ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

19 novembre 2013 ( *1 )

«Recours en carence — Adaptation annuelle des rémunérations et des pensions des fonctionnaires et des autres agents de l’Union européenne — Statut des fonctionnaires — Adaptation des coefficients correcteurs — Décision du Conseil — Refus d’adopter la proposition de la Commission — Abstention d’agir — Irrecevabilité»

Dans l’affaire C‑196/12,

ayant pour objet un recours en carence au titre de l’article 265 TFUE, introduit le 26 avril 2012,

Commission européenne, représentée par MM. J. Currall, D. Martin et J.‑P. Keppenne, en qualité d’agents, ayant élu domicile à Luxembourg,

partie requérante,

soutenue par

Parlement européen, représenté par M. A. Neergaard et Mme S. Seyr, en qualité d’agents,

partie intervenante,

contre

Conseil de l’Union européenne, représenté par MM. M. Bauer et J. Herrmann, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

soutenu par:

République fédérale d’Allemagne, représentée par MM. T. Henze et J. Möller, en qualité d’agents,

Royaume d’Espagne, représenté par Mmes N. Díaz Abad et S. Centeno Huerta, en qualité d’agents,

Royaume des Pays-Bas, représenté par Mmes C. Wissels et M. Bulterman, en qualité d’agents,

Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, représenté par Mmes E. Jenkinson et J. Beeko, en qualité d’agents, assistées de M. R. Palmer, barrister,

parties intervenantes,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. V. Skouris, président, M. K. Lenaerts, vice-président, M. A. Tizzano, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. T. von Danwitz (rapporteur), E. Juhász, M. Safjan, C. G. Fernlund et J. L. da Cruz Vilaça, présidents de chambre, MM. A. Rosas, G. Arestis, J.‑C. Bonichot, A. Arabadjiev, Mme C. Toader et M. C. Vajda, juges,

avocat général: M. Y. Bot,

greffier: M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 12 septembre 2013,

rend le présent

Arrêt

1

Par sa requête, la Commission européenne demande à la Cour de constater que, en n’adoptant pas la proposition de la Commission relative à un règlement du Conseil adaptant, avec effet au 1er juillet 2011, les rémunérations et les pensions des fonctionnaires et autres agents de l’Union européenne ainsi que les coefficients correcteurs dont sont affectées ces rémunérations et pensions [COM(2011) 820 final, ci-après la «proposition de règlement»], le Conseil de l’Union européenne a manqué aux obligations qui lui incombent au titre du statut des fonctionnaires de l’Union européenne, établi par le règlement (CEE, Euratom, CECA) no 259/68 du Conseil, du 29 février 1968, fixant le statut des fonctionnaires des Communautés européennes ainsi que le régime applicable aux autres agents de ces Communautés, et instituant des mesures particulières temporairement applicables aux fonctionnaires de la Commission (JO L 56, p. 1), tel que modifié par le règlement (UE, Euratom) no 1080/2010 du Parlement européen et du Conseil, du 24 novembre 2010 (JO L 311, p. 1), dans sa rédaction résultant d’un rectificatif publié le 5 juin 2012 (JO L 144, p. 48, ci-après le «statut»).

Le cadre juridique

2

L’article 65 du statut énonce:

«1.   Le Conseil procède annuellement à un examen du niveau des rémunérations des fonctionnaires et des autres agents de l’Union. Cet examen aura lieu en septembre sur base d’un rapport commun présenté par la Commission et fondé sur la situation, au 1er juillet et dans chaque pays de l’Union, d’un indice commun établi par l’Office statistique de l’Union européenne en accord avec les services nationaux de statistiques des États membres.

Au cours de cet examen, le Conseil étudie s’il est approprié, dans le cadre de la politique économique et sociale de l’Union, de procéder à une adaptation des rémunérations. Sont notamment prises en considération l’augmentation éventuelle des traitements publics et les nécessités du recrutement.

2.   En cas de variation sensible du coût de la vie, le Conseil décide, dans un délai maximum de deux mois, des mesures d’adaptation des coefficients correcteurs et, le cas échéant, de leur effet rétroactif.

3.   Pour l’application du présent article, le Conseil statue, sur proposition de la Commission, à la majorité qualifiée prévue à l’article 16, paragraphes 4 et 5, [TUE].»

3

Aux termes de l’article 82, paragraphe 2, du statut, lorsque le Conseil décide une adaptation des rémunérations en application de l’article 65, paragraphe 1, du statut, la même adaptation s’applique aux pensions acquises.

