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Document 62012CC0157

Conclusions de l'avocat général Wahl présentées le 16 mai 2013.
Salzgitter Mannesmann Handel GmbH contre SC Laminorul SA.
Demande de décision préjudicielle: Bundesgerichtshof - Allemagne.
Espace de liberté, de sécurité et de justice - Coopération judiciaire en matière civile - Règlement (CE) nº 44/2001 - Article 34, points 3 et 4 - Reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre - Situation dans laquelle ladite décision est inconciliable avec une autre décision rendue antérieurement dans le même État membre entre les mêmes parties dans un litige ayant le même objet et la même cause.
Affaire C-157/12.

Court reports – general

ECLI identifier: ECLI:EU:C:2013:322

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 16 mai 2013 ( 1 )

Affaire C‑157/12

Salzgitter Mannesmann Handel GmbH

contre

SC Laminorul SA

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundesgerichtshof (Allemagne)]

«Coopération judiciaire en matière civile — Règlement (CE) no 44/2001 — Exécution d’une décision rendue dans un autre État membre — Motifs de refuser l’exécution — Décision rendue antérieurement dans le même État membre entre les mêmes parties dans un litige ayant le même objet et la même cause — décisions inconciliables»

1. 

Une juridiction d’un État membre doit-elle refuser de donner force exécutoire à un jugement rendu dans un autre État membre s’il est en contradiction avec une décision de justice de ce dernier État membre? Cette nouvelle question résume en substance le dilemme que connaît le Bundesgerichtshof (Cour fédérale suprême, Allemagne).

I – Le cadre juridique

2.

En vertu de l’article 45, paragraphe 1, du règlement (CE) no 44/2001 ( 2 ) (ci‑après le «règlement»), la juridiction saisie d’un recours contre une déclaration constatant la force exécutoire «ne peut refuser ou révoquer [cette] déclaration» que pour l’un des motifs prévus aux articles 34 et 35 du règlement. D’après article 45, paragraphe 2, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond.

3.

Dans l’affaire au principal, les passages pertinents de l’article 34 du règlement se lisent ainsi:

«Une décision n’est pas reconnue si:

[…]

3

elle est inconciliable avec une décision rendue entre les mêmes parties dans l’État membre requis;

4)

elle est inconciliable avec une décision rendue antérieurement dans un autre État membre ou dans un État tiers entre les mêmes parties dans un litige ayant le même objet et la même cause, lorsque la décision rendue antérieurement réunit les conditions nécessaires à sa reconnaissance dans l’État membre requis.»

4.

À la date du 10 janvier 2015, l’article 34, points 3 et 4, du règlement sera remplacé par l’article 45, paragraphe 1, sous c) et d), du règlement (UE) no 1215/2012 ( 3 ). Le texte de ces nouvelles dispositions ne s’écarte pas de manière significative de celui des dispositions actuellement en vigueur.

II – Les faits à l’origine du litige au principal, la procédure et la question préjudicielle

5.

SC Laminorul SA (ci-après «Laminorul»), société établie en Roumanie, a engagé une action en vue d’obtenir le paiement d’une livraison de produits sidérurgiques contre Salzgitter Mannesmann Handel GmbH (ci-après «Salzgitter») devant le Tribunalul Brăila (tribunal de première instance de Brăila, Roumanie).

6.

Par jugement du 31 janvier 2008 (ci-après le «premier jugement»), le Tribunalul Brăila a rejeté ce recours au motif qu’il n’était pas dirigé contre l’autre partie au contrat en cause, à savoir Salzgitter Mannesmann Stahlhandel GmbH (anciennement Salzgitter Stahlhandel GmbH). Ce jugement est devenu définitif.

7.

Laminorul a engagé une nouvelle procédure contre Salzgitter devant la même juridiction, et portant sur la même cause. Le recours a été notifié à l’ancien représentant légal de Salzgitter en Roumanie dont le mandat pour agir au nom de cette société avait, d’après Salzgitter, été limité au premier recours. C’est la raison pour laquelle personne n’a comparu pour le compte de Salzgitter lors de l’audience organisée par la juridiction roumaine qui, le 6 mars 2008, a rendu contre Salzgitter un jugement par défaut la condamnant à payer 188330 euros à Laminorul (ci-après le «second jugement»).

8.

