CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PAOLO Mengozzi

présentées le 6 septembre 2011 (1)

Affaire C‑434/10

Petar Aladzhov

contre

Zamestnik director na Stolichna direktsia na vatreshnite raboti kam Ministerstvo na vatreshnite raboti

[demande de décision préjudicielle formée par l’Administrativen sad Sofia-grad (Bulgarie)]

«Restriction à l’exercice du droit à la libre circulation d’un citoyen de l’Union – Interdiction pour le représentant d’une société de quitter le territoire national en raison du non-recouvrement de créances publiques – Notion d’ordre public – Proportionnalité»





1.        La problématique essentielle soulevée par le présent renvoi préjudiciel est celle de déterminer si et dans quelle mesure un État membre peut invoquer, comme justification à l’imposition d’une mesure dérogeant à la libre circulation de ses propres ressortissants, l’ordre public en raison du fait que ces ressortissants ne se seraient pas acquittés de leurs dettes fiscales. La Cour est donc appelée à se pencher sur l’interprétation de l’article 27 de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (2).

I –    Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

1.      La directive 2004/38

2.        Le trente et unième considérant de la directive 2004/38 affirme que «[l]a présente directive respecte les droits et libertés fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne».

3.        L’article 1er de la directive 2004/38 prévoit que ladite directive concerne:

«a)      les conditions d’exercice du droit des citoyens de l’Union et des membres de leur famille de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres;

b)      le droit de séjour permanent, dans les États membres, des citoyens de l’Union et des membres de leur famille;

c)      les limitations aux droits prévus aux points a) et b) pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique.»

4.        L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2004/38 affirme que, «[s]ans préjudice des dispositions concernant les documents de voyage, applicables aux contrôles aux frontières nationales, tout citoyen de l’Union muni d’une carte d’identité ou d’un passeport en cours de validité […] [a] le droit de quitter le territoire d’un État membre en vue de se rendre dans un autre État membre».

5.        L’article 27 de la directive 2004/38 est inséré dans le chapitre VI consacré aux limitations du droit d’entrée et du droit de séjour pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique.

6.        L’article 27, paragraphes 1 et 2, de la directive 2004/38 énonce:

«1.      Sous réserve des dispositions du présent chapitre, les États membres peuvent restreindre la liberté de circulation et de séjour d’un citoyen de l’Union ou d’un membre de sa famille, quelle que soit sa nationalité, pour des raisons d’ordre public, de sécurité publique ou de santé publique. Ces raisons ne peuvent être invoquées à des fins économiques.

2.      Les mesures d’ordre public ou de sécurité publique doivent respecter le principe de proportionnalité et être fondées exclusivement sur le comportement personnel de l’individu concerné. L’existence de condamnations pénales antérieures ne peut à elle seule motiver de telles mesures.

Le comportement de la personne concernée doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société. Des justifications non directement liées au cas individuel concerné ou tenant à des raisons de prévention générale ne peuvent être retenues.»

B –    Le droit national

1.      La loi relative aux documents personnels bulgares

7.        L’article 23, paragraphe 2, de la loi sur les papiers d’identité bulgares (Zakon za balgarskite lichni dokumenti, ci-après le «ZBLD») (3) prévoit que «[t]out ressortissant bulgare a le droit de quitter le pays avec une carte d’identité et d’y retourner avec celle-ci par les frontières internes de la République de Bulgarie avec les États membres de l’Union européenne ainsi que, le cas échéant, par celles prévues par des traités internationaux».

8.        Le paragraphe 3 dudit article poursuit en précisant que «[l]e droit visé au paragraphe 2 n’est pas limité sauf si la loi prévoit le contraire dans un but de protection de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé des citoyens ou des droits et libertés des autres citoyens».

9.        Aux termes de l’article 75, paragraphe 5, du ZBLD, il n’est pas permis de quitter le pays «aux personnes à l’égard desquelles il a été demandé le placement sous l’interdiction prévue à l’article 182, paragraphe 2, point 2), sous a) et à l’article 221, paragraphe 6, point 1, sous a) et b), du [code de procédure fiscale et des assurances sociales]».

2.      Le code de procédure fiscale et des assurances sociales

10.      L’article 182, paragraphe 2, point 2, sous a), du code de procédure fiscale et des assurances sociales (Danachno-osiguritelen protsesualen kodeks, ci-après le «DOPK») (4) prévoit que, «conjointement avec la lettre de mise en demeure prévue au paragraphe 1 ou à la suite de cette dernière, l’autorité visée au paragraphe 1 peut, lorsque le montant de la dette excède [5 000 BGN] et en l’absence de garantie d’un montant égal au principal majoré des intérêts (par ‘garantie’ il faut entendre une ‘provision’ ou une ‘caution’couvrant/garantissant le principal et les intérêts), demander aux autorités du ministère de l’Intérieur de ne pas autoriser le débiteur ou les membres de ses organes de contrôle ou de gestion à quitter le pays, mais aussi de leur retirer ou de ne pas leur délivrer de passeport ou autre document analogue permettant le franchissement des frontières nationales».

11.      L’article 182, paragraphe 4, du DOPK précise que «[l]es mesures visées au paragraphe 2 peuvent, selon l’appréciation de l’autorité compétente, être prises simultanément ou séparément compte tenu du montant de la dette ou du comportement du débiteur jusqu’à l’extinction définitive de celle-ci».

12.      L’article 221, paragraphe 6, du DOPK énonce que, «[d]ans les cas où les mesures visées au paragraphe 2, point 2, ou au paragraphe 4 de l’article 182 ne sont pas arrêtées par l’autorité compétente, l’agent public d’exécution peut, si le montant de la dette excède [5 000 BGN] et en l’absence de garantie d’un montant égal ou supérieur au principal majoré des intérêts:

1.      demander aux autorités du ministère de l’intérieur:

a)      d’interdire au débiteur ou aux membres de ses organes de contrôle de gestion de quitter le pays;

b)      de retirer ou de ne pas délivrer de passeport ou autre document analogue permettant le franchissement des frontières nationales».