4

En vertu de l’article 65 bis du statut, les modalités d’application des articles 64 et 65 de celui-ci sont définies à l’annexe XI dudit statut.

5

L’article 1er de cette annexe, faisant partie de la section 1 du chapitre premier celle-ci, prévoit que, aux fins de l’examen prévu à l’article 65, paragraphe 1, du statut, Eurostat établit chaque année avant la fin du mois d’octobre un rapport portant sur l’évolution du coût de la vie à Bruxelles (Belgique) (indice international de Bruxelles), sur l’évolution du coût de la vie en dehors de Bruxelles (parités économiques et indices implicites) ainsi que sur l’évolution du pouvoir d’achat des rémunérations des fonctionnaires nationaux des administrations centrales de huit États membres (indicateurs spécifiques).

6

Aux termes de l’article 3 de l’annexe XI du statut, composant la section 2 du chapitre premier de cette annexe, intitulée «Modalités de l’adaptation annuelle des rémunérations et pensions»:

«1.   Conformément à l’article 65, paragraphe 3, du statut, le Conseil décide avant la fin de chaque année de l’adaptation des rémunérations et pensions proposée par la Commission et fondée sur les éléments prévus à la section 1 de la présente annexe, avec effet au 1er juillet.

2.   La valeur de l’adaptation est égale au produit de l’indicateur spécifique par l’indice international de Bruxelles. L’adaptation est fixée en termes nets en pourcentage égal pour tous.

[...]

5.   Aucun coefficient correcteur n’est applicable pour la Belgique et pour le Luxembourg. Les coefficients correcteurs applicables:

a)

aux rémunérations payées aux fonctionnaires de l’Union européenne en service dans les autres États membres et dans certains autres lieux d’affectation,

b)

[...] aux pensions des fonctionnaires versées dans les autres États membres sur la part correspondant aux droits acquis avant le 1er mai 2004,

sont déterminés par les rapports entre les parités économiques visées à l’article 1er et les taux de change prévus à l’article 63 du statut pour les pays correspondants.

[...]»

7

Le chapitre 5 de l’annexe XI du statut est intitulé «Clause d’exception». Il est composé du seul article 10 qui dispose:

«En cas de détérioration grave et soudaine de la situation économique et sociale constatée à l’intérieur de l’Union, évaluée à la lumière des données objectives fournies à cet égard par la Commission, celle-ci présente des propositions appropriées au Parlement européen et au Conseil, qui statuent selon la procédure prévue à l’article 336 [TFUE].»

8

Selon l’article 15, paragraphe 1, de cette annexe, les dispositions prévues à celle-ci sont applicables pour la période allant du 1er juillet 2004 au 31 décembre 2012.

Les antécédents du litige

9

Considérant que la récente crise économique et financière survenue dans l’Union provoque une «détérioration grave et soudaine de la situation économique et sociale à l’intérieur de l’Union» au sens de l’article 10 de l’annexe XI du statut, le Conseil a, au mois de décembre 2010, demandé à la Commission de présenter, sur le fondement de cet article 10, des propositions appropriées en temps voulu pour que le Parlement européen et lui-même puissent les examiner et les adopter avant la fin de l’année 2011.

10

En réponse à cette demande, la Commission a présenté au Conseil, le 13 juillet 2011, le rapport sur la clause d’exception (article 10 de l’annexe XI du statut) [COM(2011) 440 final], dans lequel elle a conclu, en s’appuyant sur quinze indicateurs et sur les prévisions économiques européennes publiées par sa direction générale «Affaires économiques et financières» le 13 mai 2011, qu’il n’y avait pas lieu de présenter une proposition en vertu de l’article 10 de l’annexe XI du statut.

11

L’examen de ce rapport a donné lieu à des discussions au sein du Conseil, qui ont débouché sur une nouvelle demande de celui-ci adressée à la Commission et visant à mettre en œuvre ledit article 10 et à présenter une proposition appropriée d’adaptation des rémunérations.

12

En réponse à cette demande, la Commission a présenté la communication COM(2011) 829 final, du 24 novembre 2011, fournissant un complément d’information au rapport COM(2011) 440 final, qui était notamment fondée sur les prévisions économiques communiquées par sa direction générale «Affaires économiques et financières» le 10 novembre 2011. La Commission a de nouveau conclu que l’Union n’était pas confrontée à une situation extraordinaire au sens de l’article 10 de l’annexe XI du statut et qu’elle n’était donc pas en mesure de déclencher la clause d’exception.