Salzgitter a demandé l’annulation du second jugement au motif qu’elle n’avait pas été citée dans les formes légales lors du second procès. Le Tribunalul Brăila a rejeté cette demande par décision du 8 mai 2008, au motif que Salzgitter ne s’était pas acquittée des droits de timbre requis.

9.

Le second jugement a été déclaré exécutoire par ordonnance du Landgericht Düsseldorf (tribunal régional de Düsseldorf, Allemagne) du 21 novembre 2008. Salzgitter a fait appel de cette ordonnance.

10.

À la fin de l’année 2008, Salzgitter a aussi introduit un appel en Roumanie en vue d’obtenir l’annulation du second jugement, soutenant à nouveau qu’elle n’avait pas été citée à comparaître à l’audience. Cet appel a été rejeté comme irrecevable par arrêt du 19 février 2009.

11.

Salzgitter a alors introduit un nouvel appel en vue d’obtenir l’annulation du second jugement, sur le fondement de l’autorité de la chose jugée liée au premier jugement. La Curtea de Apel Galați (cour d’appel de Galați, Roumanie) a rejeté cet appel par arrêt du 8 mai 2009, au motif qu’il était hors délais, décision qui a été confirmée ensuite par l’Înalta Curte de Casație și Justiție (Haute Cour de cassation et de justice, Roumanie), par arrêt du 13 novembre 2009.

12.

Étant donné que les voies de recours disponibles en Roumanie étaient désormais épuisées, la procédure engagée en Allemagne en vue d’obtenir une déclaration constatant la force exécutoire – qui avait été suspendue au stade de l’appel – a repris. L’appel de Salzgitter contre la déclaration constatant la force exécutoire a été rejeté comme non fondé par l’Oberlandesgericht Düsseldorf (tribunal administratif supérieur de Düsseldorf, Allemagne), par ordonnance du 28 juin 2010.

13.

C’est dans ces circonstances que Salzgitter a introduit devant le Bundesgerichtshof un pourvoi contre la force exécutoire du second jugement.

14.

Ayant des doutes quant à l’interprétation de l’article 34, point 4, du règlement no 44/2001, le Bundesgerichtshof a décidé de surseoir à la procédure et de déférer à la Cour la question préjudicielle suivante:

«L’article 34, point 4, du règlement […] recouvre-t-il également le cas de décisions inconciliables provenant du même État membre (l’État de condamnation)?»

15.

Salzgitter, les gouvernements allemand, espagnol, italien et roumain ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites. Lors de l’audience du 14 mars 2013, Salzgitter et la Commission ont présenté leurs observations orales.

III – Observations de la juridiction de renvoi et des parties devant la Cour

16.

La juridiction de renvoi considère que le motif de refus prévu à l’article 34, point 2, du règlement est inapplicable au cas d’espèce étant donné que Salzgitter a eu l’occasion de prendre des mesures pour sa défense. Elle exclut, en outre, les motifs de refus énoncés audit article 34, points 1 et 3, ainsi que ceux énoncés à l’article 35 du règlement. Par conséquent, de l’avis de la juridiction de renvoi, l’issue de la procédure dépend de l’interprétation du motif de refus prévu à l’article 34, point 4, du règlement. En vertu de l’article 45, paragraphe 1, du règlement, cette disposition s’applique aux recours contre une déclaration constatant la force exécutoire.

17.

D’après la juridiction de renvoi, le premier jugement, qui a rejeté l’action en paiement de Laminorul, et le second jugement, qui lui a donné raison, sont inconciliables. La juridiction de renvoi relève, en outre, que le premier jugement remplit les conditions pour être reconnu en Allemagne.

18.

Partant, le Bundesgerichtshof soumet à l’examen de la Cour deux interprétations divergentes de l’article 34, point 4, du règlement. Selon la première argumentation, qui est, notamment, étayée par le texte de la disposition, l’article 34, point 4, du règlement suppose une situation impliquant trois États. L’exception ne concerne que des cas dans lesquels l’État membre sollicité est confronté à deux décisions inconciliables rendus dans deux États membres différents, ou dans un État membre et un pays tiers. Cette interprétation a la faveur des gouvernements espagnol, italien et roumain, ainsi que de la Commission.

19.

Selon la seconde argumentation, les motifs de refus s’appliquent aussi à une situation impliquant deux décisions inconciliables rendues dans le même État membre («conflit interne»). Ce point de vue repose d’abord sur une certaine perception de l’économie et de la finalité de l’article 34, points 3 et 4, du règlement. À cet égard, cet article 34, point 3, est censé couvrir des situations de conflits de décisions bilatéraux entre l’État membre requis et un autre État membre, alors que ledit article 34, point 4, englobe tous les autres cas de conflits entre des décisions étrangères. C’est le point de vue défendu par Salzgitter.