13.      L’article 269 ter, point 4, du DOPK affirme qu’«aucune demande d’assistance mutuelle ne peut être formulée si le montant total de la créance ou des créances est inférieur à la contre-valeur de [1 500 euros] en BGN».

II – Le litige au principal et les questions préjudicielles

14.      De nationalité bulgare, le requérant au principal, M. Aladzhov, est l’un des trois gérants d’une société commerciale dont la dette fiscale à l’égard du Trésor public bulgare s’élève à plus de 5000 BGN. Il occupe, par ailleurs, les fonctions de directeur des ventes d’une autre société, fonctions qui l’amènent à se déplacer souvent à l’étranger.

15.      La dette fiscale en question semble avoir été contractée depuis le 10 octobre 1995, date de l’avis d’imposition relatif à la créance de l’État au titre de la taxe sur la valeur ajoutée et des droits de douane. Un ordre de recouvrement a été émis le 20 août 1999 avant qu’une mise en demeure ne soit effectuée le 10 avril 2000, notifiée le 26 septembre 2001. Une procédure d’exécution a été engagée en 2002, mais est restée sans succès. Le 17 juin 2010, les autorités fiscales bulgares indiquaient par lettre, dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, que la dette fiscale globale de la société commerciale s’élevait à 44 449 BGN, soit 7 721 BGN d’imposition initiale et 38 728 BGN d’intérêts. Elles indiquaient, en outre, que, dans le cadre de la procédure d’exécution forcée, les saisies effectuées sur les comptes bancaires de la société commerciale débitrice se sont révélées infructueuses, lesdits comptes n’étant pas approvisionnés. De même, faute d’avoir localisé les véhicules de la société, leur saisie n’a pu être réalisée.

16.      Par lettre en date du 30 juillet 2009, l’agent public exécuteur de l’Agence nationale des recettes fiscales a, conformément à ce qu’il lui est autorisé de faire par le droit national, demandé au Zamestnik director na Stolichna direktsia na vatreshnite raboti kam Ministerstvo na vatreshnite raboti (directeur adjoint de la direction des affaires intérieures de la capitale auprès du ministère de l’Intérieur) d’imposer au requérant au principal, en sa qualité de gérant de la société commerciale fiscalement débitrice, une mesure administrative portant interdiction de quitter le territoire bulgare jusqu’au paiement ou à la pleine garantie de la créance de l’État.

17.      Ainsi, le présent renvoi préjudiciel trouve-t-il son origine dans un recours en annulation introduit devant la juridiction de renvoi par M. Aladzhov à l’encontre de la décision litigieuse.

18.      Se trouvant confronté à une difficulté liée à l’interprétation du droit de l’Union, l’Administrativen Sad Sofia-grad a décidé de surseoir à statuer et, par décision de renvoi en date du 6 septembre 2010, de saisir la Cour, sur le fondement de l’article 267 TFUE, des questions préjudicielles suivantes:

«1)      L’interdiction de quitter le territoire d’un État membre de l’Union, faite à un ressortissant dudit État, en sa qualité de gérant d’une société commerciale, enregistrée selon le droit dudit État membre, en raison d’une dette impayée de cette société à l’égard de l’administration publique, relève-t-elle du motif tiré de la protection de l’’ordre public’, au sens de l’article 27, paragraphe 1, de la directive 2004/38 […], dans les circonstances de l’affaire au principal et en présence, en même temps, des conditions suivantes:

–       la Constitution de l’État membre en question ne prévoit pas la limitation de la liberté de circulation d’une personne physique dans le but de protéger l’’ordre public’;

–       le motif tiré de l’’ordre public’ comme fondement de l’interdiction précitée est prévue par une loi nationale adoptée en vue de transposer une autre disposition du droit de l’Union […];

–       le motif tiré de l’’ordre public’, au sens de la disposition précitée de la directive, comprend également le motif tiré de la ‘protection des droits des autres citoyens’, dès lors qu’une mesure est adoptée en vue d’assurer les recettes budgétaires de l’État membre moyennant le recouvrement de la créance publique?

2)      Découle-t-il des limitations et des conditions d’exercice de la liberté de circulation des citoyens de l’Union […] et des mesures adoptées pour leur mise en œuvre conformément au droit de l’Union […], dans les circonstances de l’affaire au principal, la licéité d’une législation nationale qui prévoit l’adoption, par un État membre, de la mesure administrative coercitive d’’interdiction de quitter le pays’ à l’encontre de l’un de ses ressortissants, en sa qualité de gérant d’une société commerciale, enregistrée selon le droit dudit État membre, en raison d’une dette impayée de cette société à l’égard de l’administration publique de ce même État, dette qualifiée, selon le droit de ce pays, comme [étant d’]un montant ‘significatif’, alors que le recouvrement de cette créance publique peut être opéré en appliquant la procédure d’assistance mutuelle entre États membres, prévue par la directive [2008/55/CE] ainsi que par le règlement [(CE) n° 1179/2008]?