13

Le même jour, la Commission a présenté sa proposition de règlement assortie d’un exposé des motifs. L’adaptation des rémunérations proposée sur la base de la méthode «normale» prévue à l’article 3 de l’annexe XI du statut était de 1,7 %.

14

Par la décision 2011/866/UE du Conseil, du 19 décembre 2011, concernant la proposition de la Commission relative à un règlement du Conseil adaptant, avec effet au 1er juillet 2011, les rémunérations et les pensions des fonctionnaires et autres agents de l’Union européenne ainsi que les coefficients correcteurs dont sont affectées ces rémunérations et pensions (JO L 341, p. 54), le Conseil a décidé «de ne pas adopter la proposition de [règlement]», notamment aux motifs suivants:

«(8)

[...] Le Conseil est convaincu que la crise financière et économique que connaît actuellement l’Union et qui a conduit dans un grand nombre d’États membres à des ajustements budgétaires importants, entre autres des adaptations des traitements des fonctionnaires nationaux, constitue une détérioration grave et soudaine de la situation économique et sociale à l’intérieur de l’Union.

[...]

(13)

Compte tenu de ce qui précède, le Conseil estime que la position de la Commission concernant l’existence d’une détérioration grave et soudaine de la situation économique et sociale et son refus de soumettre une proposition au titre de l’article 10 de l’annexe XI du statut sont fondés sur des motifs manifestement insuffisants et erronés.

(14)

Comme la Cour [...] a conclu dans l’affaire [ayant donné lieu à l’arrêt du 24 novembre 2010, Commission/Conseil (C-40/10, Rec. p. I-12043)] que, pendant la durée de l’application de l’annexe XI du statut, la procédure prévue à l’article 10 de celle-ci constitue la seule possibilité de tenir compte d’une crise économique dans le cadre de l’adaptation des rémunérations, le Conseil dépendait d’une proposition de la Commission visant à appliquer cet article en période de crise.

(15)

Le Conseil est convaincu que, compte tenu du libellé de l’article 10 de l’annexe XI du statut et en vertu de l’obligation de coopération loyale entre les institutions énoncée dans la deuxième phrase de l’article 13, paragraphe 2, [TUE], la Commission était tenue de présenter une proposition appropriée au Conseil. Les conclusions de la Commission et la non-présentation par celle-ci d’une telle proposition constituent dès lors une violation de l’obligation susvisée.

(16)

Le Conseil ne pouvant agir que sur proposition de la Commission, en tirant des conclusions erronées des données et en s’abstenant de présenter une proposition au titre de l’article 10 de l’annexe XI du statut, la Commission a empêché le Conseil de réagir de manière adéquate à la détérioration grave et soudaine de la situation économique et sociale par l’adoption d’un acte au titre de l’article 10 de l’annexe XI du statut».

15

Tout en introduisant un recours en annulation au titre de l’article 263 TFUE contre la décision 2011/866, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 19 novembre 2013, Commission/Conseil (C‑63/12), la Commission a notifié à la présidence du Conseil une lettre datée du 25 janvier 2012, enregistrée au secrétariat du Conseil le 20 février 2012, invitant celui-ci, aux termes de l’article 265 TFUE, à adopter la proposition de règlement dans les deux mois à compter de la réception de cette lettre. Le Conseil a «pris note» de ladite lettre.

Les conclusions des parties et la procédure devant la Cour

16

La Commission conclut à ce que la Cour:

déclare que, en n’adoptant pas la proposition de règlement, le Conseil a manqué aux obligations qui lui incombent au titre du statut, et

condamne le Conseil aux dépens.

17

Le Conseil conclut à ce que la Cour rejette le recours et condamne la Commission aux dépens.

18

Par ordonnance du président de la Cour du 4 septembre 2012, le Parlement a été admis à intervenir au soutien des conclusions de la Commission, et la République fédérale d’Allemagne, le Royaume d’Espagne, le Royaume des Pays-Bas ainsi que le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord ont été admis à intervenir au soutien des conclusions du Conseil.

Sur le recours

19

La Commission fait valoir que le présent recours en carence est introduit à titre de précaution, pour le cas où l’attitude du Conseil serait jugée comme une abstention d’agir, notamment en ce qui concerne l’adaptation des coefficients correcteurs, et où, dans le cadre du recours en annulation introduit contre la décision 2011/866, celle-ci ne serait pas considérée par la Cour comme un acte attaquable.