20.

Le gouvernement allemand fait valoir que le règlement ne se prête pas à résoudre des conflits de décisions qui peuvent être résolus sur la base du droit national. Il observe néanmoins que, dans des cas exceptionnels, tels que celui dont la juridiction de renvoi a été saisie, dans lesquels un conflit ne peut être résolu sur la base du droit national de l’État membre de condamnation, l’article 34, point 4, du règlement a vocation à s’appliquer, de manière à combler le vide juridique. Cette possibilité, formulée à titre subsidiaire par Salzgitter, est également évoquée par la juridiction de renvoi.

IV – Analyse juridique

A – Propos introductifs

21.

De la même manière que son prédécesseur, la convention de Bruxelles ( 4 ), le règlement a pour objet de «régler les compétences judiciaires pour la solution des litiges en matière civile et commerciale dans les relations entre ces États et de faciliter l’exécution des décisions judiciaires» ( 5 ).

22.

Les règles relatives, d’une part, à la compétence judiciaire et, d’autre part, à la reconnaissance et à l’exécution constituent les deux piliers de la libre circulation des décisions de justice que le règlement vise à promouvoir ( 6 ).

23.

Premièrement, les règles relatives à la compétence judiciaire internationale, qui incluent les compétences spéciales et la compétence exclusive, sont fixées au chapitre II du règlement afin de faciliter les actions contentieuses transfrontalières.

24.

Toutefois, à elles seules, les règles de compétence seraient incapables d’empêcher que l’administration harmonieuse de la justice dans l’Union européenne ne soit mise à mal si des actions multiples, portant sur une même cause, étaient engagées devant des fors différents. Cela irait à l’encontre d’un autre objectif du règlement, qui est d’«éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues dans deux États membres» ( 7 ).

25.

Ainsi, afin d’empêcher des procédures parallèles devant les juridictions de différents États membres et d’éviter les conflits de décisions, les règles de compétence du chapitre II du règlement sont complétées par les dispositions de la section 9 du règlement sur la litispendance. Celles-ci sont elles-mêmes conçues de manière à exclure d’emblée la possibilité qu’une décision contradictoire ne soit rendue ( 8 ).

26.

Deuxièmement, les procédures de reconnaissance et d’exécution permettent à une décision de produire les mêmes effets dans l’État membre requis que ceux qu’elle aurait eus dans l’État membre de condamnation ( 9 ). La procédure d’exécution est plus particulièrement exposée à la section 2 du chapitre III du règlement.

27.

Le principe de confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union justifie que «la procédure visant à rendre exécutoire, dans un État membre, une décision rendue dans un autre État membre soit efficace et rapide» ( 10 ). En conséquence, dès lors qu’une décision a été rendue dans un État membre, elle est susceptible d’être mise à exécution dans un autre État membre «après y avoir été déclarée exécutoire sur requête de toute partie intéressée» ( 11 ). Selon l’article 41 du règlement, «[la] décision est déclarée exécutoire dès l’achèvement des formalités prévues à l’article 53», c’est-à-dire sur production d’une expédition de la décision «réunissant les conditions nécessaires à son authenticité», ainsi que le certificat standard qui est mentionné à l’annexe V du règlement, complété par la juridiction de condamnation. L’article 45, paragraphe 2, du règlement interdit à la juridiction requise de réviser la décision étrangère sur le fond.

28.

En dépit des règles susmentionnées sur la litispendance, les décisions inconciliables sont inévitables, par exemple si la juridiction saisie n’a pas connaissance d’une procédure en cours engagée préalablement devant une autre juridiction. Partant, le règlement fixe aussi à l’article 34 des règles régissant la résolution de tels conflits lorsqu’une décision a été rendue.

29.

Le premier motif de refus de reconnaissance et d’exécution concerne des considérations d’ordre public ( 12 ). Le deuxième motif de refus, prévu par l’article 34, point 2, du règlement, porte essentiellement sur les vices de procédure susceptibles d’affecter les droits de la défense. Enfin, les exceptions énoncées à cet article 34, points 3 et 4, ont trait aux décisions inconciliables. Lorsque, d’après l’article 34, point 4, du règlement, la décision rendue antérieurement l’emporte en vertu du principe prior tempore, potior jure, son article 34, point 3, donne la primauté aux décisions de l’État membre requis sur celles d’un autre État membre, quelle que soit la date où elles ont été rendues ( 13 ).