3)      Le principe de proportionnalité et [les conditions de limitation de l’exercice] de la liberté de circulation des citoyens de l’Union […], ainsi que les mesures adoptées pour leur mise en œuvre conformément au droit de l’Union […], et notamment les critères visés à l’article 27, paragraphes 1 et 2, de la directive 2004/38 […], dans les circonstances de l’affaire au principal, doivent-ils être interprétés dans le sens qu’ils admettent, en présence d’une dette d’une société commerciale, enregistrée selon le droit d’un État membre, à l’égard de l’administration publique, qualifiée de ‘dette d’un montant significatif’ par le droit de cet État, que soit prévue l’interdiction de quitter l’État membre en question faite à une personne physique, gérant de la société débitrice, en présence, en même temps, des conditions suivantes:

–       l’existence de la ‘dette d’un montant significatif’ à l’égard de l’État est considérée comme une menace véritable, réelle et suffisamment sérieuse, visant l’intérêt supérieur de la société, au regard de laquelle le législateur a estimé devoir introduire la mesure spécifique d’’interdiction de quitter le pays’;

–       il n’est pas prévu l’appréciation des circonstances liées au comportement personnel du gérant et la violation de ses droits fondamentaux, tels que son droit d’exercer une activité professionnelle, dans une autre relation de travail comportant des voyages à l’étranger;

–       il n’est pas tenu compte des conséquences pour l’activité commerciale de la société débitrice, et [d]es possibilités de payer la dette à l’égard de l’État après la décision d’interdiction;

–       l’interdiction est infligée à la suite d’une demande qui a un caractère impératif, dans la mesure où elle atteste l’existence d’une dette d’un ‘montant significatif’ d’une société commerciale déterminée à l’égard de l’État, laquelle dette n’est pas garantie au titre de la somme principale et des intérêts, ainsi que la qualité de dirigeant de ladite société commerciale de la personne à l’encontre de laquelle il est demandé de prendre la mesure d’interdiction;

–       l’interdiction est infligée jusqu’au paiement intégral ou à la pleine garantie de la créance de l’État, sans qu’il soit prévu que le destinataire de la mesure d’interdiction puisse demander sa révision à l’autorité dont elle émane et que le délai de prescription prévu pour le remboursement de la dette n’est pas pris en considération?»

III – La procédure devant la Cour

19.      Seuls le requérant au principal et la Commission européenne ont transmis leurs observations écrites à la Cour.

IV – Analyse juridique

A –    Remarques préalables

20.      De manière liminaire, il y a lieu de rappeler que la Cour a déjà été amenée à interpréter l’article 27 de la directive 2004/38 à l’occasion de l’arrêt Jipa (5). Dans cette affaire, le requérant au principal avait fait l’objet d’une mesure d’interdiction de sortie du territoire national adoptée par les autorités de son État membre d’origine en raison du fait qu’il s’était trouvé en situation irrégulière sur le territoire d’un autre État membre, ce qui avait conduit à son rapatriement dans son État d’origine. Bien que l’arrêt Jipa, précité, ne soit pas suffisant, à lui seul, pour répondre aux questions préjudicielles posées dans le cadre du présent renvoi, force est de constater que la Cour a pris, dans ce contexte, un certain nombre de positions dont le rappel s’avère fort utile avant d’entamer l’analyse de notre affaire.

21.      Dans cet arrêt, la Cour a réaffirmé que le statut de citoyen de l’Union conféré aux ressortissants des États membres en vertu du droit de l’Union leur permet de bénéficier du droit à la libre circulation, lequel inclut nécessairement le droit de quitter le territoire de leur État d’origine (6), ce qui ressort par ailleurs explicitement de l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2004/38 (7). Dès lors, la situation d’un citoyen de l’Union qui se voit empêché, par une mesure nationale, de quitter le territoire de son État d’origine relève bien, per se, du droit à la libre circulation et de libre séjour des citoyens de l’Union dans les États membres (8). Cependant, la Cour a immédiatement reconnu que «le droit à la libre circulation des citoyens de l’Union n’est pas inconditionnel, mais peut être assorti des limitations et des conditions prévues par le traité ainsi que par les dispositions prises pour son application» (9). Ces limitations et conditions découlent de la directive 2004/38 et plus précisément de son article 27, paragraphe 1, lequel «permet aux États membres de restreindre la liberté de circulation des citoyens de l’Union […] pour des raisons, notamment, d’ordre public ou de sécurité publique» (10). Compte tenu du parallèle que la Cour a établi entre le droit d’entrée et le droit de sortie, il y a évidemment lieu de considérer que l’article 27, paragraphe 1, de la directive 2004/38 est le fondement sur lequel les États membres sont habilités à restreindre, sous conditions, la liberté des citoyens de l’Union de sortir de leurs territoires nationaux.

22.      Toujours à l’occasion de l’arrêt Jipa, précité, la Cour a rappelé que, «si, pour l’essentiel, les États membres restent libres de déterminer, conformément à leurs besoins nationaux pouvant varier d’un État membre à l’autre et d’une époque à l’autre, les exigences de l’ordre public et de la sécurité publique, il n’en demeure pas moins que, dans le contexte communautaire, et notamment en tant que justification d’une dérogation au principe fondamental de la libre circulation des personnes, ces exigences doivent être entendues strictement, de sorte que leur portée ne saurait être déterminée unilatéralement par chacun des États membres sans contrôle des institutions de [l’Union]» (11).

23.      Rappelant les termes mêmes de l’article 27 de la directive 2004/38, la Cour a poursuivi en précisant que, aux termes de sa jurisprudence, «la notion d’ordre public suppose, en tout état de cause, l’existence, en dehors du trouble pour l’ordre social que constitue toute infraction à la loi, d’une menace réelle, actuelle et suffisamment grave, affectant un intérêt fondamental de la société» (12). En outre, eu égard à l’interprétation stricte qui doit être donnée à toute dérogation à la liberté de circulation, une restriction à ladite liberté ne sera tolérée que si elle est fondée «exclusivement sur le comportement personnel de l’individu concerné, des justifications non directement liées au cas individuel en cause ou tenant à des raisons de prévention générale ne pouvant être retenues» (13) de sorte qu’«une mesure limitant l’exercice du droit à la libre circulation doit être prise à la lumière de considérations propres à la protection de l’ordre public […] de l’État membre qui adopte cette mesure» (14).

