République de Slovénie et de la République slovaque.

( 16 )   Aux termes de cette disposition, «[l]e présent règlement n’affecte pas l’application des conventions internationales auxquelles un ou plusieurs États membres sont parties lors de l’adoption du présent règlement et qui règlent les conflits de lois en matière d’obligations non contractuelles».

( 17 )   Pour une illustration de l’application de cette convention nonobstant l’entrée en vigueur du règlement Rome II, voir arrêt Haasová (C‑22/12, EU:C:2013:692, point 36).

( 18 )   En ce sens, la première chambre de la Cour de cassation (France) a récemment jugé, dans le cadre d’une affaire présentant certaines similarités avec l’affaire au principal, que ladite convention primait sur le règlement Rome II (arrêt de la Cour de cassation, 1re chambre civile, du 30 avril 2014, no 13-11.932, ECLI:FR:CCASS:2014:C100428).

( 19 )   Pour un aperçu des questions soulevées à cet égard, voir notamment, Malatesta, A., «The Law Applicable to Traffic Accidents», The Unification of Choice of Law Rules on Torts and Other Non-Contractual Obligations in Europe, 2006, p. 85 à 106; Kadner Graziano, T., The Rome II Regulation and the Hague Conventions on Traffic Accidents and Product Liability – Interaction, Conflicts and Future Perspectives, Nederlands Internationaal Privaatrecht. 26e jaarg. 2008, afl. 4, p. 425 à 429; von Hein, J., «Article 4 and Traffic Accidents», The Rome II Regulation on the law applicable to non-contractual obligations, 2009, p. 153 à 173; Nagy, C. I., «The Rome II Regulation and Traffic Accidents: Uniform Conflict Rules with Some Room for Forum Shopping – How So?», Journal of Private International Law, vol. 6, 2010, no 1, p. 93-108, et Papettas, J., «Direct Actions Against Insurers of Intra-Community Cross Border Traffic Accidents: Rome II and the Motor Insurance Directives», Journal of private international law, vol. 8, 2012, no 2, p. 297 à 321.

( 20 )   Voir COM(2003) 427 final, du 22 juillet 2003, p. 12.

( 21 )   Idem.

( 22 )   Convention concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Bruxelles le 27 septembre 1968 (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la «convention de Bruxelles»).

( 23 )   Voir arrêts Bier, dit Mines de potasse d’Alsace (C‑21/76, EU:C:1976:166, point 11); Marinari (C‑364/93, EU:C:1995:289, points 10 et suiv.), et Shevill e.a. (C‑68/93, EU:C:1995:61, points 19 et suiv.).

( 24 )   Voir, en ce sens, arrêt Kronhofer (C‑168/02, EU:C:2004:364, point 18).

( 25 )   Voir, notamment, arrêt DFDS Torline (C‑18/02, EU:C:2004:74, point 27 et jurisprudence citée).

( 26 )   C‑220/88, EU:C:1990:8.

( 27 )   Arrêt Dumez France et Tracoba, C‑220/88, EU:C:1990:8, points 13 et 14.

( 28 )   Arrêt Dumez France et Tracoba, C‑220/88, EU:C:1990:8, point 20.

( 29 )   Arrêt Dumez France et Tracoba, C‑220/88, EU:C:1990:8, point 21.

( 30 )   Arrêt Marinari, C‑364/93, EU:C:1995:289.

( 31 )   Voir page 12 de ladite proposition.

( 32 )   Arrêt Marinari (C‑364/93, EU:C:1995:289, points 14 et 15).

( 33 )   Arrêt Kronhofer (C‑168/02, EU:C:2004:36, point 19).

( 34 )   Arrêt Kronhofer (C‑168/02, EU:C:2004:36, point 20).

( 35 )   Voir Calliess, G.-P., Rome Regulations: Commentary on the European Rules of the Conflict of Laws, 2e éd., Wolters Kluwer, 2015, p. 498.

( 36 )   Voir en particulier articles 6 (s’agissant des actes de concurrence) et 7 (s’agissant des atteintes à l’environnement) du règlement Rome II.

( 37 )   Voir, par analogie, arrêt Dumez France et Tracoba (C‑220/88, EU:C:1990:8, point 21).

( 38 )   Il ressort de la décision de renvoi que l’article 283, sous a) et c), du code des assurances privées italien prévoit que, lorsque le véhicule ayant causé le dommage n’est pas identifié, le fonds de garantie des victimes de la route indemnise les dommages causés par un accident de la circulation par l’intermédiaire d’entreprises d’assurances désignées sur l’ensemble du territoire national.

( 39 )   Voir rapport accompagnant la proposition de règlement Rome II, précité, point 13.

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