30.

En ce qui concerne ces exceptions, la Cour a décidé, premièrement, que, afin de garantir la libre circulation des décisions de justice, elles devaient être interprétées de manière stricte en ce qu’elles constituaient un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux du règlement ( 14 ). Deuxièmement, leur énumération est exhaustive ( 15 ). Troisièmement, l’article 34, points 2, 3 et 4, du règlement constitue une lex specialis par rapport à cet article 34, point 1, qui présente un caractère général. Partant, ledit article 34, point 1, est inapplicable dans la mesure où les considérations d’ordre public pertinentes sont visées par les autres exceptions ( 16 ).

31.

Les règles mentionnées ci-dessus n’harmonisent pas ni n’affectent les règles de procédure des États membres ( 17 ). Plus précisément, elles ne créent pas de voies de recours supplémentaires contre des décisions nationales qui sont devenues définitives. Elles ne font rien d’autre que régler les effets de décisions contradictoires émanant de différentes juridictions.

32.

En effet, ainsi que l’a relevé la juridiction de renvoi, il existe, dans les régimes de procédure nationaux, des règles analogues à celles fixées par le règlement. Non seulement des règles de ce genre permettent d’éviter les conflits internes lorsque plusieurs actions sont engagées devant différentes juridictions d’un même État membre (à savoir les règles nationales sur la litispendance), mais elles peuvent aussi offrir divers recours contre des décisions nationales ( 18 ).

33.

Pour des raisons évidentes, une décision rendue dans un État membre ne peut faire l’objet d’un recours que selon les mécanismes existant dans cet État membre, et non par le biais des ordres juridiques d’autres États membres. Par conséquent, le règlement ne vise qu’à fournir un moyen de remédier à des perturbations de la règle de droit qui ne peuvent être réglées au niveau du droit procédural national. En effet, il est loisible aux justiciables de faire face à un conflit résultant de décisions inconciliables rendues au sein du même ordre juridique. Eu égard à l’existence de voies de recours nationales, il n’est pas nécessaire que le règlement accorde à une juridiction d’un autre État membre, à savoir l’État membre requis, le pouvoir d’écarter – et donc, en fait, d’annuler – une décision rendue dans l’État membre de condamnation. Il est même possible qu’un tel pouvoir n’existe pas dans l’ordre juridique de l’État membre de condamnation lorsque les deux décisions sont devenues définitives.

34.

Lorsque l’on traite de l’exécution de décisions étrangères, il convient aussi de distinguer entre la procédure d’exequatur – c’est-à-dire la procédure par laquelle une décision étrangère est déclarée applicable – et l’exécution ultérieure effective de la décision étrangère qui en découle. La première procédure tend à incorporer la décision étrangère dans l’ordre juridique de l’État membre requis et est régie entièrement par le règlement. Par ailleurs, l’exécution elle-même est régie par le droit national de cet État membre, dans la mesure où le domaine n’a pas été harmonisé par la législation de l’Union. Un justiciable peut donc contester l’exécution effective dans les mêmes conditions que celles prévues par les règles nationales à l’égard d’une décision rendue par l’État membre requis ( 19 ).

35.

En résumé, s’agissant d’actions contentieuses transfrontalières en matière civile et commerciale, le règlement met en place un système complet de compétence internationale et de reconnaissance et d’exécution des décisions. Premièrement, il désigne la juridiction compétente. Deuxièmement, il empêche des juridictions, compétentes elles aussi, de se saisir de la même affaire que la première juridiction saisie. Troisièmement, il permet la reconnaissance et l’exécution des décisions étrangères dans les mêmes conditions que si elles avaient été rendues dans l’État membre requis. Quatrièmement, il fournit des solutions en cas de décisions inconciliables lorsque le conflit ne peut être résolu à l’initiative d’un justiciable.

36.

Il convient de répondre à la question déférée en se fondant sur ces remarques d’ordre général.

B – L’article 34, point 4, du règlement est-il applicable à une situation telle que celle qui se présente dans l’affaire portée devant la juridiction de renvoi?

37.

Sans mettre en cause d’une manière explicite la recevabilité de la demande préjudicielle, les gouvernements espagnols et roumains expriment des doutes, de même que la Commission, sur la question de savoir si le premier jugement et le second jugement sont incompatibles.