24.      À la lumière des principes ainsi dégagés par la Cour, il y a maintenant lieu d’apprécier la situation à l’origine du présent renvoi préjudiciel.

25.      Le fait de savoir si M. Aladzhov a fait préalablement usage de sa liberté de circulation ne ressort pas clairement du dossier, même si l’on peut raisonnablement penser que l’activité qu’il exerce au titre de directeur des ventes d’une société qui, selon ses dires, l’amène en principe à voyager à l’étranger, l’a déjà conduit à en user. En tout état de cause, dans le cas du droit de sortie tel que garanti par le droit de l’Union, l’exercice préalable de la liberté de circulation ne saurait être déterminant pour deux raisons majeures. D’une part, l’article 4, paragraphe 1, de la directive 2004/38 garantit ce droit de sortie sans exiger l’exercice préalable de la liberté de circulation (15). D’autre part, la logique impose de considérer que la liberté de circulation serait absurdement vidée de sa substance si les citoyens de l’Union ne pouvaient se prévaloir d’un droit de sortie de leur État d’origine qu’à la condition préalable qu’ils aient déjà quitté, puis réintégré, le territoire dudit État. Alors que le cas de figure dans l’arrêt Jipa, précité, était précisément celui-ci (16), et compte tenu des remarques qui précèdent, je suggère que les affirmations contenues dans ledit arrêt soient étendues à la situation d’un citoyen qui ne se serait pas encore déplacé au sein de l’Union. Cette appréciation est, par ailleurs, confirmée par l’article 3 de la directive 2004/38 qui prévoit que cette dernière «s’applique à tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité». La situation de M. Aladzhov relève ainsi indéniablement du droit de libre circulation et de libre séjour des citoyens de l’Union dans les États membres tel que garanti par la directive 2004/38.

26.      Le problème essentiel soulevé par cette affaire est donc ailleurs. La Cour est ici appelée à déterminer si la liberté de circulation des citoyens de l’Union peut être limitée, en toute conformité avec la directive 2004/38, pour des raisons tenant au recouvrement de créances publiques prenant, en l’espèce, la forme de dettes fiscales. Autrement dit, la question est de savoir si et dans quelle mesure un État membre peut exciper de l’ordre public en vue de justifier une mesure d’interdiction de sortie du territoire national imposée à un de ses ressortissants au motif que ce dernier est débiteur d’une dette jugée d’un montant significatif à l’égard du Trésor public. Pour apprécier si une telle mesure est conforme aux prescriptions de l’article 27 de la directive 2004/38, le raisonnement à suivre comporte deux étapes, à mon sens bien distinctes. D’abord, il faut déterminer si le motif de justification est susceptible de relever de ceux mentionnés par l’article 27, paragraphe 1, de la directive 2004/38; ensuite, il s’agira de vérifier le caractère proportionné de ladite mesure en appliquant les critères mentionnés par l’article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38, vérification qui sera menée dans le cadre de l’analyse des deuxième et troisième questions préjudicielles qu’il y aura lieu d’examiner ensemble.

B –    Sur la première question

27.      Avant d’entrer dans le détail de l’analyse de cette première étape, il me faut constater que le gouvernement bulgare n’a pas souhaité intervenir dans la présente procédure préjudicielle. La Cour est ainsi privée de l’éclairage spécifique que ledit gouvernement aurait pu apporter quant aux objectifs poursuivis par sa propre législation qui est en cause au principal; compte tenu de l’état du dossier, cette circonstance me pousse à considérer qu’il serait périlleux pour la Cour de porter une appréciation définitive quant auxdits objectifs qui ne serait basée que sur des suppositions, l’appréciation finale devant être, dans une très large mesure, laissée à la juridiction de renvoi.

28.      Par ailleurs, je note que la juridiction de renvoi fait état, dans la demande de décision préjudicielle comme dans le texte même de la première question, d’une divergence entre la Constitution bulgare – qui ne prévoit pas un motif de justification tiré de l’ordre public – et la loi nationale en vertu de laquelle la décision litigieuse a été imposée au requérant au principal qui, elle, prévoit un tel motif. Je remarque cependant que la mesure infligée à M. Aladzhov a été adoptée sur le fondement des dispositions combinées du ZBLD et du DOPK. La question de savoir si la non-introduction dans le libellé de l’article pertinent de la Constitution bulgare d’une référence à l’ordre public relève de la volonté consciente du pouvoir constituant de limiter davantage que ne le fait la directive elle-même le champ des restrictions à la liberté de circulation relève d’un débat qui doit être tranché par les autorités politiques et/ou juridictionnelles bulgares et qui échappe donc, en conséquence, à la compétence de la Cour, tout comme celle de la conformité de la loi aux prescriptions constitutionnelles bulgares. C’est la raison pour laquelle, pour les développements qui vont suivre, je m’attacherai à déterminer seulement si l’interdiction de quitter le territoire d’un État membre de l’Union, faite à un ressortissant dudit État, en sa qualité de gérant d’une société commerciale enregistrée selon le droit dudit État membre, en raison d’une dette impayée de cette société à l’égard de l’administration publique peut relever, en principe, du motif tiré de la protection de l’ordre public au sens de l’article 27, paragraphe 1, de la directive 2004/38 et reproduit dans la législation nationale qui a servi de fondement à ladite interdiction.