20

La Commission soutient que, dans l’hypothèse où cette décision ne constituerait pas un «vrai» refus d’adopter la proposition de règlement, le Conseil aurait violé son obligation d’agir résultant de l’article 3, paragraphe 1, de l’annexe XI du statut, à savoir l’obligation d’adopter la proposition présentée par la Commission avant la fin de l’année en cours. En l’absence d’une proposition au titre de l’article 10 de cette annexe, une condition formelle d’application de cet article n’aurait pas été satisfaite, de sorte que, en vertu de l’arrêt du 24 novembre 2010, Commission/Conseil, précité, le Conseil aurait été tenu d’adopter la proposition de règlement fondée sur ledit article 3.

21

En vertu de l’article 265, paragraphe 1, TFUE, une institution de l’Union peut saisir la Cour en vue de faire constater que, en violation des traités, le Conseil s’abstient de statuer.

22

Cette voie de recours est fondée sur l’idée que l’inaction illégale d’une institution permet, notamment aux autres institutions, de saisir la Cour afin que celle-ci déclare que l’abstention d’agir est contraire au traité FUE. Ledit article vise la carence par l’abstention de statuer ou de prendre position et non l’adoption d’un acte différent de celui que la partie requérante aurait souhaité ou estimé nécessaire (voir, en ce sens, notamment arrêts du 24 novembre 1992, Buckl e.a./Commission, C-15/91 et C-108/91, Rec. p. I-6061, point 17, ainsi que du 16 février 1993, ENU/Commission, C-107/91, Rec. p. I-599, point 10 et jurisprudence citée).

23

Or, en l’espèce, le Conseil a pris position sur la proposition de règlement en adoptant la décision 2011/866 qui constitue un acte attaquable au sens de l’article 263 TFUE, ainsi que la Cour l’a jugé aux points 29 à 33 de l’arrêt du 19 novembre 2013, Commission/Conseil, précité.

24

En effet, afin de manifester son point de vue sur ladite proposition, le Conseil a adopté formellement une «décision» qui a été publiée au Journal officiel de l’Union européenne, série L, laquelle contient la législation de l’Union.

25

En outre, le Conseil a relevé, dans les considérants de la décision 2011/866 que, eu égard à la crise financière et économique actuelle, la Commission était tenue de présenter une proposition appropriée au titre de la clause d’exception prévue à l’article 10 de l’annexe XI du statut.

26

Il s’ensuit que le Conseil ne s’est pas abstenu de statuer sur la proposition de règlement, qui était fondée sur l’article 3 de cette annexe, mais qu’il l’a, en substance, rejetée.

27

Cette prise de position porte sur l’entièreté de la proposition de règlement, y inclus l’adaptation des coefficients correcteurs, alors même que le Conseil n’a pas expliqué de manière séparée les motifs pour lesquels il a refusé d’adapter ces coefficients correcteurs.

28

En effet, d’une part, l’intitulé de la décision 2011/866 et le dispositif de celle-ci mentionnent l’intitulé complet de la proposition de règlement.

29

D’autre part, la clause d’exception prévue à l’article 10 de l’annexe XI du statut ainsi que la motivation de la décision 2011/866, fondée sur le motif que la Commission aurait dû présenter une proposition sur le fondement de cet article 10 au lieu de présenter la proposition de règlement sur le fondement de l’article 3 de ladite annexe, couvrent l’adaptation annuelle des rémunérations et des pensions dans son ensemble, c’est-à-dire tant l’adaptation du niveau général des rémunérations et des pensions que celle des coefficients correcteurs, ainsi que la Cour l’a jugé aux points 90 à 95 et 100 à 103 de l’arrêt du 19 novembre 2013, Commission/Conseil, précité.

30

Dans ces circonstances, les conditions prévues à l’article 265 TFUE ne sont pas remplies.

31

Par conséquent, il y a lieu de rejeter le recours en carence comme étant irrecevable.

Sur les dépens

32

Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Le Conseil ayant conclu à la condamnation de la Commission et celle-ci ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens. En vertu de l’article 140, paragraphe 1, de ce règlement, les États membres et les institutions qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) déclare et arrête:

 

1)

Le recours est rejeté.

 

2)

La Commission européenne est condamnée aux dépens.

 

3)

La République fédérale d’Allemagne, le Royaume d’Espagne, le Royaume des Pays-Bas, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ainsi que le Parlement européen supportent leurs propres dépens.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure: le français.