38.

Sur ce point, j’aimerais souligner que, dans l’ordonnance de renvoi, le Bundesgerichtshof déclare que, à son avis, les décisions en cause sont inconciliables et que le premier jugement est susceptible d’être reconnu en Allemagne. Dans une procédure préjudicielle, il n’appartient pas à la Cour de remettre en cause la collecte et l’appréciation des faits par la juridiction de renvoi, ce qui relève de la compétence des juridictions nationales ( 20 ). La Cour doit donc répondre à la question posée en se fondant sur les informations fournies par la juridiction nationale, sans tenir compte des doutes exprimés. Si la Cour devait néanmoins parvenir à la même conclusion que les deux gouvernements cités et la Commission, il existerait, selon moi, un risque que la question posée pût être considérée comme purement hypothétique.

39.

Or, à la lumière des observations présentées à l’audience, je dois souligner que l’on ne saurait affirmer que les décisions en cause sont inconciliables du seul fait que la première, qui rejette le recours, n’est pas exécutoire. Les motifs de refus de reconnaissance prévus à l’article 34, points 3 et 4, du règlement, auquel l’article 45, paragraphe 1, de ce même règlement se réfère, n’exigent pas que les deux décisions soient exécutoires, pourvu que les conséquences juridiques qui en découlent s’excluent mutuellement ( 21 ).

40.

Quant au problème évoqué par la question déférée, la Cour n’a pas encore eu l’occasion d’interpréter l’article 34, point 4, du règlement, pas plus que la disposition analogue de l’article 27, paragraphe 5, de la convention de Bruxelles. Malgré cela, il me semble clair qu’une juridiction ne peut refuser de donner force exécutoire à une décision émanant d’un autre État membre au motif que cette décision est incompatible avec un jugement rendu dans ce même État membre.

41.

Cela découle, à mon avis, d’une interprétation correcte des termes de l’article 34, point 4, du règlement.

42.

Selon la définition générale donnée à l’article 32 du règlement, la notion de «décision» s’entend comme une «décision rendue par une juridiction d’un État membre» autre que l’État membre concerné. À la lumière de cette définition, les termes dudit article 34, point 4, peuvent être développés dans le sens qu’«[u]ne décision [rendue par une juridiction d’un État membre] n’est pas reconnue si […] elle est inconciliable avec une décision rendue antérieurement dans un autre État membre ou dans un État tiers». Ainsi, je suis, comme le gouvernement espagnol et la Commission, de l’avis que la disposition doit s’entendre comme s’appliquant à une relation avec un État tiers. En conséquence, la lecture proposée par Salzgitter et le gouvernement allemand selon laquelle les mots «un autre État membre», mentionnés à l’article 34, point 4, du règlement, peuvent être lus, en combinaison avec ledit article 34, point 3, en ce sens qu’ils visent un État membre autre que «l’État membre requis» est indéfendable.

43.

À plus forte raison, il ressort – ainsi qu’il est indiqué ci-dessus – du système même mis en place par le règlement que l’article 34, point 4, de celui-ci ne saurait s’appliquer à un «conflit interne».

44.

Le règlement n’interfère pas avec l’autonomie procédurale des États membres, y compris le principe de res judicata. Il ne devrait pas être interprété comme signifiant qu’une juridiction de l’État membre requis peut refuser l’exécution d’une décision étrangère qui, en tout état de cause, est susceptible d’être contestée en vertu des règles nationales comme étant prétendument inconciliable avec une décision préalable émanant du même État membre. Ainsi, c’est seulement pour autant que les parties ne soient pas en mesure – en raison de l’intervention de plusieurs juridictions d’États membres différents – de contester une décision sur la base de son inconciliabilité avec une autre décision que l’article 34, point 4, du règlement a vocation à s’appliquer. Ainsi que l’avocat de Salzgitter l’a reconnu lors de l’audience, en réponse à la question que je lui ai posée, Salzgitter a eu amplement l’occasion de contester le second jugement en Roumanie. Interpréter cet article 34, point 4, de manière à y inclure les «conflits internes» fournirait à Salzgitter encore une possibilité supplémentaire d’échapper au second jugement en contournant le droit procédural national. En outre, cela produirait le même effet que reconnaître à Salzgitter le droit de fonder sa défense sur ledit article 34, point 2, idée que la juridiction de renvoi a écartée, à juste titre.