29.      Cela étant précisé, venons-en maintenant au cœur de cette première question.

30.      Je commencerai en relativisant, dans le cadre de notre affaire, l’incidence de l’arrêt Riener/Bulgarie rendu par la Cour européenne des droits de l’homme (17). Dans cet arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme\ était amenée à se prononcer sur la compatibilité avec l’article 2 du protocole n° 4 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la «CEDH») (18) d’une mesure d’interdiction de sortie du territoire bulgare adoptée à l’encontre d’une ressortissante austro-bulgare en raison du fait qu’elle était débitrice d’une dette publique d’un montant très important (19). La Cour européenne des droits de l’homme a alors jugé que le but recherché par la législation bulgare était de garantir le paiement de l’impôt (20) et que la mesure adoptée poursuivait donc l’objectif de maintenir l’ordre public et les droits et libertés d’autrui au sens de la CEDH (21). Si la Cour européenne des droits de l’homme a pu en juger ainsi, c’est parce que le droit de la CEDH et de ses protocoles admet que l’ordre public puisse être invoqué y compris à des fins économiques (22) et ne prévoit donc pas une restriction similaire à celle contenue par l’article 27, paragraphe 1, in fine, de la directive 2004/38. L’ordre juridique de l’Union tolère ainsi dans des cas bien plus limités les atteintes à la libre circulation des citoyens de l’Union et offre un niveau de protection plus élevé que celui offert par le système de la CEDH.

31.      L’article 27 de la directive 2004/38 exige des motivations qui sous-tendent l’invocation de l’ordre public qu’elles visent à préserver «un intérêt fondamental de la société» (23) tout en excluant une telle invocation «à des fins économiques» (24). Le problème est alors ici de savoir quel est l’objectif effectivement poursuivi par la législation nationale. À cet égard, les seules indications disponibles ont été fournies par la juridiction de renvoi qui a fait observer, sans donner davantage de précisions, que la République de Bulgarie «adopte des mesures pour faire payer des dettes à l’égard de l’administration publique dans le but d’assurer les recettes budgétaires, du moment que le fait de s’assurer ces moyens est une question d’intérêt général» (25). Le libellé de la question préjudicielle se borne à rappeler que la mesure est adoptée en vue d’assurer les recettes budgétaires de l’État membre, mais mentionne également que le recouvrement des créances publiques poursuit, en droit national, l’objectif de «protection des droits des autres citoyens». L’existence de la dette fiscale de la société débitrice est, par ailleurs, présentée comme une menace «visant l’intérêt supérieur de la société», sans toutefois le déterminer.

32.      Face à un tel cas de figure, deux interprétations sont possibles.

33.      Soit l’on peut considérer que le recouvrement des dettes fiscales n’a pas d’autre effet que celui de contraindre un débiteur au respect de sa dette. C’est alors une conception qui tend à assimiler l’État à n’importe quel opérateur économique qui chercherait à recouvrer une dette à son égard qui serait retenue. L’État poursuivrait essentiellement, si ce n’est exclusivement, un but économique. Si le seul objectif poursuivi est celui d’assurer les recettes de l’État, une justification tirée de l’ordre public sur le fondement de l’article 27, paragraphe 1, de la directive 2004/38 ne serait alors clairement pas permise (26).

34.      Soit, l’on peut envisager le problème différemment, eu égard à la nature tout à fait particulière du créancier, en l’occurrence, et à la destination de l’impôt. Il n’est pas possible d’exclure que des considérations autres qu’économiques sous-tendent la législation bulgare car, en s’acquittant de ses dettes fiscales, tout contribuable prend conscience de son appartenance à une collectivité à l’égard de laquelle il témoigne ainsi sa solidarité. Certes, le paiement de l’impôt sert essentiellement au financement d’un certain nombre d’activités régaliennes ou d’infrastructures, et si l’on devait s’en tenir là, il serait aisé de conclure que le paiement de l’impôt poursuit une finalité économique. Un telle attitude me paraît néanmoins réductrice car il ne s’agit pas du financement de n’importe quelles activités ou de n’importe quelles infrastructures. Au-delà du recouvrement de l’impôt, c’est à la fois la pérennité des fonctions essentielles de l’État qui est en jeu – ou, à tout le moins, peut l’être – en même temps que les fondements de la solidarité sociale et du vouloir-vivre ensemble de la communauté considérée. Peut-être est-ce dans ce sens qu’il faut interpréter l’idée exprimée par la juridiction de renvoi selon laquelle l’objectif poursuivi par la mesure en cause au principal est également celui de la «protection des droits des autres citoyens». En tout état de cause, l’idée – somme toute courante – selon laquelle la fonction de l’impôt est de procurer des ressources à l’État en vue de leur redistribution pour assurer un minimum de cohésion sociale me semble très éloignée d’une logique purement économique qui se caractérise par la recherche du profit personnel à tout prix.

35.      Dès lors et à mon sens, les intérêts collectifs fondamentaux défendus lorsqu’il s’agit pour l’État de lever l’impôt ou de le recouvrer ne peuvent être réduits systématiquement et automatiquement à leur seule dimension économique, la Cour ayant par ailleurs admis que le fait qu’une réglementation soit de nature à permettre d’atteindre, à côté des objectifs relevant d’un motif dérogatoire, d’autres objectifs de nature économique éventuellement poursuivis, n’excluait pas pour autant l’invocation dudit motif dérogatoire (27) .

36.      Il appartient, dans tous les cas, à l’État membre dont la législation ou la réglementation est en cause d’expliciter et d’expliquer de manière particulièrement circonstanciée les raisons pour lesquelles il considère que le non-recouvrement de dettes fiscales mettrait effectivement en péril son ordre public. À cet égard, sans être opposé à la reconnaissance d’un lien possible entre le recouvrement de dettes fiscales et le maintien de l’ordre public, je pense néanmoins que l’invocation de l’ordre public n’est possible que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles exigeant une démonstration particulièrement précise et une mise en exergue, de la part de l’État membre concerné, des raisons pour lesquelles ce dernier estime son ordre public menacé par le non-recouvrement d’une dette fiscale, et cela d’autant plus que le montant de la dette à partir duquel une mesure dérogeant à la libre circulation peut être adoptée, bien que considéré comme étant significatif en droit interne, ne m’apparaît pas, de prime abord, de nature à remettre en cause les intérêts fondamentaux que je viens d’évoquer.

37.      Deux séries d’enseignements peuvent donc être tirées des propos qui précèdent. D’une part, il n’est à mon avis pas possible d’exclure a priori et en toute circonstance l’hypothèse selon laquelle le recouvrement des dettes fiscales peut, sous certaines conditions, relever de la dérogation liée à l’ordre public. D’autre part, statuer sur la question de savoir si l’ordre public peut être invoqué dans l’affaire au principal comme justification à une mesure dérogeant à la libre circulation des citoyens de l’Union exigera du juge de renvoi qu’il s’interroge sur la philosophie générale de son système fiscal national ainsi que sur le contexte particulier dans lequel est intervenue la mesure litigieuse. Enfin, je me permets de rappeler que l’appréciation de la compatibilité de la mesure en cause au principal avec le droit de l’Union ne s’arrête pas à la détermination du motif de justification invoqué, ladite mesure devant en outre répondre aux autres critères fixés par l’article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38, ce qui fera précisément l’objet d’une analyse dans le cadre du traitement des deuxième et troisième questions.

38.      Dans ces conditions et eu égard aux carences du dossier, je suggère de répondre à la première question posée par la juridiction de renvoi en ce sens qu’une mesure prononçant une interdiction de sortie du territoire d’un État membre de l’Union à l’égard d’un ressortissant dudit État, en sa qualité de gérant d’une société commerciale, enregistrée selon le droit de cet État membre, en raison d’une dette impayée de cette société à l’égard de l’administration publique, peut, en principe, relever du motif dérogatoire tiré de l’ordre public au sens de l’article 27, paragraphe 1, de la directive 2004/38 à condition que le recouvrement de ladite dette poursuive des intérêts supérieurs autres qu’économiques et effectivement mis en péril par l’absence de recouvrement, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier en déterminant les motifs sous-tendant la législation nationale sur le fondement de laquelle repose ladite mesure ainsi que les circonstances particulières qui ont entouré l’adoption de cette dernière.

C –    Sur les deuxième et troisième questions

39.      Par ses deuxième et troisième questions qu’il y a lieu de considérer ensemble, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur le fait de savoir si la mesure d’interdiction de sortie du territoire infligée au requérant au principal satisfait aux conditions prévues à l’article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38. Aux termes de ce paragraphe, il ne suffit pas que l’objectif poursuivi par une mesure restreignant la liberté de circulation d’un citoyen de l’Union relève des motifs de justification tels que définis par l’article 27, paragraphe 1, de la directive 2004/38. Une telle mesure doit encore respecter le test de proportionnalité, être fondée sur le comportement personnel de l’individu concerné, comportement qui doit représenter une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour l’intérêt fondamental de la société que la mesure entend ainsi préserver.

40.      Quant au respect du principe de proportionnalité par la mesure en cause au principal et à propos duquel la Cour est explicitement invitée à prendre position par la juridiction de renvoi, il faut s’assurer, selon la jurisprudence constante de la Cour, qu’une limitation apportée au droit de sortie par une mesure nationale est propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (28). Autrement dit, pour satisfaire aux conditions énoncées à l’article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38, la mesure dont le requérant au principal a fait l’objet doit se révéler appropriée et nécessaire pour atteindre le but recherché (29). En outre, le caractère cohérent et systématique de la réglementation qui sert de fondement à la mesure restrictive doit également être pris en compte en vue de l’appréciation de son caractère proportionné (30).

41.      On relèvera donc que la mesure en question n’a été infligée qu’au requérant au principal en sa qualité de gérant de la société débitrice, alors que cette même société compte au total trois gérants qui, selon les dires combinés de la juridiction de renvoi et du requérant au principal, ont les mêmes pouvoirs pour représenter la société «conjointement et solidairement». Toujours selon la juridiction de renvoi, l’infliction de la mesure litigieuse précisément à M. Aladzhov est «subjective et dénuée de critères concrets». En outre, le fait de priver le requérant au principal de son droit de sortie, alors que les revenus qu’il pourrait tirer de son activité professionnelle dépendent précisément de l’exercice d’un tel droit, apparaît, d’une certaine manière, en contradiction avec l’objectif même du recouvrement des dettes fiscales. Dans ces conditions, il est au moins permis de douter du caractère systématique et cohérent de la législation nationale.

42.      Comme je l’ai déjà relevé, il est également nécessaire de s’interroger sur le caractère effectivement significatif de la dette à recouvrer. À cet égard, je rappelle que le seuil à partir duquel le droit bulgare autorise les autorités fiscales à requérir des autorités du ministère de l’Intérieur qu’elles adoptent une mesure portant interdiction de sortie du territoire est de 5 000 BGN, soit à peu près l’équivalent de 2 500 euros. Or, là encore, je doute que toutes les dettes d’un tel montant contractées à l’égard de l’État soient véritablement de nature à mettre en péril les intérêts fondamentaux autres qu’économiques que j’ai évoqués dans le cadre de la première question, sauf situation tout à fait exceptionnelle que la juridiction de renvoi devrait, ici encore, apprécier de manière particulièrement circonstanciée.