45.

De plus, je ne saurais suivre la thèse de Salzgitter selon laquelle exclure les «conflits internes» du champ d’application de l’article 34, point 4, du règlement serait problématique dans la mesure où il faudrait faire prévaloir une décision sur l’autre. En effet, l’approche que je suggère implique que le Bundesgerichtshof fasse prévaloir le second jugement, simplement parce que cette décision est la seule dont l’exécution est demandée dans la présente procédure. Si la Cour devait faire sienne mon interprétation, la décision que prendra le Bundesgerichtshof en rejetant le pourvoi de Salzgitter sera une «décision», au sens de l’article 32 du règlement. Cette décision prévaudrait alors sur le premier jugement en vertu de l’article 34, point 3, du règlement, car elle impliquerait un litige entre les mêmes parties, quelle que soit la date du prononcé. Partant, le système même mis en place par le règlement exigerait, dans le cas d’espèce, de faire prévaloir le second jugement.

46.

J’ajouterais que, dans le domaine de la coopération judiciaire en matière civile, des actes de législation dérivée comparables semblent confirmer mon opinion selon laquelle le motif de refus indiqué à l’article 34, point 4, du règlement exige l’existence d’une relation entre trois États.

47.

Les articles 21, paragraphe 1, du règlement (CE) no 805/2004 ( 22 ), 22, paragraphe 1, du règlement (CE) no 1896/2006 ( 23 ) ainsi que 22, paragraphe 1, du règlement (CE) no 861/2007 ( 24 ) prévoient tous que l’exécution peut être refusée à l’égard d’une décision antérieure rendue dans n’importe quel État membre. Cependant, ces motifs de refus sont tous subordonnés à la condition que le caractère inconciliable n’ait pas été soulevé, et qu’il n’aurait pas pu l’être, à titre de défense lors de la procédure judiciaire dans l’État membre de condamnation. Il semble donc clair que les motifs de refus prévus par ces dispositions ne trouvent pas à s’appliquer à des situations dans lesquelles le caractère inconciliable aurait pu être traité en interne, dans l’État membre de condamnation, comme dans le cas porté devant la juridiction de renvoi.

48.

De plus, les dispositions d’autres instruments juridiques pertinents ( 25 ) emploient, comme le règlement, l’expression «un autre État membre» ou une expression allant dans ce sens. Ces dispositions ne militent donc pas en faveur d’une autre approche que celle avancée ici.

49.

Enfin, je ne saurais suivre la thèse du gouvernement allemand et de Salzgitter selon laquelle l’article 34, point 4, du règlement pourrait néanmoins s’appliquer par analogie (ce que le gouvernement allemand appelle des «cas exceptionnels»). L’application d’une règle par analogie supposerait l’existence d’un vide juridique ( 26 ). Pour les raisons indiquées dans le début de mon analyse, il semblerait que le règlement couvre entièrement la présente matière, en laissant à l’ordre juridique de chacun des États membres le soin de résoudre les cas de «conflits internes». Je ne parviens donc pas à discerner une lacune dans le règlement.

50.

Pour les raisons développées ci-avant, j’estime que l’article 34, point 4, du règlement ne s’applique pas à une situation impliquant deux arrêts contradictoires émanant du même État membre.

V – Conclusion

51.

À la lumière des développements qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre ce qui suit à la question préjudicielle posée par le Bundesgerichtshof:

L’article 34, point 4, du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, ne couvre pas le refus de délivrer ou de révoquer une déclaration de force exécutoire concernant une décision rendue dans un autre État membre qui est inconciliable avec une décision précédente ayant la même cause et opposant les mêmes parties, rendue dans le même État membre que la décision qui fait l’objet d’une demande de déclaration de force exécutoire.


( 1 ) Langue originale: l’anglais.

( 2 ) Règlement du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2001, L 12, p. 1).

( 3 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte) (JO L 351, p. 1).

( 4 ) Convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1978, L 304, p. 36), telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la «convention de Bruxelles»).

( 5 ) Arrêt du 15 mars 2012, G (C‑292/10, point 44 et jurisprudence citée).

( 6 ) Voir considérants 6 et 10 du règlement.

( 7 ) Voir considérant 15 du règlement.

( 8 ) Voir, à propos de l’article 21 de la convention de Bruxelles, arrêt du 9 décembre 2003, Gasser (C-116/02, Rec. p. I-14693, points 41 et 42 et jurisprudence citée).