43.      Enfin, il peut être difficilement soutenu qu’il n’existe pas de mesures alternatives présentant un même degré d’efficacité tout en étant moins attentatoires à la liberté de circulation. La mesure infligée au requérant au principal n’est pas limitée dans la durée et ne semble pas pouvoir faire l’objet d’un réexamen tant que la dette n’a pas été recouvrée ou que des garanties équivalentes à son montant n’ont pas été fournies. Les possibilités tant de réexamen de la décision que de recours à son encontre apparaissent, selon les dires de la juridiction de renvoi, relativement limitées, voire inexistantes. En outre, toute atteinte à la liberté de circulation entraîne avec elle une atteinte potentielle à une série de droits fondamentaux dont la jouissance est conditionnée par la liberté d’aller et venir. C’est donc une mesure particulièrement contraignante qui est venue frapper le requérant au principal, pour une efficacité somme toute relative si elle a pour effet, comme cela semble être le cas pour M. Aladzhov, de l’empêcher d’exercer son activité professionnelle. Ce dernier fait remarquer, à juste titre, qu’une saisie sur salaire pourrait être envisagée. En outre, il faut également tenir compte de tous les moyens d’action alternatifs qu’offre le droit de l’Union. À ce titre, il doit évidemment être tenu compte, comme la juridiction de renvoi l’a mentionné à juste titre, de la possibilité de mettre en œuvre la procédure d’assistance mutuelle en matière de recouvrement des créances relatives, notamment, à la taxe sur la valeur ajoutée et aux droits de douane (31) – taxe et droits qui constituent précisément l’origine de la dette contractée par la société débitrice dont M. Aladzhov est l’un des gérants. Cette procédure garantit ainsi à l’État bulgare que, même dans l’hypothèse où M. Aladzhov ferait usage de son droit de sortie pour s’installer durablement sur le territoire d’un autre État membre, il ne pourrait, nonobstant ce changement, se soustraire à ses obligations fiscales nées à l’égard du Trésor public bulgare.

44.      Eu égard à l’ensemble de ces considérations, il y a, à mon sens, lieu de conclure à une ingérence disproportionnée dans l’exercice du droit de sortie de l’intéressé. Il est donc d’ores et déjà permis de penser que, à supposer que l’ordre public soit invocable en tant que motif de justification d’une mesure dérogeant à la libre circulation d’un citoyen de l’Union telle qu’organisée par la directive 2004/38, l’article 27, paragraphe 2, de ladite directive s’oppose à une telle mesure sur le seul fondement d’une violation du principe de proportionnalité.

45.      En outre et si, en dépit de cette conclusion, la Cour décide de poursuivre l’examen des critères posés par l’article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38, force est également de constater que la mesure litigieuse n’est pas fondée sur le comportement strictement personnel du requérant au principal ni n’a été adoptée en considération du fait qu’il constitue une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la société bulgare. En effet, il ressort de l’état du droit national que, à partir du moment où il est demandé par l’agent public exécuteur aux autorités compétentes du ministère de l’Intérieur d’infliger une mesure d’interdiction de sortie du territoire, ces dernières sont tenues de le faire. Il s’agit ici d’un cas de compétence liée. Or, il suffit à l’agent public exécuteur de faire état, dans sa demande, de l’existence d’une dette fiscale supérieure à 5 000 BGN, de l’engagement de la procédure en exécution, de l’identification de la société débitrice et du gérant destinataire de la décision d’interdiction de sortie. Ce n’est donc pas le comportement personnel de M. Aladzhov qui a fondé la demande de l’agent public exécuteur. Ce dernier n’a donc pas établi qu’il constituait une menace réelle, actuelle et suffisamment grave. Il ne serait pas possible non plus de soutenir que c’est le seul fait d’être débiteur d’une dette fiscale supérieure à 5 000 BGN qui constitue une telle menace, l’article 27, paragraphe 2, second alinéa, de la directive 2004/38 prescrivant de manière tout à fait claire que c’est le comportement personnel, et non un état de fait, qui doit constituer cette menace. Il ressort, en outre, du dossier que la décision litigieuse est dépourvue de toute référence à des éléments subjectifs et actuels tirés du comportement personnel de l’intéressé (comme, par exemple, une situation de récidive de fraude de grande envergure ou l’organisation frauduleuse de son insolvabilité) éventuellement susceptible de justifier que lui seul en fasse l’objet.

46.      Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que l’article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38 s’oppose à une législation nationale qui prévoit l’adoption, par un État membre, d’une mesure administrative coercitive d’’interdiction de quitter le pays’ à l’encontre de l’un de ses ressortissants, en sa qualité de gérant d’une société commerciale, enregistrée selon le droit dudit État membre, en raison d’une dette impayée de cette société à l’égard de l’administration publique de ce même État alors qu’il appert du dossier que, d’une part, la décision se révèle contraire au principe de proportionnalité et que, d’autre part, ladite mesure ne repose pas sur une appréciation du comportement personnel de l’intéressé comme constituant une menace réelle, actuelle et suffisamment grave.

V –    Conclusion

47.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par l’Administrativen sad Sofia-grad:

«1)       Une mesure prononçant une interdiction de sortie du territoire d’un État membre de l’Union à l’égard d’un ressortissant dudit État, en sa qualité de gérant d’une société commerciale, enregistrée selon le droit de cet État membre, en raison d’une dette impayée de cette société à l’égard de l’administration publique peut, en principe, relever du motif dérogatoire tiré de l’ordre public au sens de l’article 27, paragraphe 1, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, à condition que le recouvrement de ladite dette poursuive des intérêts supérieurs autres qu’économiques effectivement mis en péril par l’absence de recouvrement, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier en déterminant les motifs sous-tendant la législation nationale sur le fondement de laquelle repose ladite mesure ainsi que les circonstances particulières qui ont entouré l’adoption de cette dernière.

2)       L’article 27, paragraphe 2, de la directive 2004/38 s’oppose à une législation nationale qui prévoit l’adoption, par un État membre, d’une mesure administrative coercitive d’’interdiction de quitter le pays’ à l’encontre de l’un de ses ressortissants, en sa qualité de gérant d’une société commerciale, enregistrée selon le droit dudit État membre, en raison d’une dette impayée de cette société à l’égard de l’administration publique de ce même État et considérée en droit national comme étant d’un montant significatif alors qu’il appert du dossier que, d’une part, la décision se révèle contraire au principe de proportionnalité et que, d’autre part, ladite mesure ne repose pas sur une appréciation du comportement personnel de l’intéressé comme constituant une menace réelle, actuelle et suffisamment grave.»