( 9 ) Arrêt du 13 octobre 2011, Prism Investments (C-139/10, Rec. p. I-9511, point 31).

( 10 ) Voir considérant 17 du règlement.

( 11 ) Voir article 38, paragraphe 1, du règlement.

( 12 ) Voir article 34, point 1, du règlement. En vertu de l’article 45 du règlement, les motifs de refus énoncés audit article 34 s’appliquent aussi aux procédures en appel contre une déclaration constatant une force exécutoire.

( 13 ) Voir, à titre d’exemple, arrêt du 4 février 1988, Hoffmann (145/86, Rec. p. 645).

( 14 ) Voir, à propos de l’article 34, point 1, du règlement, arrêt du 6 septembre 2012, Trade Agency (C‑619/10, point 48 et jurisprudence citée).

( 15 ) Arrêt Prism Investments (précité à la note 9, points 33 et 43).

( 16 ) Voir, à propos de l’article 27, paragraphe 3, de la convention de Bruxelles, arrêt Hoffman, (précité à la note 13, point 21), et à propos de l’article 34, point 4, du règlement, point 68 des conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Trade Agency, précité. Voir, aussi, rapport Jenard sur la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1979, C 59, p. 1), p. 45.

( 17 ) Voir, à ce sujet, arrêt G, précité (point 44 et jurisprudence citée).

( 18 ) Le Bundesgerichtshof se réfère à cet égard à l’article 580, paragraphe 7, sous a), du code de procédure civil allemand, qui prévoit une solution en cas de décisions inconciliables (sous réserve du respect du délai fixé à l’article 586, paragraphe 1, de ce code), et à son pendant, l’article 322, paragraphe 1, point 7, du code de procédure civil roumain, qui comporte, en vertu de l’article 324, paragraphe 1, de celui-ci, un délai similaire.

( 19 ) Voir arrêt Prism Investments (précité à la note 9, point 40).

( 20 ) Voir, notamment, arrêt du 11 septembre 2008, Eckelkamp e.a. (C-11/07, Rec. p. I-6845, points 27 et 32).

( 21 ) À titre d’exemple, je renvoie à l’arrêt du 6 juin 2002, Italian Leather (C-80/00, Rec. p. I-4995). Dans cette affaire, l’arrêt du Landgericht Koblenz (tribunal régional de Coblence, Allemagne) du 17 novembre 1998, qui avait rejeté une demande de mesures provisoires, n’avait pas non plus la force exécutoire, contrairement à l’ordonnance du Tribunale di Bari (tribunal de première instance de Bari, Italie), qui avait fait droit à une telle demande.

( 22 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil, du 21 avril 2004, portant création d’un titre exécutoire européen pour les créances incontestées (JO L 143, p. 15).

( 23 ) Règlement du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2006, instituant une procédure européenne d’injonction de payer (JO L 399, p. 1).

( 24 ) Règlement du Parlement Européen et du Conseil, du 11 juillet 2007, instituant une procédure européenne de règlement des petits litiges (JO L 199, p. 1).

( 25 ) Je me réfère, dans ce contexte:

i)

aux articles 22, sous d), et 23, sous f), du règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) no 1347/2000 (JO L 338, p. 1);

ii)

à l’article 24, sous d), du règlement (CE) no 4/2009 du Conseil, du 18 décembre 2008, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et la coopération en matière d’obligations alimentaires (JO 2009, L 7, p. 1);

iii)

à l’article 40, sous d), du règlement (UE) no 650/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 4 juillet 2012, relatif à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions, et l’acceptation et l’exécution des actes authentiques en matière de successions et à la création d’un certificat successoral européen (JO L 201, p. 107);

iv)

à l’article 45, paragraphe 1, sous c) et d), du règlement no 1215/2012;

v)

à l’article 34, paragraphe 4, de la convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Lugano le 30 octobre 2007 (JO 2007, L 339, p. 3) (ladite convention emploie l’expression «autre [É]tat lié par la présente Convention»), et

vi)

à l’article 9, sous g), de la convention sur les accords d’élection de for, conclue le 30 juin 2005 à La Haye (ladite convention emploie l’expression «autre [É]tat»; consultable à l’adresse URL: http://www.hcch.net/).

( 26 ) Voir, à ce propos, arrêt du 12 décembre 1985, Krohn (165/84, Rec. p. 3997, points 13 et 14).

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