1 – Langue originale: le français.


2 – JO L 158, p. 77.


3 – DV n° 93, du 11 août 1998, modifiée par le DV n° 105, du 22 décembre 2006.


4 – DV n° 105, du 29 décembre 2005, modifié par le DV n° 15, du 23 février 2010.


5 – Arrêt du 10 juillet 2008 (C-33/07, Rec. p. I-5157).


6 – Ibidem, points 17 et 18 ainsi que jurisprudence citée.


7 – Ibidem, point 19.


8 – Ibidem, point 20.


9 – Ibidem, point 21 et jurisprudence citée.


10 – Ibidem, point 22.


11 – Ibidem, point 23 et jurisprudence citée.


12 – Idem.


13 – Ibidem, point 24.


14 – Ibidem, point 25.


15 – L’article 4, paragraphe 2, de la directive 2004/38 va dans le même sens en ce qu’il impose aux États membres l’obligation initiale de délivrer ou renouveler, conformément à leurs législations nationales, les documents d’identité à leurs citoyens. Cette délivrance ou ce renouvellement constituent précisément la condition idoine pour que le droit de sortie puisse être exercé.


16 – Voir point 20 des présentes conclusions.


17 – Cour eur. D. H., arrêt Riener/Bulgarie du 23 août 2006, requête n° 46343/99.


18 – Ledit article consacre la liberté de circulation (article 2, paragraphes 1 et 2) et les conditions dans lesquelles elle peut être restreinte (article 2, paragraphes 3 et 4) au sens de la CEDH. Le paragraphe 3 prévoit notamment que la liberté de circulation peut être restreinte dans le but de maintenir l’ordre public.


19 – Bien que le montant exact n’ait pas pu être établi avec certitude au cours de la procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme (voir arrêt Riener/Bulgarie, § 118), il était tout de même question d’une dette avoisinant le million de dollars américains (voir arrêt Riener/Bulgarie, précité, § 113).


20 – Voir arrêt de la Cour Eur. D. H., Riener/Bulgarie, précité (§ 114).


21 – Ibidem (§ 116).


22 – Certains articles font même une référence explicite au bien-être économique des États, susceptible de justifier des mesures restrictives des droits et libertés consacrés par la CEDH: voir, pour un exemple, article 8, paragraphe 2, de la CEDH.


23 – Article 27, paragraphe 2, premier alinéa, de la directive 2004/38.


24 – Article 27, paragraphe 1, dernière phrase, de la directive 2004/38.


25 – Voir point 1.4 de la demande de décision préjudicielle. Italique ajouté par mes soins.


26 – La Cour a, en effet, déjà jugé que des objectifs de nature économique tels que celui d’assurer à une fondation publique nationale l’intégralité des recettes provenant de messages publicitaires ne peuvent constituer des raisons d’ordre public au sens du traité: voir arrêt du 26 avril 1988, Bond van Adverteerders e.a. (352/85, Rec. p. 2085, point 34). Mutatis mutandis, une telle solution serait évidemment transposable dans notre affaire.


27 – Voir arrêt du 10 juillet 1984, Campus Oil e.a. (72/83, Rec. p. 2727). Dans cet arrêt, après avoir constaté l’existence d’une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative concernant, en l’occurrence, des produits pétroliers, la Cour a jugé que ces derniers, compte tenu de «leur importance exceptionnelle comme source d’énergie dans l’économie», étaient «fondamentaux pour l’existence d’un État dès que le fonctionnement non seulement de son économie mais surtout de ses institutions et de ses services publics essentiels et même la survie de sa population en [dépendaient]» (ibidem, point 34). Le but d’assurer, en tout temps, un approvisionnement minimal en produits pétroliers dépassait alors des considérations de nature purement économique, lesquelles ne pouvaient d’ailleurs être utilement invoquées, et pouvait constituer un objectif couvert par la notion de sécurité publique (ibidem, point 35). La Cour a donc ajouté que la réglementation adoptée à cette fin devait être justifiée par des circonstances objectives et que, une fois cette justification établie, le fait que la réglementation était de nature à permettre d’atteindre, à côté des objectifs relevant de la sécurité publique, d’autres objectifs de nature économique éventuellement poursuivis par l’État membre n’excluait pas l’invocation de la sécurité publique (ibidem, point 36). Bien que rendu dans un contexte très différent, cet arrêt est, mutatis mutandis, transposable à la libre circulation des citoyens de l’Union et au motif dérogatoire tiré de l’ordre public.


28 – Arrêt Jipa, précité (point 29).


29 – Arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, Rec. p. I‑7091, point 91).


30 – Voir arrêt du 6 novembre 2003, Gambelli e.a. (C‑243/01, Rec. p. I‑13031, point 67), et conclusions de l’avocat général Bot rendues dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 3 juin 2010, Sporting Exchange (C-203/08, non encore publié au Recueil, points 69 et suiv. des conclusions).


31 – Voir article 2, sous c), d) et e), de la directive 2008/55/CE du Conseil, du 26 mai 2008, concernant l’assistance mutuelle en matière de recouvrement des créances relatives à certaines cotisations, à certains droits, à certaines taxes et autres mesures (version codifiée) (JO L 150, p. 28). Voir également le règlement (CE) n° 1179/2008 de la Commission, du 28 novembre 2008, fixant les modalités pratiques nécessaires à l’application de certaines dispositions de la directive 2008/55 (JO L 319, p. 21).